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Full text of "Théatre de Tirso de Molina [pseud.]"

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t H.V \ 



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THEATRE 



TIRSO DE MOLINA 



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CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS 



THEATRE 
MICHEL CERVANTES 

TRADUIT POUR LA PREMIÈRE FOlfe 

PAR 

ALPHONSE ROYER 

UN VOLUME GRAND 1N-18 



Paris. — lmpr. de Pillet iils aîné, rue des Grands-Augustins, 5. 

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4 






THÉÂTRE .... 



DE 



TIRSO DE MOLINA 

TRADUIT POUR LA PREMIÈRE FOIS 

DE L'eSTAGNOL EN FRANÇAIS ' 



ALPHONSE ROYER 




PARIS 

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS 

RUE VIVJENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD tfES ITALIENS, lo 

A LA LIBRAIRIE NOUVELLE * 

I8ti3 
Tous droits réservés 



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I 






INTRODUCTION 



Lope de Vega, Calderon de la Barca et Tirso de Mo- 
lina sont les trois grands poètes dramatiques de l'Espa- 
gne. Quelques critiques veulent donner à Tirso le troi- 
sième rang, d'autres le second; mais chacun de ces 
poètes a son génie propre, et se recommande par des 
qualités si différentes que le parti le plus juste serait de 
ne chercher ni à les comparer ni à les classer. Toute- 
fois, les œuvres de Lope et de Calderon ont eu plus de 
retentissement dans notre pays que celles de Tirso, con- 
nues seulement de quelques lettrés, qui les ont pu lire 
dans le texte original. 

L'honneur que fît Molière à notre auteur, en lui em- 
pruntant le sujet de son Don Juan, a seul reflété chez 
nous quelques vagues rayons de célébrité sur le nom 
de cet esprit inventif; mais de ses ouvrages la France 
n'en connaît pas un, môme le fameux Séducteur de Se- 
ville, dont aucune traduction complète n'a été publiée, 
que je sache, ni au temps de Molière, ni depuis. 

i 



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î • INTRODUCTION. 

J'ai pensé que le public français, qui a bien voulu 
accueillir avec indulgence une traduction du théâtre 
de Michel Cervantes, serait curieux de connatlre aussi 
le théâtre du maestro Tirso de Molina. Le présent vo- 
lume contient cinq de ses comédies; s'il y avait lieu, il 
se compléterait plus tard par un second volume en ren- 
fermant un pareil nombre. 

. Disons d'abord ce qu'est le poète que nous présen- 
tons pour la première fois au lecteur, et disons aussi 
quelle est son œuvre. 

Tirso de Molina est le pseudonyme d'un ecclésias- 
tique dont le nom véritable était Gabriel Tellez. Mal- 
gré de nombreuses recherches, on n'a trouvé aucun 
document certain sur les événements de sa vie ; mais 
quelques indices, quelques fragments de préfaces ou 
de livres» et diverses dates, notamment celles de se» 
publications, permettent de le suivre dans les diffé- 
rentes phases de sa carrière. 

Tirso, ou plutôt Fray Gabriel Tellez, naquit à Ma- 
drid, ainsi qu'il le dit lui-même. Comme on sait qu'il 
prit l'habit à l'âge de quarante ans, vers l'année 1613, 
on en conclut qu'il dut naître vers 1570, c'est-à-dire 
sept ou huit ans après Lope de Vega. Il passa sa jeu- 
nesse à l'université d'Alcala de Henarès, qui était alors 
la docte ville par excellence, et qui donnait le pain de 
la science et des lettres à plus de dix mille étudiants. Il 
apprit la théologie et la philosophie dans ce fameux 
Colegio mayor de San Ildefonso, où les plus célèbres 
maîtres de l'Espagne se faisaient honneur de professer, 
et que les artistes du xvi e siècle s'étaient plu à illustrer 



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INTRODUCTION. S 

des œuvres de leur ciseau et de leur pinceau. Il ne 
reste aujourd'hui de toute cette grandeur universi- 
taire que quelques plafonds lambrissés, quelques do- 
rures fanées et le tombeau du fondateur, le cardinal 
François Ximenès de Cisneros, dont l'épi taphe un peu 
ambitieuse annonce aux passants que celui qui gtt sou9 
cette pierre étroite a porté le casque, le chapeau, le 
diadème et ta barrette alors que l'Espagne lui obéissait 
comme à son roi. 

Le vaste cadre rempli par les créations de Gabriel 
Tellez, la perfection inouïe à "laquelle il sut porter l'art 
de manier ta langue poétique, la profonde connaissance 
qu'il montre de l'humanité, prouvent qu'il profita des 
études sacrées et profanes auxquelles il se livra. 

Quand il eut acquis ses grades, il quitta ta plaine 
qu'arrose le Henarès, les collines qui l'ombragent et les 
tours de son enceinte de pierre pour prendre la route 
de Madrid, où il devait tenter la fortune du théâtre. 

Selon toute apparence, ce fut vers les premières an- 
nées du xvii» siècle qu'il dut arriver dans la royale 
ville du Manzanarès, et là commença pour lui cette vie 
de combats mêlée de triomphes et de déboires qui 
constituait alors, plus encore qu'aujourd'hui,, la car- 
rière de Fauteur dramatique. Je ne prends pas cette date 
au hasard, mais en me reportant à l'aveti de Tirso, qui 
affirme, en 1624, que ses comédies furent composées 
dans l'espaee de quatorze années. 

Le combat dut être vif et chaud, quoique nous igno- 
rions complètement la date de la représentation de ses 
pièces et le succès qu'elles purent obtenir à la scène. 



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4 INTRODUCTION. 

L'auteur, toutefois, avoue dans un volume mêlé de 
prose et de vers (los Cigarrales de Toledo), que l'un de 
ses ouvrages auquel il attachait le plus grand prix, 
le Timide à la cour (el Vergonzosù en pa/acio), fut fort ' 
maltraité par le public et par la critique. Il défend son 
ouvrage avec une mauvaise .humeur mal contenue, et 
il traite assez cavalièrement ses adversaires, qui ne 
sont à ses yeux que des frelons voulant dérober le miel 
des laborieuses abeilles. Les uns trouvaient la comédie 
trop longue, les autres malséante ; celui-ci prétend que 
le poëte mérite une correction pour avoir péché contre 
la vérité des annales portugaises; cet autre s'impa- 
tiente de le voir sortir des limites et des lois fixées par 
les premiers inventeurs de la comédie, et notamment 
de la fameuse unité de temps. A quoi l'auteur répond 
que si la comédie ne doit représenter que ce qui peut 
se passer moralement dans une journée de vingt- 
quatre heures, il est absurde que dans un si court es- 
pace de temps un homme s'éprenne d'une dame, la 
courtise et l'épouse. 

La critique, l'envie, les dégoûts, la misère, le décou- 
ragement ont-ils joué un rôle dans la résolution que 
prit Gabriel Tellez de se consacrer à la vie religieuse? 
Nul ne peut le dire, mais il est permis de le sup- 
poser. 

En 1613 nous le trouvons à Tolède, au couvent de la 
Merci. Tolède, la cité impériale aux quatre Alcazars, la 
ville du roi Wamba, de saint Ferdinand et de Charles- 
Quint, était bien faite pour réveiller dans l'âme du 
poëte le souffle créateur et les chants inspirés. Il parait 



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INTRODUCTION. 5 

• 

prouvé qu'il y composa diverses pièces, mais il est 
probable qu'il renonça dès lors à la vie active du théâ- 
tre et aux luttes qu'elle entraîne. S'il n'était difficile 
d'expliquer quelques dates imprimées et manuscrites 
citées par don Cayetano Alberto de la Barrera dans son 
catalogue biographique du théâtre espagnol, j'incline- 
rais à croire avec don Antonio Gil de Zarate que le 
maestro Tirso composa tous ses ouvrages dramatiques 
avant d'entrer au couvent. Non qu'on ne puisse nommer 
d'autres ecclésiastiques, et à leur tête Lope et Cal- 
deron, qui aient mené de front le théâtre et l'Église, 
mais les pièces de Tirso contiennent des passages d'une 
liberté trop grande pour qu'on puisse supposer qu'il 
était dans les ordres quand il les écrivit La discussion* 
du reste, demanderait un développement qui dépasse- 
rait les bornes de cette introduction. 

On ne rencontre plus trace de notre auteur avant 
1624. Il donnait alors ses soins à la publication de ses 
Cigarrales de Toledo (les Vergers de Tolède), volume 
composé de trois comédies réunies à des nouvelles et à 
des poésies détachées. 

Trois ans après l'apparition des Cigarrales, en 1627, 
il publia le premier de ses cinq volumes de théâtre *. 

La deuxième partie parut dans cette môme année 
1627, par les soins d'une confrérie de libraires établie 

1. Cette date de 1627 est donnée par M. de Schack, auteur d'une 
histoire très-estimée du théâtre espagnol (en allemand). Don Ramon 
Mesonero Romanos fait remonter cette publication à 1610, mais per- 
sonne, que je sache, n'a tu l'édition dont il parle. Si elle existe ma- 
tériellement, il serait bon de la produire et de mettre d'accord les 
bibliographes. 



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6 INTRODUCTION. 

à Madrid sous Tin vocation de saint Jérôme 4 . Les trois 
autres parties furent publiées par un neveu de Tirso 
nommé don Francisco Lucas Avila, de 1634 à 1636. Les 
quatre premiers volumes renferment chacun douze 
pièces en trois actes ou journées. Le second se com- 
plète par douze intermèdes. Le cinquième contient onze 
comédies. Lès autres ouvrages furent imprimés en 
feuilles détachées par les compagnies théâtrales ou par 
les libraires qui voulurent se donner la peine de s'en 
emparer. En somme, on connaît soixante-dix-sept piè- 
ces de Tirso sur les trois cents qu'il dit avoir compo- 
sées. Elles sont toutes en vers. Les éditions modernes 
de MM. Hartzenbush et Aribau renferment un choix de 
trente-six de ces comédies, parmi lesquelles ne figure 
aucun des douze intermèdes. 

Fray Gabriel Tellez fut élu successivement dans son 
ordre : présent ado, maître en théologie, prédicateur, 
chroniste pour la province de la Nouvelle-Castille, et 
definidor pour la Vieille -Casti lie. En 1645, il devint 
commandeur du couvent de Soria, où il mourut en 
1648, à l'âge de soixante-dix-huit ans» survivant de 
treize années à son ami et compatriote Lope de Vega. 

Un critique espagnol moderne, don Antonio Gil de 
Zarate, dans une courte et ingénieuse notice sur Tirso, 
prétend déduire des ouvrages de l'illustre mercenaire 
que sa jeunesse dut être agitée par les passions et qu'il 
dut beaucoup voyager. La première de ces opinions lui 

1. La seconde partie daterait, comme la première, de 1$16, selon 
M. Mesonero Romanos; elle aurait été publiée par le neveu de l'au- 
teur, comme les trois suivantes. 



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INTRODUCTION. 7 

est suggérée par les aventures très-romanesques des 
héros de Gabriel Tellez ^t par l'excès de leur énergie 
amoureuse; la seconde, par les descriptions détaillées 
auxquelles l'auteur se livre, quelquefois hors de propos, 
quand il parle de certaines villes et de certains pays. 
On peu t'en voir un échantillon dans la description de 
Lisbonne au premier acte du Séducteur *de Se ville. 

Ce qui caractérise surtout le génie de Tirso, c'est 
son individualité. Il ne ressemble à personne et per- 
sonne ne- lui ressemble. C'est un inventeur, un phi- 
losophe, un ingénieux scrutateur du cœur humain. Il 
a traité tous les genres, depuis le drame historique et 
religieux jusqu'à la comédie de mœurs et la paysan- 
nerie. Après s'être élevé aux sommets du tragique et 
du lyrisme, il dépasse en verve comique et en esprit 
comptant les meilleurs poètes, sans excepter le grand 
Lope lui-môme. Son style est peut-être son plus beau 
titre de gloire, nerveux, enjoué, rapide, varié selon les 
circonstances, et toujours d'une irréprochablepureté. Sa 
phrase poétique est aussi étincelante que celle de Lope, 
mais tous les critiques se plaisent à reconnaître qu'elle 
est plus correcte. Ses rimes ont une ampleur et une 
abondance rares. Il a enrichi la langue espagnole 
d'une foulo d'expressions nouvelles et de tours de 
phrase inconnus avant lui; beaucoup de ses vers sont 
devenus proverbes. 

L'amour est le sentiment qu'affectionne Tirso et dont 
il a fait le pivot de tous ses ouvrages dramatiques. C'est 
tour à tour l'amour sublime, tendre, timide, railleur; 
il recherche les contrastes-des palais et des chaumières. 



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8 INTRODUCTION. 

Les femmes, dans ses compositions, jouent toujours le 
beau rôle, non-seulement au point de vue de la scène, 
mais au point de vue de la domination morale. L'homme 
y est ordinairement faible, suppliant, et le jouet des 
volontés féminines : les femmes soot hautaines, pas* 
sionnées, vindicatives. 

M. Philarètê Chasles dit quelque part, dans sesÉtudes 
sur l'Espagne, que Tirso est un Beaumarchais en sou- 
tane. Ce trait caractérise à merveille l'une des faces du 
génie de notre auteur, mais il a d'autres côtés non 
moins brillants et plus sérieux qui font de lui un 
homme à part et beaucoup plus complet comme penseur 
que Lope et Calderon, s'il leur est quelquefois inférieur 
comme dramaturge. 

On pourrait critiquer Tirso comme tous ceux de sa na- 
tion sur la manière dont il construit ses pièces, mais ceci 
est une affaire d'école, l'ancienne poétique castillane 
différant tout à fait en cela de la nôtre. Cette poétique, 
nous l'avons dit ailleurs, veut de l'action et des situa- 
tions avant tout, et elle se fonde non sur des règles ar- 
bitraires, mais sur les appétits et sur les exigences du 
public : le défaut de vraisemblance qui naît parfois de 
ce système est racheté par une grande rapidité et par 
une incessante production de moyens scéniquesplus ou 
moins réussis. 

Ce qu'on reproche à Fray Gabriel Tellez, prêtre de 
la Merci (et cela va paraître bien singulier), c'est le 
graveleux de sa plaisanterie qui passe souvent les li- 
mites, si bien qu'un traducteur français doit souvent 
omettre non-seulement des mots, mais des phrases en- 



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INTRODUCTION, 9 

tières. Les temps sont bien changés, car du vivant de 
Tirso, un autre ecclésiastique célèbre, le fameux poëte 
Calderon, lui si pur et si chaste dans ses écrits, donnait 
•comme censeur royal son approbation officielle au 
cinquième volume des comédies du père de la Merci, 
dans les termes suivants : < J'ai lu, par ordre de 
Votre Altesse, le livre intitulé : Cinquième partie des 
comédies de maître Tirso de Molina, et je n'y trouve 
rien contre notre sainte foi ni contre les bonnes mœurs. 
Au contraire, il y a en elles une doctrine exemplaire 
pour la moralité qu'elles contiennent enveloppée dans 
un agréable et honnête amusement, effet du génie de 
leur auteur qui, faisant preuve de science, de vertu et 
de religion, nous donne à apprendre et nous enseigne 
à l'imiter, t 

Une autre faute de Tirso, c'est de retomber souvent 
dans les sujets qu'il affectiopne. Ainsi voici deux argu- 
ments qu'il met souvent en œuvre en variant, il est 
vrai, les détails : le premier; c'est un cavalier pauvre, 
aimé d'une belle dame qui dédaigne pour lui rois et 
princes, et qui finit par vaincre la timidité du galant 
dans une scène de nuit et par le récompenser en lui 
donnant sa main. Le second, c'est l'histoire d'une 
paysanne vraie ou supposée, poursuivant à travers 
mille intrigues un gentilhomme qui lui a dérobé l'hon- 
neur, et qui l'amène apTrès bien des péripéties à réparer 
sa faute en l'épousant. 

Encore un défaut reproché à notre poëte, défaut com- 
mun à tous les auteurs de son temps, c'est le gon- 
gorisme ou le langage affecté qu'il prête parfois à ses 



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10 INTRODUCTION. 

galants et à ses dames et môme à ses paysannes et 
à ses bergères. Ce défaut toutefois n'est pas abso- 
lument sans saveur et sans charme, quand il ne passe 
pas certaines bornes; je n'ai pas cru devoir l'atté- 
nuer, afin de laisser à l'original tout son caractère et 
toute sa couleur. Un traducteur, selon mol, doit res- 
pecter dans le tableau d'un maître les tons les plus 
heurtés, s'il s'en trouve, et bien se garder de passer sur 
la toile la pierre ponce des approximatifs. 

Tirso a inventé beaucoup de sujets dramatiques dont 
ses successeurs ont largement profité. Molière lui a pris 
Don Juan; Moreto a littéralement copié la Paysanne de 
Vallecas, et il a imité la Jalousie se guérit par la jalou- 
sie, dont il à fait Dédain pour dédain. Montalvan a agi 
de môme pour les Amants de Teruel qu'il s'est appro- 
priés, et Matos Fragoso pour les comédies intitulées : 
la Vérité sert toujours à quelque chose, — l'Election 
par la vertu, — et Ruse contre ruse, devenues sous sa 
plume : Voir et woire, — V Enfant trouvé, — le Meil- 
leur ami, c'est le roi. Calderon lui a emprunté en outre 
le sujet du Jaloux prudent, qui a donné naissance au 
célèbre drame*: A outrage secrtt, vengeance secrète. 
Canizarès n'a pas môme changé, en l'empruntant, le 
titre de la comédie : Anionia Garcia. 

Le grand Lope de Vega professait la plus haute es- 
time pour le caractère de GaBriel Tellez et pour ses 
œuvres. Il lui dédia sa tragi-comédie intitulée : lo Fin* 
gido verdadero (1622). La dédicace est écrite dans les 
termes suivants, et de ce jour date probablement l'ami- 
lié qui unit les deux poètes ; 



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INTRODUCTION. 11 

« Àu presentado Fray Gabriel Tellez, religieux de 
Notre-Dame de la Merci, rachat des captifs. — J'ai va 
quelques hisloires divines de votre Paternité dans ce 
genre de poésie, lesquelles m'ont fait connaître votre 
génie très-fertile qui sait tout embrasser, et mû par l'af- 
fection qui naît des bons rapports (quoique cette sym- 
pathie paraisse impossible aux envieux), j'éprouvai le 
désir de vous offrir quelqu'un de mes ouvrages par re- 
connaissance pour les bons enseignements que vous 
nous donnez : je l'imprime aujourd'hui avec le nom de 
votre Paternité, et avec beaucoup de raisons pour qu'il 
soit vôtre, au grand regret de ceux qui envient vos 
œuvres, appréciées de tous les honnêtes gens. » 

Lppe consacra un autre souvenir à notre poêle dans 
son Laurier d'Apollon, où il lui donne le nom de Té- 
rence espagnol 1 . 

L'un des meilleurs critiques de l'Espagne contempo- 
raine, don Agustin Duran, divise les pièces de Tirso en 
trois classes : Comédies d'intrigue et de mœurs, — co- 
médies historiques et héroïques, — comédies religieu- 
ses. Celte division pourrait elle-même se subdiviser, 
mais je l'accepte comme bonne. Les cinq pièces que j'ai 
choisies pour composer ce volume donneront une idée 
de la manière dont notre auteur a traité ces différents 
genres. J'ai commencé par le Séducteur de SéviUe; 
puis viennent successivement la Sagesse d'une femme, 
la Paysanne de Vallecas, le Damné pour manque de foi, 
et Don Gil aux chausses vertes. 

1 . .Pues te ha dado tan docto como culto, 

Un Tcrencio espafiol y un Tirso ocuito. 



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12 INTRODUCTION. 

Le Séducteur de Séville n'esl pas l'une des meilleures 
pièces de Tirso, quoiqu'il ait pourtant un grand mé- 
rite. Je l'ai placé en tôle de ce recueil, à cause de sa 
célébrité en France. 

Tout le monde connaît la tradition andalouse de don 
Juan Tenorio, jeune écervelé descendant d'un des 
vingt-quatre de Séville, qui tua le commandeur Ulloa, 
dont il avait séduit la fille. La chronique dit que les 
moines du couvent de San Francisco, où s'élevait le 
tombeau de famille du commandeur, assassinèrent don 
Juan, et répandirent ensuite le bruit que la statue l'a- 
vait emporté aux enfers; la légende, plus charitable et 
plus poétique, a transmis à la postérité le merveilleux 
conte que nous savons. Il est probable que ni la chro- 
nique ni la tradition ne disent là-dessus la vérité vraie; 
mais Ja légende est bien trouvée et le théâtre s'en est 
emparé à son profit comme le poëme et le roman. 
Tirso est celui qui, le premier, donna à cette légende 
sa forme saisissante et populaire. Le succès de la pièce 
passa bientôt les monts; de Villiers en essaya une imi- 
tation que Ton représenta à Paris en 1659, époque où 
la première troupe espagnole vint jouer devant la cour 
les pièces de son répertoire, pour les fête» données par 
Louis XIV à l'occasion de son mariage avec l'infante 
Marie-Thérèse, fille de Philippe IV. La comédie espa- 
gnole fut alors en vogue à Paris; on la représenta pen- 
dant onze années consécutives sur le théâtre des comé- 
diens du roi, où elle alternait avec la comédie française 
et la comédie italienne. En 166J, Dorimon donna une 
autre imitation de la pièce de Tirso, et en 1665, notre 



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INTRODUCTION. la 

grand Molière Gt paraître son Dan Juan, que Thomas 
Corneille versifia en 1677, on ne sait trop pourquoi. 

On a imaginé trop de théories sur le personnage de 
don Juan Tenorio, pour que j'en hasarde une nouvelle. 
J'indiquerai seulement la différence qui sépare la co- 
médie de Tirso de la comédie de Molière. Le don Juan 
de Tirso est Espagnol et catholique, malgré ses fautes; 
il sait qu'il aura un jour des comptes à rendre au ciel, 
mais il a le temps de mettre sa conscience en règle, car 
il est jeune et ne croit pas mourir si vite. Il pense si 
peu à l'athéisme que son dernier cri est celui-ci : 

Déjà que Uame 

Quien me confiesa y absueWa. 

t Laisse-moi appeler quelqu'un qui me confesse et 
m'absolve, t II y a même un mot du Sganarelle, qui 
dans la pièce se nomme Catalinon, indiquant une mo- 
ralité bizarre. Catalinon dit à son maître : 



Ya si que ères 

El castigo de las mugeres. 



€ Oui, vous êtes le châtiment des femmes! » 
Don Antonio de Zamora, gentilhomme de la chambre 
du roi et officiai du secrétariat* des Indes, refit le sujet 
soua le titre suivant : « Il n'est pas de dette qui ne se 
paye (No hay deuda que no sepague).* Mais il ne réussit 
pas à remplacer le Burlador de Sevilla^ quoique son 
imitation ait obtenu dans son temps quelque succès. 

Le drame de Tirso n'a pas même l'unité relative du 
Festin de Pierre. Il ne s'agit pas seulement de la séduc- 



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14 INTRODUCTION. 

{km dé la fille du commandeur et d'une petite villa- 
geoise. L'action commence à Naples par une scène de 
nuit dans le palais du roi, où une duchesse Isabelle est 
abusée par le séducteur de Séville. Le roi Alphonse XI, 
accouru aux cris de la jeune fille, donne Tordre de se 
saisir du coupable ; mais celui qui reçoit Tordre est 
Tonde de don Juan, et il le fait évader en lui recom- 
mandant une meilleure conduite. Don Juan part pour 
TEspagne et vient naufrager sur la plage de Tarràgone. 
C'est là qu'il rencontre et qu'il séduit la jeune villa- 
geoise qui a nom Tisbea. Nous le retrouvons bientôt à 
Séville où, mis par le marquis de la Mota dans la con- 
fidence de son amour, il pénètre de nuit et sous le nom 
de cet ami chez le commandeur Ulloa, où il traite dona 
Ana comme il a traité à Naples la duchesse Isabelle. En 
se rendant à la ville de Lebrija où le roi Ta exilé, il 
rencontre une jeune fille du nom d'Aminta. Le jour 
même des noces d'Aminta, il se substitue à l'époux et 
il conquiert les faveurs de la crédule paysanne, en lui 
promettant de Tépouser le lendemain et de la conduire 
à la cour. Puis nous arrivons à l'épisode du couvent où 
la statue accepte l'invitation. La pièce ne finit pas là. 
Le commandeur invite à son tour don Juan, qui se rend 
dans Téglise pour souper. C'est là que la statue l'en- 
gloutit. Puis le dénoûment général de la pièce a lieu 
à PlAcazar de Séville, où le roi répare les offenses du 
séducteur en mariant toutes ses victimes et en faisant 
transporter à Madrid, pour l'exemple, le tombeau du 
commandeur dans Téglise consacrée au même saint 
François. 



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INTRODUCTION. 15 

Le Séducteur de Séville est l'an des drames les plus 
décousus de Tirso. Mais il contient des scènes magni- 
fiques, en admettant toutefois le gongorisme, qui est 
comme le costume obligé de cette époque. Il ne faut pas 
plus s'étonner de ces disparates quand on lit les auteurs 
espagnols anciens, qu'on ne s'étonne de voir dans le 
tableau de Véronèse les convives du Christ habillés à 
la mode du xvr siècle. 

La Sagesse d'une femme (la Prudencia en la muger) 
est un drame historique qui embrasse les quatorze an- 
nées de la minorité du roi de Castille, don Fernando IV. 
Sa mère, la régente dona Maria, veuve de don Sanche 
le Brave, défend la couronne de son fils contre l'ambi- 
tion de ses oncles, les infants don Enrique et don Juan, 
qui aspirent à sa main, et contre don Diego Lopez de 
Haro, seigneur de Biscaye, moins ambitieux qu'amou- 
reux* Ce drame renferme des beautés de premier ordre, 
des scènes d'un très-puissant effet, des caractères vi- 
goureusement tracés, et il est magnifiquement écrit. 
Le personnage de dofta Maria est plein de grandeur 
comme reine, plein de tendresse comme mère. Don Diego 
de Haro semble un portrait du moyen âge descendu de 
son cadre tout bardé de fer. Dans ce grand rebelle éclate 
de la façon la plus inattendue et la plus sympathique 
le naïf dévouement que son coeur amoureux a voué 
à cette reine qu'il combat. Le second acte de cet ou- 
vrage se fait remarquer par plusieurs situations que 
Corneille n'eût certes pas dédaignées s'il les eût connues, 
quand il empruntait si heureusement l'héroïque figure 
du Cid au Yalencien don Guiliem de Castro y Bellvis. 



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16 INTRODUCTION. 

Le dénoûment de la pièce est malheureusement mau- 
vais. On ne saurait tolérer un seul instant que les in- 
fants aient l'imprudence de confier à la reine le papier 
signé de leurs noms qui les accuse et qui les perd. 
- La Paysanne de Vallécas (la Villana de Vallecas), 
comédie de mœurs et d'intrigue, passe avec raison pour 
Tune des plus charmantes qu'ait écrites notre auteur, 
toujours en admettant que l'on fasse bon marché au 
point de vue de nos idées françaises du scénario de la 
pièce, qui marche comme un roman plutôt que comme 
un ouvrage destiné au théâtre tel que nous l'entendons. 
Cette comédie est toute d'action et met en relief un 
magnifique rôle de femme. Ce rôle a toujours été très- 
brillamment soutenu et interprété en Espagne, où l'on 
représente encore la pièce aujourd'hui, sauf quelques 
coupures et quelques légères modifications, devant un 
public qui l'accueille avec la plus grande faveur. Mo- 
reto l'a fait jouer plus tard sous son nom en y changeant 
à peine quelques vers et les appellations de deux ou 
trois des personnages ainsi que le titre. La comédie ar- 
rangée par Moreto s'intitule : L'Occasion fait le larron 
(la Ocasion hace elladrori), singulier titre pour la cir- 
constance. Avec toutes ces corrections, elle ressemble 
à celle de Tirso, comme le dessin d'un élève ressem- 
ble au tableau d'un maître. En 1819, un auteur mo- 
derne, don Dionisio Solis, fit jouera Madrid, au théâtre 
de la Cruz, une autre refundicion, comme disent les 
Espagnols, de la Villana de Vallécas, réglée d'après 
les préceptes de Vartî 
Le défaut de la Villana de Vallécas, celui-là en est 



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INTRODUCTION. 17 

un, c'est le personnage du capitaine don Gabriel de 
Herrera, qui s'approprie avec tant d'aplomb et si peu ' 
de scrupules la valise de l'Indien, don Pedro de Men- 
ti oza, et se fait passer pour lui en usant de son argent 
qu'il a trouvé et en voulant épouser la femme qu'on lui 
destine. Il est vrai qu'il se repent(un peu tard) et qu'il 
renvoie l'argent à la scène cinquième de la troisième 
journée, disant à son valet : • Celui qui aime vit d'in- 
trigue, celle-ci doit me profiter. Je ne veux pas lui 
prendre son argent, mais sa {pmme. » Notre ancien 
théâtre présente des caractères semblables, et Dancourt 
en est plein. Son Chevalier à la mode et les petits-maî- 
tres du Turcaret de Lesage sont bien plus blâmables 
encore que don Gabriel de Herrera. Dans la refundi- 
cion de Moreto, l'héroïne de la pièce, dona Violante, 
se travestit en étudiant pour rendre plus vraisemblable 
l'erreur de son père, qui ne la reconnaît pas; je crois 
que sous des habits de paysanne, telle que l'a présen- 
tée Tirso, elle est bien mieux déguisée; car elle a d'a- 
bord sa mante dans les plis de laquelle elle se cache à 
volonté le visage, selon l'usage espagnol ; ensuite le 
langagejrillageois lui donne une physionomie tout à 
fait différente de la première, et l'actrice fait valoir ce 
contraste. En cela, comme dans le reste, Moreto a eu 
tort, d'autant plus tort qu'il supprime 4'un coup les 
scènes de la paysanne avec le nevei^de don Gomez, et 
entre autres la cinquième scène du second acte, qui 
est dans l'original un chef-d'œuvre de grâce aimable et 
enjouée. 
El Gondenado por desconfiado le Damné pour ?n<m- 



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18 INTRODUCTION. 

que de foi) est un véritable ûuto, c'est-à-dire un drame 
religieux, selon les croyances du temps où il a été écrit. 
C'est une parabole évangélique pour rendre intelligi- 
ble au peuple le dogme catholique de la grâce efficace. 
On y voit d'une part un anachorète qui, après dix ans 
de prières et de macérations, perd tout à coup la grâce 
parce qu'il a manqué de foi, et qui égaré par cette pre- 
mière faute marche pas à pas vers la damnation éternelle ; 
et d'autre part un bandit, souillé de tous les crimes, qui 
se sauve par le repentii^et obtient par une fol vive à sa 
dernièro heure la miséricorde céleste- Ce drame reli- 
gieux est très-célèbre en Espagne, où il est regardé 
comme Tune des plus hardies créations de son auteur. 
Il semblera quelque peu singulier à nos lecteurs, mais 
ils y trouveront assurément de belles scènes et de gran- 
des pensées. Michel Cervantes, dans son drame reli- 
gieux intitulé el Rufian dichoso, a aussi mis en œuvre 
ce dogme de la grâce efficace. Christoval de Lugo se ra- 
chète par le repentir et par la foi, comme l'Enrico du 
Damné de Tirso ; mais le drame de Cervantes ne con- 
tient pas la contre-partie du saint qui, pour avoir déses- 
péré de Dieu, consomme la perdition de son âçie. 

Il y a une grande ressemblance de sujet entre la 
Paysanne de Vallecas et Don Gil aux chausses vertes, 
comédie d'intrigue par laquelle se termine ce volume. 
Des deux côtés oïp voit une femme qui, trompée par 
un séducteur, se met à sa recherche et, après mille tra- 
verses, le force enfin à lui rendre l'honneur en l'épou- 
sant. On remarquera comment l'imagination de Tirso 
a su varier ce thème qui, nous l'avons dit plus haut, 



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INTRODUCTION. 19 

lui était particulièrement sympathique. Ces deux râles 
sont des plus brillants, et encore aujourd'hui, toute 
actrice de talent veut y paraître et s'y faire applaudir. 

Parmi les autres comédies de Tirso, qui, nous Tes* 
pèrons, seront traduites un jour, les meilleures et les 
plus célèbres sont celles dont les titres suivent : 

Le Timide à la cour et Maria la décote appartiennent 
à la grande comédie de caractère si rarement abordée 
par les auteurs castillans. L'une de ces pièces met en 
présence un beau jeune homme élevé aux champs et 
une jeune fille de la cour, qui, follement éprise de lui 
et sachant qu'elle en est aimée, l'amène, après bien des 
combats, à lui avouer sa passion et à demander sa main 
à son père. Ces deux figures sont magistralement tra- 
cées, et leur développement occupe les trois actes de la 
comédie, qui contient des scènes pleines de finesse et de 
grâce. 

En incarnant l'hypocrisie dans le personnage de 
Marta la dévote >, Tirso a devancé Molière et Moratin, 
et il a su heureusement tempérer par l'amour ce que 
ce vice honteux a d'odieux et de repoussant. 

La Pqysanne de la Sagra et Mari-Hermandez la Ga- 
licienne, sont des paysanneries comme Tirso seul sa- 
vait les écrire. La première est une villageoise sup- 
posée comme la doua Violante de la Villanadê Vallecas; 
la seconde est une paysanne véritable, et chacune 
d'elles agit et parle comme elle doit le faire. 

Aimer par signes, le Bonheur du nom et de Tolède à 
Madrid sont des pièces d'intrigue et de mœurs, très- 
bien conduites et très-amusantes. La Jalouse d'elle* 



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20 INTRODUCTION. 

même se rapproche beaucoup plus de nos comédies que 
les autres inventions du même poëte. Le sujet est sim- 
ple, Faction d'une parfaite vraisemblance, et le rôle du 
gracioso des plus spirituels. On vante -beaucoup la Ja- 
lousie se guérit par la jalousie, pièce galante, la plus 
régulière de toutes celles de l'illustre mercenaire; mais 
par cela môme qu'elle se rapproche des nôtres, elle perd 
en" originalité et en mouvement ce qu'elle gagne en 
vraisemblance et en raison, ce qui n'empêche pas qu'elle 
ne contienne des scènes excellentes, et surtout des dia- 
logues pleins d'élégance et de délicatesse. 

La Femme qui commande à la maison et la Vengeance 
de Tamar sont deux tragédies bibliques par le sujet, 
mais par la forme deux drames castillans au premier 
chef. L'un nous présente la reine Jézabel comme le mo^ 
bile de tous les crimes de son époux Achab; l'autre est 
l'histoire du déshonneur de la belle Tamar, l'une des 
filles du roi David, séduite par son frère Amon. La 
cour du roi David est ici habillée à la mode de Phi- 
lippe IV. On y voit des mascarades et une scène de 
maître d'armes; on y trouve la poste aux lettres, les 
jeux de cartes, les titres d'altesse, les galanteries sur 
les terrasses, et le gongorisme le plus cultivé sème 
partout ses paillettes sur le langage précieux des cour- 
tisans de Jérusalem. Cette pièce, dans son genre, est 
très-curieuse et très-intéressante. Je regrette qu'elle 
n'ait pu trouver place dans ce volume, 

Paroles et plumes est ^ussi un bel ouvrage plein de 
poésie et de tendresse. L'auteur y développe et y ana- 
lyse d'une manière remarquable un caractère d'amou- 



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INTRODUCTION. *1 

reux persévérant dans sa passion, malgré les dédains 
dont l'accable à plaisir celle qu'il aime. 

Les pièces de Tirso furent représentées , d'origine, 
sous les règnes de Philippe III et de Philippe IV, à Ma- 
drid et dans les autres capitales de l'Espagne. L'his- 
toire ne nous a pas transmis la distribution des rôles de 
ces orçvrages; mais nous savons quelles furent les com- 
pagnies ou les troupes de comédiensq ui créèrent la plu- 
part d'entre eux ; nous savons aussi de quels éléments ces 
troupes étaient formées et quel emploi y tenait chacun 
des artistes en renom. On pourrait donc, à la rigueur, 
recomposer synthétiquement la distribution des pièces 
de Tirso. Ainsi le Damné pour manque de foi fut repré- 
senté par les comédiens que dirigeait Roque de Figueroa ; 
Damian Arias de Penafiel, l'un des plus célèbres ac- 
teurs de son siècle, tenait l'emploi de premier rôle dans 
cette troupe. Il est permis de supposer, sans trop crain- 
dre de se tromper, qu'il créa le personnage A'Enrico. 
Caramuel, contemporain d'Arias 1 , dit, en parlant de 
ce comédien insigne : « Il avait une voix claire et ar- 
gentine, une mémoire imperturbable, un jeu expressif 
et animé. Sa manière de réciter était pleine de grâce, 
et Apollon semblait diriger chacun de ses gestes. 
Enfin les plus fameux prédicateurs de Madrid venaient 
l'entendre pour apprendre à bien dire. » Ana de»Bar- 
rios jouait dans la même compagnie les premiers rôles 
de femme primeras damas) ; elle a pu représenter, 
dans le Damné pour manque de foi, le personnage de 

1. Caramuel-Primus Calamus. 



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22 INTRODUCTION. 

Celia. Ana de Barrios était une Napolitaine, née d'une 
blanchisseuse et d'un père étranger. Ayant perdu s» 
mère par un accident', les comédiens espagnols, en re- 
présentation à Naples, l'adoptèrent, ainsi que sa jeune 
sœur. Le comédien Jacinto de Barrios, qui lui avait 
donné son nom, ayant été inquiété plus tard parée que 
l'otf découvrit qu'il avait rompu, sans dispense, de* 
vœux religieux prononcés dans sa jeunesse, Ana fit le 
voyage de Rome pour obtenir sa grâce du Saint-Père, 
et elle l'obtint. Elle était d'une grande beauté et avait 
beaucoup de succès parmi les aficionados des théâtres 
de Madrid. 

Ce fut la compagnie de Valiejo qui joua d'origine la 
Jalouse d'elle-même. Cette compagnie était alors la plus 
renommée à Madrid, avec celle d'Avenda&o. C'étaient 
elles qui étaient appelées concurremment, avec celle de 
Roque de Figueroa, aux représentations de la cour, sur 
le théâtre de Buen-Retiro. Le personnage de la Jalouse, 
rôle charmant et très-développé, dut écheoir certaine- 
ment à la femme du directeur Valiejo, Maria Riquelme, 
surnommée la Damiana, t comparable, pour la beauté 
(au dire de don Casiano Pellicer), aux plus célèbres 
femmes de l'antiquité et des temps modernes , égale, 
par le talent, aux Grecques et aux Romaines, et supé- 
rieure^ toutes par la vertu, t Caramuel ajoute qu'elle 
était douée d'une telle sensibilité, qu'en scène elle pâ- 
lissait ou rougissait selon les situations, à la grande ad- 
miration des spectateurs. 

La compagnie d'Avendano n'a représenté, que je 
sache, qu'une pièce de Tirso, la Reine des rois,, dont le 



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INTRODUCTION. ft3 

sujet est la conquête de Séville par saint Ferdinand. La 
primera dama de la troupe était la Francisca Bezon, qui 
obtint autant de succès à Paris qu'en Espagne. Ortiz, 
acteur et directeur, joua une autre pièce de Tirso, in- 
titulée le Prétendant à rebours. Il y remplit sans doute 
le rôle du protagoniste. La Paysanne de Vallecas fut mise 
à la scène par la troupe de Léon ; celle de Sébastien de 
Prado joua la comédie qui a pour titre : Par la cave et 
par le tour. Sébastien de Prado, grand comédien et 
homme de bien, réussissait autant dans le monde qu'au 
théâtre. Il -était d'une belle figure et jouait les rôles de 
galan. Il partageait les suffrages du public avec son 
rival Alonso d'Olmedo, qui fut bachelier en droit cano- 
nique, puis comédien et directeur de comédie, et qui 
mit au théâtre la pièce de Tirso intitulée : Qui ne dit 
mot consent. La belle Àmarilis, dont le nom véritable 
était Maria de Cordova y de la Véga, joua la comédie 
intitulée Ruse contre ruse. Caramuel dit qu'elle excel- 
lait dans le récit, dans le chant et dans la danse. Elle 
voyageait avec sa troupe dans les capitales du royaume 
d'Espagne. Lepoëte Quevedo fut très-amoureux d'elle; 
il lui adressait des vers élogieux pendant que le comte 
deVillamediana, éconduit sans doute par la comédienne, 
faisait courir d'autres vers où il l'attaquait vivement 
comme actrice et comme femme. Ce fut la troupe d'fle- 
redia qui joua le Châtiment du doute. Maria de Hère- 
dia, la femme du directeur, primera dama dans la com- 
pagnie, y créa sans doute le rôle de la comtesse Diana, 
à moins qu'il ne soit échu, pendant la longue absence 
de Maria, à sa rivale Francisca Baltasara, également 



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— — 



*4 INTRODUCTlOxN. 

primera dama, et qui, outre les amoureuses, jouait 
avec une grâce toute particulière les rôles travestis. 
Sa beauté était célèbre, et une chanson des rues, com- 
posée sur elle, avait pour refrain : « Tout est bien chez 
la Baltasara, tout est bien, même la figure. » On sait 
qu'au milieu de ses triomphes elle se retira de la scène 
pour entrer en religion. On fit une comédie sur sa con- 
version, où figurait avec elle le démon et le sultan Sa- 
ladin. Cette comédie fut représentée à Valence. L'ac- 
tion se passait en Europe et en Asie; la Baltasara 
épousait le sultan Saladin (qui date du xn e siècle), 
puis elle revenait à la foi chrétienne et s'allait rendre 
ermite a Saint-Jean, près de Carthagène. 

Il y avait, au temps de Tirso, quarante théâtres, em- 
ployant environ mille acteurs 1 , sjins compter les scènes 
particulières de Buen-Retiro ou Casa de Campo, maison 
de plaisance du roi Philippe IV, et celles que quelques 
grands seigneurs construisaient dans leurs palais. Le 
roi Philippe IV, comme on sait, était à ses heures auteur 
dramatique, et il se plaisait beaucoup aux choses du 
théâtre. Non-seulement il appelait à Buen-Retiro les 
comédiens le plus en vogue, mais il se rendait souvent 
au théâtre de la Cruz, pour assister aux représenta- 
tions populaires. 

Ces représentations de Buen-Retiro avaient lieu à la 
clarté des flambeaux de cire, tandis que les représen- 
tations publiques des Corroies se donnaient, comme on 
sait, en plein jour, dans un lieu découvert, sans autre 

1. D. Casiano Pellicer, Origine et progrès de Vhistrionisme, t.1*»", 
p. 182. 



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INTRODUCTION. 25 

abri que des toiles tendues qui garantissaient du soleil 
et non de la pluie. Des deux côtés de la salle de Buen- 
Retiro, il y avait des loges grillées. Le parterre était garni 
de deux rangs de banquettes à dossiers, couvertes de 
riches tapis de Perse, sur lesquels prenaient place les 
dames de la cour. Les cavaliers se tenaient debout'. Le 
roi, la reine et l'infante arrivaient précédés d'une dame 
du palais portant un flambeau allumé, puis s'asseyaient 
dans une tribune disposée à cet effet. La comédie se 
jouait au milieu d'un profond silence commandé par 
l'étiquette, et quand le spectacle était fini, les dames se 
levaient une à une et défilaient comme des chanoines 
sortant de leurs stalles pour se réunir sur un point 
convenu où elles se faisaient force révérences. Le roi 
se levait à son tour, le chapeau à la main pour saluer 
la reine, qui, de son côté, faisait la révérence à l'in- 
fante; puis tout le monde se retirait. 

Le chroniste Garamuel, que nous avons déjà cité, ra- 
conte qu'à Tune de ces représentations de Buen-Rctiro 
le gracioso Juan Rana, jouant le* rôle d'un alcade qui 
est censé faire les honneurs d'un palais à des étrangers, 
leur montrait les peintures qui décoraient la salle et 
dont il vantait la richesse. Tout à coup il s'arrête de- 
vant deux dames très-fardées, occupant des places très- 
rapprochées de la scène, et il dit à ses interlocuteurs, 
comme si cela faisait partie de son rôle : « Contemplez, 
je vous prie, ces peintures, comme elles sont bien tra- 
vaillées; il ne leur manque que la parole, et, si elles 
ouvraient la bouche, on les croirait vivantes, t On ne 
dit pas que le roi trouva la plaisanterie mauvaise ; ce 



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£6 INTRODUCTION. 

qu'il y a de certain, c'est que les alguazils de cour ne 
firent pas coucher en prison le comédien improvisa- 
teur. 

Le comte-duc Olitarès, premier ministre de Phi- 
lippe IV, donnait au roi, pour le détourner des affaires ' 
politiques, des fêles et des représentations théâtrales 
qui égalaient en magnificence celles de Buen-Reliro. 
Ces fêtes avaient lieu dans le jardin du comte de Mon- 
ter ei, frère de la duchesse de San Lucar, femme du 
comte-duc. Celle de la nuit de Saint-Jean 1631 est 
restée célèbre. Le ministre avait fait écrire en trois 
jours une comédie nouvelle par Lope de Vega, et une 
autre par Quevedo, lesquelles furent apprises et répé- 
tées en deux ou trois autres jours par les troupes d'A- 
vendaîio et de Vallejo. Le marquis Juan Bautista, che- 
valier de l'habit de Santiago, surintendant des œuvres 
du palais, éleva au milieu des fleurs un théâtre élé- 
gant éclairé par des lustres de cristal. En face de la 
scène, dans un salon de verdure disposé avec beaucoup 
de goût, on avait plaeé des fauteuils pour le roi et ses 
frères, et des coussins pour la reine. Deux autres salons 
de verdure flanquaient le salon royal, et là vinrent 
prendre place les dames invitées et les femmes de leur 
suite. Le duc de Médina de las Torres, sommelier du 
corps de Sa Majesté, faisait fonction de régisseur de la 
scène, et veillait à ce que tout se passât dans Tordre. 
Le souper était placé sous l'inspection du marquis de 
Leganès, premier gentilhomme de la chambre, conseil* 
1er d'État, grand commandeur de Léon et capitaine gé- 
néral de la cavalerie espagnole. 



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INTRODUCTION. 17 

A l'entrée de Leurs Majestés dans le salon de Ter- 
dure, il leur fut q/Tert, ainsi qu'à leur suite, sur des 
plateaux d'argent, des fruils, des fleurs et de l'eau am- 
brée. Aussitôt parurent sur la scène les guitares de la 
première comédie, qui était celle de Quevedo. Après la 
pièce, la primera dama de la troupe, Maria Riquelme, 
donna la bienvenue aux illustres hôtes, n'oubliant pas 
de placer quelques vers à l'éloge du comte-duc. Le 
compliment fini, Leur Majestés passèrent avec les in* 
fants dans un autre bosquet brillamment illuminé et 
garni de buffets pour se rafratchir. Après la collation, 
on joua la comédie de Lope intitulée la Nuit de Saint- 
Jean, pièce de circonstance, écrite en vers élégants, et 
précédée d'une loa où une actrice, sous l'habit d'une 
paysanne, s'adressant au roi et à la famille royale, ce* 
lébrait leurs héroïques vertus. A la fin de la pièce de 
Lope, dont le principal mérite, dit le chroniqueur, fut 
d'être courte et bien représentée, le comte-duc et sa 
femme, la duchesse de San Lucar, offrirent la coupe à 
Leurs Majestés et aux infants, et les dames se mirent à 
table pour souper. Chacun monta ensuite dans son car- 
rosse et le défilé de sortie eut lieu, précédé de musi- 
ciens montés* dans d'autres voitures. Le ministre, à 
cheval, accompagnait le carrosse de Leurs Majestés qui 
n'arrivèrent au palais qu'au lever du soleil, enchantées 
de leur nuit et du bon goût du premier ministre, dont 
l'incurie devait, quelques années plus tard, leur faire 
perdre la couronne de Portugal. 

Le roi Philippe IV, non content d'écrire des comé- 
dies et de les faire représenter sur son théâtre de Buen- 



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M INTRODUCTION. 

Retiro, avait aussi établi à sa. Casa de Campo une sorte 
d'académie poétique dont faisait partie le vice-roi de 
Naples, comte de Lemos, et la comtesse sa femme, 
ainsi que beaucoup d'autres dames de la cour qui y 
venaient la figure voilée, dans la crainte .que les im- 
provisations n'effarouchassent leur pudeur par quel- 
que vers mal sonnant. Le roi proposait un sujet aux 
auteurs qu'il avait invités à ce tournoi dramatique, et 
il leur distribuait les rôles secondaires, se réservant le 
rôle principal. On raconte qu'un jour Sa Majesté char- 
gea Calderon d'improviser le rôle d'Adam dans une 
comédie sur la création du monde, gardant pour lui- 
même le rôle de Dieu. Calderon commença son impro- 
visation, et comme Dieu, pendant son long récit, 
manifestait quelques signes d'impatience, le grand 
poëte interrompit sa description du paradis terrestre 
pour demander au roi ce qu'il avait. —Ce que j'ai? ré- 
pondit Philippe, je me repens d'avoir créé un Adam si 
bavard, t 

Si les auteurs étaient nombreux, l'état de 'comédien 
faisait aussi beaucoup de prosélytes en Espagne; et 
pourtant, si l'on en croit Augustin de Rojas, l'auteur 
du Viaje entretenido, il n'avait à cette époque rien de 
bien attrayant, t On ne vend pas de nègre en Espagne, 
dit-il, ni d'esclave à Alger, qui ne mène meilleure vie 
qu'un farsante. L'esclave travaille du matin au soir, 
mais la nuit il dort. Il n'a qu'un ou deux maîtres à con- 
tenter, et en leur obéissant il a rempli sa tâche ; mais 
ces pauvres comédiens, avant que Dieu fasse ls jour, 
sont là écrivant et étudiant depuis cinq heures jusqu'à 



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INTRODUCTION. M 

neuf. Et de neuf heures à midi ils ne cessent de ré- 
péter leurs rôles. Ils mangent, se rendent au théâtre et 
en sortent à sept heures; quand ils voudraient se re- 
poser ils sont appelés par le président, par les audi- 
teurs, par les alcades, les fiscaux et les régents, et ils 
sont à leurs ordres à quelque heure que ce soit. Com- 
ment est-il possible qu'ils étudient, cheminant sans 
cesse sous la pluie, 1# soleil, le vent, la neige, le froid 
et le chaud?! 

Les villes de province avaient aussi à cette époque 
un nombre si considérable de théâtres, que le corné • 
dien-direcleur Ortiz, déjà mentionné plus haut, jugea 
nécessaire d'adresser à ce sujet un Mémoire au roi, 
pour demander que les théâtres royaux (companias 
reaies) fussent réduits au nombre réglementaire de 
six. Il donne pour raisons, d'abord que les troupes 
nomades sont trop souvent composées de gens sans 
aveu qui vivent dans de grands désordres, reçoivent 
dans leurs bandes des prêtres défroqués et des jeunes 
gens échappés des monastères, lesquels vont bravant 
l'œil de la justice sous focapa de fanante; ensuite que 
ces compagnies nomades ou de la légua dérobent aux 
vrais directeurs les ouvrages nouveaux que ceux-ci ont 
payés huit cents féaux chacun, et qui pouvaient rap- 
porter dans une année, quand la pièce réussissait, mille 
ou deux mille ducats. Ortiz se plaint également dans 
son Mémoire de la trop grande licence des intermèdes 
et des ballets, qui esquivent la censure ordonnée par 
les arrêts du conseil. Il conclut en demandant qu'il soit 
nommé un censeur comme ceux que possédait l'an- 

2. 



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30 INTRODUCTION. 

tienne Rome, lequel serait payé par les directeurs 
des théâtres royaux privilégiés. Cette requête de- 
meura sans réponse, et les compagnies de la légua con- 
tinuèrent comme par le passé à desservir à leur fan- 
taisie les plus petites villes de l'Espagne, soutenues en 
cela par les hospices, qui avaient intérêt à multiplier les 
théâtres, sur lesquels ils prélevaient une bonne partie 
de leurs revenus. 

Un autre inconvénient, résultant de cette multipli- 
cité de troupes comiques usant avec une liberté illi- 
mitée de? droits des auteurs comme de leurs propres 
droits, c'était la mutilation et la contrefaçon maladroite 
des ouvrages dramatiques, dont on se procurait par 
fraude des copies fautives souvent transcrites de mé- 
moire. Ici, un directeur ou un éditeur coupait; là, il 
ajoutait; là, il substituait son texte à celui du poète, 
ou un nom d'auteur à un autre. C'est par suite de cette 
confusion qu'on vit jadis Alarcon réclamer certaines 
de ses comédies imprimées sous le nom de Lope, et 
Calderon écrire au duc de Veragua que les éditeurs de 
son temps le défiguraient si bien, qu'il ne reconnais* 
sait pas ses propres ouvrages en les lisant. Pour échap- 
per à ce discrédit, beaucoup de poètes prenaient alors 
le parti d'éditer eux-mêmes, ou de faire éditer sous 
leurs yeux, celles de leurs œuvres auxquelles ils atta- 
chaient le plus de prix. C'est cette précaution qui nous 
a valu les volumes publiés par Tirso et par son neveu. 
Mais ces volumes originaux sont malheureusement in- 
trouvables : la Bibliothèque impériale de Paris n'en 
possède que deux, dont un incomplet. Les réimpres- 



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INTRODUCTION. 31 

sions pullulent de fautes, ne s'accordent pas entre elles, 
et contiennent par suite des passages incompréhensi- 
bles, heureusement rectifiés dans une excellente édi- 
tion moderne publiée en 1850 à Madrid, sous la direc- 
tion de don Carlos Aribau, par don Juan Eugenio 
HarUenbush. C'est celte édition qui m'a servi de 
guide dans ma tâche de traducteur. Pour mettre plus 
d'ordre et de clarté dans ce livre, j'ai divisé les 
pièces par scènes, à l'exemple de M. Hartzenbush, 
quoique dans l'original elles n'aient point cette divi- 
sion. Par le même motif, j'ai aussi indiqué les lieux où 
se passe l'action. J'ai également admis uniformément 
le titre de journées, bien qu'une partie des pièces de 
notre auteur porteJe nom d'actes dans la première édi- 
tion. 

Outre son théâtre et les Cigarrales, Gabriel Tel lez a 
composé un livre intitulé : Deleitar aprovechando 
(Amuser et être utile); une généalogie des comtes de 
Sastago et une histoire générale de l'ordre de la Merci. 
Ce dernier ouvrage est resté inédit ainsi que le second 
volume des Cigarrales de Toledo. 

Le fameux couvent de la Merci où vécut Gabriel 
Tellez fut détruit et rebâti; c'est sur son emplacement 
que s'élève aujourd'hui la prison de Tolède, singulière 
et dernière transformation du premier monastère fondé 
en 1260 par San Pedro Pascual. L'ordre, destiné au 
rachat des captifs, avait été créé en 1223 à Barcelone 
par Pierre de Nolasque, gentilhomme français. 

Avant de clore cette introduction, je prendrai la li- 
berté de rappeler que par le Cid et le Menteur le 



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3Î INTRODUCTION. 

théâtre espagnol est un peu proche parent du nôtre, et 
qu'il est bien surprenant qu'à aucune époque ceux qui 
règlent les destinées des lettres en France n'aient pensé 
à nous faire connaître quelques-unes des richesses de 
ce patrimoine commun. Je crois qu'il eût été plus inté- 
ressant pour le public de voir cfécouvrir dans son 
entier l'œuvre de Calderon, celle de Lope ou de Tirso, 
que quelques mauvaises briques ayant appartenu à un 
temple de Bacchus ou de Cérès dans l'Asie Mineure. 

Les excavations littéraires sont malheureusement 
peu encouragées dans notre beau pays, où le moellon 
a toujours eu la préférence sur les choses de l'esprit. 

M. Damas-Hinard avait bravement commencé, il y 
a dix ans, une traduction de Calderon qui s'est arrêtée 
après trois volumes, et une traduction de Lope, dont 
deux volumes seulement ont paru. Ce travail ne de- 
vrait-il pas être repris et continué jusqu'à sa fin? Il 
est vraiment honteux que de pareilles œuvres restent 
pour la France à l'état de lettre morte, et qu'on ne 
les puisse connaître que par ouï-dire, comme s'il s'agis- 
sait d'un poëme chinois ou mantchou. 

Alarcon, l'auteur original à qui Corneille a em- 
prunté le Menteur, n'a pas môme eu la chance de Cal- 
deron et de Lope; car un seul de ses ouvrages, le 
Tisserand de Ségovie, a été porté à la connaissance de 
notre public par M. Ferdinand Denis. Quelques criti- 
ques français, et parmi eux l'érudit professeur M. Phi- 
larète Chasles, MM. de Puibusque, de Viel-Cnstel, An- 
toine de Lalour et plusieurs autres, ont, il est vrai, 
analysé et apprécié dans les meilleurs termes Alar- 



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INTRODUCTION. 33 

cou et Tirso; mais* un commentaire ne tient pas lieu 
d'un ouvrage. Moreto, Rojas et Solis attendent aussi 
qu'an éditeur bien avisé songe à les mettre en lu- 
mière. 

Et pourtant, une publication de ce genre ne serait- 
elle pas pour notre littérature dramatique un service 
des plus signalés? Il est évident que malgré le mérite 
individuel de nos auteurs contemporains, le niveau de 
l'art, en matière de théâtre, tend chaque jour à 
• s'abaisser en France. Hâtons-nous d'ajouter que dans 
notre pensée la faute en est plutôt à l'époque qu'aux 
écrivains. La prose de la vie déborde et envahit mônie 
la poésie. La société nivelée n'offre plus ces contrastes 
qui étaient l'âme du théâtre; tout le monde se res- 
semble et parle le même langage; il n'y a plus de ridi- 
cules, il n'y a que des vices. C'est pourquoi la comédie 
ne rit plus, elle prêche. Quand elle a exhibé, en se 
fâchant tout^rouge, la ménagerie des loups-cerviers de 
la Bourse et toute la flore des Dames aux camélias, 
elle a montré, comme on dit, le fond du sac. 

Enfin, il faut bien le reconnaître, nous en sommes 
à la comédie bourgeoise, au proverbe et à la photo- 
graphie. Cest l'étiage ifiarqué. Nous en reviendrons, 
s'il plaît à Dieu. Quant à la forme, à force de vouloir 
perfectionner le détail, on a perdu l'ensemble de vue. 
La confection a tué l'invention : le vraisemblable a tué 
le vrai ; c'est pour cela que je voudrais voir infuser un 
paw de sang vital dans notre veine tarie. Un brin 
d'exubérance et de fantaisie ne messiérait pas. Nos 
Espagnols, dussent-ils être tout d'abord traités comme 



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i 



34 INTRODUCTION. 

autrefois Shakspeare, de barbares et de sauvages ivres, 
je crois qu'ils auraient grand air, en dépit de leur 
gongorisme, au milieu des habits noirs de notre poésie 
rectiligne. 

Ceci dit en passant, je conclus pour laisser la place 
à Tirso. 



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LE 

SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 

ET 

LE CONVIVE DE PIERRE 

COMÉDIE EN TROIS JOUTINKE9 



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PERSONNAGES: 



Don JUAN TENORIO. 
Don DI^GO TENORIO, yieillard. 
Don PEDRO TENORIO. 
LE ROI DE NAPLES. 
Le roi de Castille, don ALPHONSE XI. 
Don GONZALO D'ULLOA, commandeur de Calntrava. 
ISABELLE, duchesse. 
♦ Dofta AN A D'ULLOA. 
LE DUC OGTAVIO. 
LE MARQUIS DE LA MOTA. 
CATALINON, laquais. 
TISBEA, \ 
FÉLISE ( . . 
ANFRISO p6cheUr8 ' 
GORIDON } 
PATRICE 
GÀSENO 
AMINTA 
FABIO 
RIPIO 
Une serrante, gardes, pêcheurs, musiciens, peuple, etc. 



laboureurs. 
Talets. 



La scène est à Naples, à Tarragone, à Séville et à Dos-Hermanas *. 



1. Dos-Hermanas (D.'ux -Sœurs), petite rille s^r l'ancienne route de Sé- 
Tille à Xérès. 



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LE 

SÉDUCTEUR DE. SÉVILLE 

ET 

LE CONVIVE DE PIERRE 

EL BURLADOR DE SEV1LLA Y CONVIDADO DE P1EDRA 

PREMIÈRE JOURNÉE 



SCÈNE PREMIÈRE 

Salle dans le palais du roi de Naples. — Nuit. — Il n'y a pas - 
de lumière. 

DON JUAN, le wage cacbé dans son manteau, ISABELLE. 

Isabelle. Due Octavio, par ici vous pourrez sortir plus 
sûrement. . 

don juan. Duchesse, je vous jure de nouveau de vous 
épouser. 

Isabelle. Mon bonheur sera donc une vérité l II sera 
formé de promesses et d'offres, de présents et d'attentions, 
d'affection et d'amitié! 

3 



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38 THEATRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

don juàn. Oui, mon bien. 

Isabelle. Je veux aller chercher une lumière. 

don juan. Pourquoi ? 

Isabelle. Pour voir le bien que j'ai possédé î 

don juan. réteindrai ta lumière. 

Isabelle. Ah ! ciel ! qui es- tu, homme? 

don juan. Qui je suis? un. homiAe sans boni. 

Isabelle. Vous n'êtes pas le duc ? 

don juan. Non. 

Isabelle. Au secours ! 

don juan. Contenez- vous, duchesse, donnez-moi la main. 

isàbelliî. Ne me retiens pas, misérable. Au secours... A 
moi, me? gens! 

SCÈNE II 

Les Mêmes, LE ROI DE XAPLrES, avec m. n>rab<au. 

le roi. Qu'est ceci? 

Isabelle, à paît. Le roi ! Malheureuse I 

le roi. Qui êtes- vous ? 

don juan. Qui cela peut-il être? Un homme et une femme. 

LE ROI, à part. Il faut ÎCÎ de la prudence. (Le roi éTite de Toir la 

doche*«e.) Holà ! mes gardes! saisi-sez-vous de cet homme! 
Isabelle, secouTmnt îe v;*ige. Oh! mon honneur perdu ! 



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Le sfrbur.f eur de sévLllr. $& 

SCÈNE III 
Les Mêmes, DON PEDRO TENOR 10, Gardes. 

don pédro. Sire, des cris dans votre appartement! Quelle 
en est la cause ? 

le roi. Don Pedro Tenorio, je vous charge de «es prison- 
niers; sachez ce qu'ils sont. Agissez secrètement; je erois à 
une méchante affaire; j« serai rassuré quand je les saurai 
en votre pouvoir. 

(Il sort.) 

SCÈNE IV 
Les Mêmes, aoio* LE ROI DE NAPLES. 

don pedro. Emparez- vous de lui ! 

don juan. Qui osera t.. . Je puis bien perdre la vie, mais je 
la vendrai si cber qu'il en cuira à quelqu'un. 

don pedro. Tuez-le ! 

don juan. Qui vous abuse ? Je suis prêt à mourir, car je 
suis gentilhomme de l'ambassadeur d'Espagne. Que celui à 
qui je dois m3 rendre s'avance seul. 

don pedro. Éloignez-vous. Retirez-vous tous dans la cham- 
bre voisine avec cette femme. 

(Isabelle et les gardes sortent.) 

SCÈNE Y 

DON JUAN, DON PEDRO TENORIO. 

don pedro. Nous sommes seuls tous les denx, montrez 
maintenant votre courage et votre force. • 

don juan. Si j'ai du courage, mon oncle, ce n'est pas contre 
vous. 



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40 ÏHÉAT RE DE f IRSO DE MOLÎNÀ. 

don pedro. Qui es-tu ? 

DON JUAN, écartant son manteau. Je le répète, VOtre neVeU. 

don pedro, à part. Hélas ! mon cœur ! je crains quelque tra- 
hison! (Haat.) Qu'as-tu fait, ennemi? Comment te trouves- 
tu ici? Dis-moi vite ce qui est arrivé ! Désobéissant, auda- 
cieux ! Je suis prêt à te luer. Achève ! 

don juan. Mon oncle et seigneur, je suis jeune, vous l'avez 
été ! Que le souvenir de vos amours serve d'excuse au mien. 
Et puisque vous me forcez à dire la vérité, écoutez, la voici : 
J'ai trompé et possédé la duchesse Isabelle. 

don pedro. Ne poursuis pasl arrête! Mais comment l'às-tu 
trompée? Parle bas ou tais-toi ! 

don juan. J'ai feint d'être le duc Octavio... 

don pedro. N'en dis pas davantage. Silence t il suffit, (a part.) 
Je suis perdu si le roi sait tout cela. Que dois-je faire? Que 
mon adresse me protège dans une si grave circonstance ! 
(Haut.) Dis, malheureux! n'était-ce pas assez d'avoir dés- 
honoré une autre femme noble en Espagne sans venir com- 
mettre le même crime à Naples, dans le palais du roi, et en- 
vers une aussi illustre dame ? Que le ciel te châtie ! Ton père 
t'envoya de la Castille à Naples; le rivage écumeux de la 
mer d'Italie te donna asile attendant un gage de ta recon- 
naissance pour son hospitalité, et voilà que tu offenses son 
honneur dans celui d'une si noble dame ! Mais nous n'avons 
pas ici de temps à perdre. Vois ce que tu vas faire. 

don juan. Je ne prétends pas vous offrir d'excuses; elles 
vous seraient suspectes. Mon sang, seigneur, est le vôtre, 
versez-le et qu'il paye ma faute. Je suis à vos pieds et voici 
mon épée. 

don pedro. Relève-toi et montre du courage; cette humi- 
lité m'a vaincu. Oseras- tu descendre par ce balcon? 

don juan. Je l'oserai; votre faveur me donne des ailçsl 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 41 

don pbdro. Je veux ensuite te servir. Va-t'en en Sicile ou 
à Milan, où tu vivras caché. 

don juan. J'irai sans plus attendre. 

don pedro. Vraiment? 

don juan. Vraiment ! 

don pedro. Mes lettres t'aviseront des suites de la triste 
aventure dont tu es la cause. 

don juan, à pan. L'aventure est gaie pour moi. (iuut.) Je con- 
fesse que je suis coupable. 

don pedro. Ta folle jeunesse t'a perdu! Descends par ce 
balcon. 

don juan. Dans l'attente de ce qui m'est promis, je pars 
joyeux pour l'Espagne. 

(Il sort par le balcon.) 

SCÈNE VI 

LE ROI DE NAPLES, DON PEDRO TENORIO. 

don pedro. J'ai exécuté, seigneur, votre rigoureuse et / &* 
droite justice. L'homme... 

le roi. Est mort? 

don pedro. Il a échappé à la fureur des épées. 

le roi. Par quel moyen? 

don pedro. De cette façon. A peine aviez- vous donné vos 
ordres, que, sans chercher à s'excuser, le fer à la main, il 
roula son manteau autour de son bras, et, avec une grande 
prestesse, attaquant les soldats et cherchant à éviter une 
mort certaine, il se jeta désespéré du haut du balcon du 
jardin. Vos gens se mirent avec ardeur à sa poursuite, et 
quand ils sortirent par la porte que voici, ils le trouvèrent 
agonisant et replié sur lui-même comme un serpent. Il se 



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42 THÉÂTRE DE T1RS0 DE MOLiNÀ. 

relevait aux cris de mort des soldats, lorsque, baigné de 
sang, il s'échappa avec une telle promptitude que j'en de- 
meurai interdit. La femme, dont vous apprendrez le nom 
avec étonnement, la duchesse Isabelle, retirée dans cette 
chambre, assure que c'est le duc Octavio qui l'a fait tomber 
dans un piège et déshonorée. 

le roi. Que dites- vous? 

don pedro. Je dis ce qu'elle-même elle avoue. 

le roi. Ah! pauvre honneur! Si tu es l'âme de l'homme, 
pourquoi t'a-t-on placé dans la femme inconstante, qui est 
la légèreté même! (Appelant.) Holà! 

SCÈNE VII 

Les Mêmes, Un Serviteur, puis ISABELLE, Soldats. 

le serviteur. Seigneur! 

le roi. Amenez cette femme devant moi. 

don pedro. La garde arrive avec elle, grand seigneur. 

Isabelle, enirani, et à pan. Comment oserai-je lever les yeux 
sur le roi ? 

le roi, au serviteur et aux soldais. Retirez- vous et veillez à la 
porte de cette chambre, (ils sortent.) Dis, femme, quelle ri- 
gueur, quelle mauvaise étoile t'a inspiré l'audace de profa- 
ner mon palais? 

Isabelle. Seigneur! 

le roi. Tais-toi; ta langue ne, pourra excuser l'offense 
que tu m'as faite. Cet homme était donc le duc Octavio? 

Isabelle. Seigneur... 

le roi. L'amour brave-t-il donc les gardes, les valets et 
les châteaux forts au point, de pénétrer jusque dans ces 
murs? Don Pedro Tenprio, enfermez cette femme dans une 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 43 

tour, çt, en secret, faites saisir le duc. Je veux qu'il lui tienne 
parole. 

Isabelle. Grand seigneur, jetez les yeux sur moi ! 

le roi. Il'est juste et raisonnable que le châtiment de 
l'offense que vous m'avez faite retombe sur vous. 

(Il sort.), 

don pedro. Allons, duchesse. 

Isabelle, à part. Je ne puis nie disculper; mais la faute 
s'amoindrira si le duc Octavio veut la réparer. 



SCÈNE VIII 

Salon dans le palais du duc Octavio, à Naples. 

LE DUC OCTAVIO, RlPIQ. 

ripio. Levé de si bonne heure, seigneur? 

octavio. Le repos ne peut calmer le feu que l'amour al- 
lume dans mon âme. C'est un enfant qui ne se plaît pas dans 
un lit moelleux, entre deux draps de toile de Hollande re- 
couverts d'hermine. Il se couche et ne se repose pas. Il est 
matinal et joue comme un enfant. Le souvenir d'Isabelle, 
Ripio, m'ôte la tranquillité. Comme elle vit dans mon âme, 
mon corps veille sans cesse, gardant, absent et présent, le 
château de l'honneur. 

ripio. Pardonnez-moi, votre amour est un sot amour. 

octavio. Que dis- tu, fou? 

ripio. Je dis ceci : C'est une sottise d'aimer comme... Vou- 
lez-vous m'écouter? 

octavio. Va. Poursuis. 

ripio. Je poursuis. Isabelle vous aime-t-elle? 

pçTAVio. En doutes-tu? 



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44 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

ripio. Non; mais je le démande. Et vous, l 'aimez -vous? 

octavio. Moi? Oui. 

ripio. Eh bien, ne serais -je pas un fou fleffé si je 
m'affligeais étant aimé d'une femme que j'aime? Donc si 
vous vous aimez tous les deux d'une égale ardeur, dites- 
moi, qui vous empêche de vous marier sans plus attendre ? 

SCÈNE IX 

Les Mêmes, Un Serviteur, puu DON PEDRO TENORIO, 
Soldais. 

le serviteur. L'ambassadeur d'Espagne vient de mettre 
pied à terre sous le vestibule. Il demande d'un ton cour- 
roucé et hautain à parler à Votre Grâce. Si j'ai bien com- 
pris, il s'agit de prison. 

octavio. De prison? Pour quel motif? Dis-lui d'entrer. 

(Entre don Pedro Tenorio avec des soldats.) 

don pedro. Qui dort ainsi doit avoir la conscience nette. 

octavio. Est-il convenable que je dorme quand Votre 
Excellence me fait l'honneur de me rendre visite? Je veil- 
lerai toute ma vie. Pour quelle cause êtes- vous venu? 

don pedro. Parce que le roi m'a envoyé ici. 

octavio. Si le roi se souvient de moi dans cette circon- 
stance, je serai heureux de lui donner ma vie. Dites-moi, 
seigneur, quelle bonne étoile a voulu que le roi songeât à 
moi ? 

don pedro. Ce fut, duc, votre malheur. Je suis ambassa- 
deur du roi et j'ai de sa part une mission. 

octavio. Marquis, je n'ai nulle inquiétude. Parlez; j'at- 
tends. 

don pedro. Le roi m'a envoyé pour vous arrêter. Ne vous 
troublez pas. 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 45 

octavio. Vous m'arrêtez au nom du roi? En quoi donc 
suis-je coupable? 

don PEDRO. Vous le savez mieux que moi. Mais, si par 
hasard je me trompe, écoutez la mésaventure et sachez 
pourquoi le roi m'a envoyé. A l'heure où les noirs géants, 
pliant leurs sinistres pavillons, fuient pêle-mêle devant le 
crépuscule, . j'étais avec Son Altesse, traitant certaines 
affaires (car les grands aiment les ombres de la nuit). Nous 
entendîmes une voix de femme qui criait au secours. A ce 
bruit, le roi lui-même s'élança et il trouva la duchesse Isa- 
belle dans les bras d'un homme gigantesque. Le roi ordonna 
qu'on se saisît d'eux. Je tentai de désarmer l'homme. Je 
crois que le démon avait pris cette forme humaine, car, de- 
venu poussière et vapeur, il s'échappa par le balcon à tra- 
vers les ormes qui couronnent les tours élégantes du palais. 
La duchesse, arrêtée, déclara devant tout le monde que c'é- 
tait le duc Octavio qui l'avait ainsi abusée en lui promettant 
de l'épouser. 

octavio. Que dites-vous? 

don pedro. Je dis ce que tout le monde sait déjà, qu'Isa- 
belle, par mille moyens... 

octavio. Laissez-moi, ne me parlez pas d'une aussi grande 
trahison d'Isabelle. Mais si ce fut une ruse pour sauver son 
honneur? Poursuivez. Pourquoi vous taire? Seigneur mar- 
quis, est-il possible qu'Isabelle m'ait trompé? femme! Loi 
si terrible de l'honneur l La nuit! un homme dans le palais 
avec Isabelle? Je deviens fout 

don pedro. Comme il est vrai que les oiseaux volent dans 
l'espace, que les poissons vivent dans les eaux, comme dans 
la gloire réside le contentement, la loyauté dans un véri- 
table ami, dans un ennemi la trahison, dans la nuit l'obscu- 
rité et la clarté dans le jour, ce que j'ai dit est la pure vérité. 

3. 



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46 THEATRE DE T1HS0 DE MOLINA. 

ogtaviq. Harquis, je veux vous croire. Il n'y a rien qui 
m'étonne, car la femme la plus constante n'en est pas moins 
femme. Je n'ai plus rien à examiner, puisque mon outrage 
est avéré? 

don pedro. En homme prudent et sage, choisisse la meil- 
leure résolution. 

ocTAvio. Je m'absenterai de ce pays. 

don pbdro. Duc Octavio, que votre départ soit prompt. 

octavio. Je vais ra'embarquer pour l'Espagne* et mettre 
fin à mes ehagrins. 

don pedro. Par la porte du jardin échappez à la prison. 

octavio. Ah! girouette, faible roseau 1... Je sens redou- 
bler ma fureur. Fuyant les déceptions, je m'exile sur une 
terre étrangère. Adieu, patrie 1 La nuit ! un homme dans le 
palais avec Isabelle 1 Je deviens fou. 

(Ils s'éloignent) 

SCÈNE X 

Une plage à Tarragooe. 

TISBEA, portant une liçne à pêcher. 

Parmi toutes les pêcheuses dont la mer fugitive t>aise les 
pieds de jasmins et de roses, moi seule, exempte d'a- 
mour et seule heureuse, je me préserve de sa folle capti- 
vité. Ici où le soleil foule les ondes endormies; remplaçant 
l'obscurité par l'éclat des. saphirs, se répandant sur le sa- 
ble fin parfois en reflets de perles, parfois en poussière lumi- 
neuse, j'écoute les plaintes amoureuses des oiseaux et les 
doux combats de l'eau contre les rochers; tantôt armée 
d'un frêle roseau aussi léger que le folâtre petit poisson que 
berce la mer, tantôt armée de l'épervier qui retient dans ses 
plis tout ce qui est reyêtu d'éc§illes, je me diverti? en liberté 



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Lli SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 47 

au fond de mon âme sans être blessée par le serpent de l'a- 
mour. Et quand j'entends les autres femmes se plaindre de 
l'amour, je suis enviée' de toutes, car de toutes je me ris, 
heureuse mille fois, amour, puisque tu m'épargnes, si toute- 
fois tu ne dédaignes pas ma chaumière pour sa pauvreté. 
Des obélisques de paille la couronnent; elle offre des nids 
aux folles tourterelles. Je conserve sous le chaume mon hon- 
neur comme un fruit savoureux, l'abritant comme un cris- 
tal dans cette enveloppe pour qu'il ne soit pas brisé. Tarra- 
gone défend avec le feu sa plage argentée contre les pirates, 
moi je me défends par le dédain, sourde à leurs soupirs, 
ferme comme un roc devant leurs prières. Anfriso, que le 
ciel de sa main puissante a doué de toutes les qualités de 
l'âme et du corps, est mesuré dans ses paroles, généreux 
dans ses actions, modeste dans le chagrin, patient contre 
mes mépris, et il rôde pendant les nuits glacées autour de 
ma chaumière pour être plus amoureux encore le lende- 
main. Avec les branches vertes qu'il coupe dans les ormes, 
mon toit de chaume, paré par sa galanterie, brille comme 
une aurore, ou bien il me donne le concert avec de douces 
guitare^ ou de frêles chalumeaux, et rien ne le rebute, car 
i'ai un empire absolu sur lui; je suis reine de son amour; il 
trouve son bonheur dans ses peines et sa gloire dans ses 
tourments. Toutes les femmes se meurent d'amour pqur lui, 
et jt chaque heure je le tue sous mes dédains. C'est la condi- 
tion 4e l'airçouF d ? aimer ceux qui vous abhorrent et de dédai- 
gner c£U* qui vous aiment; le contentement le tue et l'af- 
front le fait vivre. Dans un si joyeux jour, sûre d'être 
entourée de flatterie?, l'arnour ne tourmente pas nia jeunesse. 
Mais,ô frivole discours qui me déranges de mon ocçqpatiou 
pe viens pas me distraire pour une chose qui n'en vaut pas 
la peine 1 Je veux jeter ma ligne au vent et l'appât aux pe- 
tits poissons. Mais j'aperçois deux hommes qui, du haut 



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48 . THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

d'un navire, se précipitent dans la mer avant que lesflots 
ne le recouvrent, car il a échoué sut une roche; sa poupe a 
déjà presque disparu; Peau le cache à demi. On ne voit plus 
que sa hune. 

au dehors. Au secours ! Je me noie ! 

tisbea. L'un des hommes va au secours de l'autre qui se 
noie, c'est brave et courtois; il le prend sur ses épaules. 11 
gagne la plage en nageant et je ne vois personne qui vienne 
lui donner aide et protection. Appelons ! Tirseo ! Anfrisot Al- 
fredo I Holà ! Les pêcheurs me regardent. Dieu veuille qu'ils 
m'aient entendue! Mais par miracle ils prennent terre tous 
les deux, celui qui nage épuisé et l'autre encore vivant. 

SCÈNE XI 

TISBEA, DOxN JUAxN, CATALINON. 

(CaUlinon porte don Juan dam tei bru.) 

càtalinon. Que la Cananéenne me soit en aide et comme 
la mer est salée ! Ici il faut bien nager pour se tirer d'affaire. 
Pourquoi, au lieu de tant d'eau Dieu n'a-t-il pas mis là de- 
dans autant de vin ? Ah! Seigneur! il est glacé! Seigneur, 
serait-il mort, par hasard? L'accident est yenu de la mer; 
mais la folie est venue de moi. Maudit soit celui qui le pre- 
mier sema des pins sur la mer et qui affronta les vents sur 
un frêle morceau de bois ! Maudit Jason ! Et que Tifis soit 
aussi maudit ! Il est mort, il en a tout l'air t Pauvre Càtali- 
non, que te reste- t-il à faire? 

tisbea. Homme ! qu'as-tu conservé au milieu de tes més- 
aventures? 

càtalinon. Pêcheuse, beaucoup de maux et l'absence de 
beaucoup de biens, Mon maître est mort ; vois, si cela n'est 
pas vrai ? 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 49 

tisbea. Non, il respire encore. Cours appeler les pêcheurs 
qui sont <}ans cette chaumière ! 

catalinon. Et si je les appelle, viendront-ils ? 

tisbea. Ils viendront aussitôt, n'en doute pas ! Quel est 
ce gentilhomme? 

catalinon. C'est le fils du camarero mayor du roi , lequel, 
avant deux jours, doit me faire comte à Séville où il va, et 
où se trouve Son Altesse, si ses sentiments d'amitié corres- 
pondent aux miens. 

tisbea. Comment le nomme-t-on? 

catalinon. Don Juan Tenorio. 

tisbea. Appelle nos gens. 

catalinon. J'y cours. 

(Il sort.) 
TISIEA, appuyant la tète de don Juan sur tes genoux. Charmant gar- 

çon, brave, noble et de belle tournure. Revenez à vous, sei- 
gneur cavalier! 

don juan. Où suis-je? 

tisbea. Vous le voyez, dans les bras d'une femme. 

don juan. Vous êtes ma vie, si la mer a été ma mort. J'ai 
déjà oublié que je me noyais, puisque de l'enfer de la mer 
je monte à votre ciel rayonnant. L'ouragan a brisé mon na- 
vire pour me jeter à vos pieds, qui sont pour moi un abri et 
un port. 

tisbea. Vous avez un fameux courage pour quelqu'un qui 
a perdu la respiration, et, si vous avez eu de la peine, vous 
en ocrasionnez aux autres. Mais si la mer est un tourment 
et si ses ondes sont cruelles, je soupçonne qu'elles vous font 
dire ce que vous ne pensez pas. Sans doute que vous avez 
bu un bon coup dans la mer; son eau salée assaisonne votre 
discours. Vous parlez beaucoup en ne pariant pas, et quand 
vous arrivez mort vous paraissez très-vivant; plaise 4 Dieu 



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30 THÉÂTRE DE TIHSO DE MOL1NÀ. 

que vous ne mentiez pas ! Vous avez Pair d'un cheval gré- 
geois que la mer jette à mes pieds, puisque vous venez tout 
plein d'eau et que pourtant vous brûlez. Si vous brûlez étant 
mouillé, que ferez-vous donc étant sec ? Vous annoncez beau- 
coup de feu. Plaise à Dieu que vous ne mentiez pas ! 

don juan. Plût à Dieu, jeune pêcheuse, que je me fusse 
noyé pour finir sagement ; vous ne m'auriez pas fait mou- 
rir fou. La mer pouvait m'engloutir dans ses flots d'argent, 
mais non m'enflammer. Vous ressemblez au soleil, et il vous 
donne son pouvoir. Vous avez l'apparence de la neige et 
vous brûlez ! 

tisbea. Pour un homme gelé, vous avez bien du feu! 
Plaise à Dieu que vous ne mentiez pas ! 

SCÈNE XII 

Les Mêmes, GATAL1NON, ANFRISO, CORIDON, pêch.«». 

gatalinon. Les voici tous ! 

tisbea. Et voici ton maître vivant! 

don juan. Ta présence m'a rendu la vie que j'avais per- 
due. 

coridon. Que nous ordonnes-tu? 

tisbea. Coridon, Anfriso, amis... 

anfriso. Nous cherchons tous par divers moyens l'heu- 
reuse occasion de te servir. Dis, Tisbea, que nous com- 
mandes-tu? A peine tes lèvres d'oeillet auront-elles donné 
l'ordre à l'un de tes adorateurs, que sans perdre un moment 
il parcourra la plaine et les montagnes, la mer, la terre, l'air 
et le feu. 

tisbea, i part. Oh! comme hier ces flatteries m'auraient peu 
touchée ! Et aujourd'hui elles me persuadent que sa bouche 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVRIE. 51 

ne mentait pas. (mut.) Amis, je péchais du haut d'un rocher, 
lorsque je vis un navire qui se perdait et deux hommes 
nageant au milieu des flots. J'eus pitié, je criai, personne ne 
m'entendit. Cet homme arriva enfin, échappé aux fureurs de 
là mer, portant sur ses épaules un hidalgo mourant; c'est 
lui que*, dans cette triste circonstance, j'ai envoyé pour, 
vous appeler. 

anfriso. Puisque nous voici tous, dis ce que tu veux que 
nous fassions. 

tisbea. Que nous portions ce jeune homme chez nous, 
que nous fassions sécher ses habits et que nous le régalions. 
Mon père est très-charitable. 

GATALiNON, à part. Elle est d'une beauté ravissante ! 

©ON JUAN, à Catalinon. ÉCOUtet 
CATALINON. J'éCOUte. 

don juan. Si elle te demande qui je suis, dL-lui que tu 
l'ignores. 

catalinon. A moi vous voulez dire ce que j'ai à faire? 

don juan. Je suis fou de la jolie pêcheuse, et je veux en 
triompher cette nuit. 

catalinon. Comment vous y prendrez- vous? 

don juan. Viens , et tais-toi. 

coridon. Anfriso, que d'ici à une heure l'on chante et l'on 
danse. 

anfriso. Allons, et cette nuit ne nous ménageons pas. 

don juan, ba> àTUbea. Je meurs d'amour pour vous! 

tisbea. Comment allez-vous? 

don juan. Je souffre, comme vous voyez. 

tisbea. Vous parlez beaucoup. 

don juan. Vous me comprenez bien. 

tisbea. Plaise à Dieu que vous ne mentiez pas! 

(Ils sortent. 



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53 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

SCÈNE XIII 

L'AJcazar de Se ville. 

LE ROI DON ALFONSO DE CASTILLE, 
DON GONZALO L'ULLOA. 

le roi. Comment s'est terminée votre ambassade, grand 
commandeur? 

don gonzalo. J'ai va à Lisbonne le roi don Juan, votre 
cousin, armant trente navires. 

le roi. Pour quelle destination? 

don gonzalo. Pour Goa, m'a-t-il dit; mais je crois à due 
entreprise plus facile : je pense qu'il veut investir au prin- 
temps Ceuta ou Tanger. 

le roi. Que Dieu l'assiste et le récompense en augmen- 
tant sa gloire I Qu'avez-vôus réglé ? 

don gonzalo. Il demande Cerpa et Mora, Olivenza et Toro, 
et en échange il vous rend Villa verde, Almendral, Metola et 
Herrera entre Casiille et Portugal. 

le roi. Nous signerons en leur temps ces traités, don Gon- 
zalo; mais racontez-moi d'abord votre voyage. Lisbonne 
est-elle une belle ville? 

don gonzalo. La plus grande ville d'Espagne; et si Vous 
voulez que je vous dise ce que j'ai vu, je vous en ferai à 
l'instant le récit. 

le roi. Je Técouterai avec plaisir : donnez-moi un siège. 

don gonzalo. Lisbonne est une huitième merveille. Des 
entrailles de l'Espagne, qui sont les terres de Cuença, sort 
le Tage opulent qui traverse la moitié de l'Espagne. Il se 
iptte dans l'Océan par la partie sud de cette ville; mais 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 58 

ayant qu'il perde son cours et son illustre nom, il forme un 
port entre deux chaînes de montagnes où Ton voit des bar- 
ques, des nefs et des caravelles de tous les pays du monde. 
On y voit des galères et des saïques levantines en si grand 
nombre, que de la terre on dirait une grande ville où trône 
Neptune. Du côté du ponent, le port est défendu par les deux 
forteresses de Cascaës et de San Juan, les plus redoutables 
de la terre. A un peu plus d'une demi-lieue de cette grande 
cité se trouve Bélem, couvent du saint célèbre par sa pierre 
et par son lion gardien, protecteur éternel des rois et reines 
• catholiques. Le fleuve commence alors depuis Aldfotara, et 
pendant une bonne lieue, à couler vers le couvent de Jobre- 
gas. Au milieu se trouve la belle vallée couronnée de trois 
collines que le pinceau d'Apelles serait impuissant à repro- 
duire. Vues de loin, elles paraissent des cônes de perles qui 
pendent du ciel. Dans leur immense étendue on aperçoit 
uni multitude de couvents et d'églises, d'édifices et de rues, 
de châteaux et de commanderies qui effacent la splendeur de 
Rome. Ce qu'il y a de plus admirable , c'est que du haut du 
château môme, dans un espace de six lieues, on découvre 
soixante villages baignés par la mer, et parmi eux le couvent 
d'Olivelas, où j'ai compté six cent trente cellules et douze 
cents religieux. De ce point à Lisbonne, à une distance très- 
rapprochée, se groupent quinze cent trente maisons de plai- 
sance toutes avec leurs jardins. Au centre de la ville est une 
place magniflque, le Rocio, large et bien disposée. Il y a cent 
ans et plus la mer baignait son sable, couvert aujourd'hui de 
trente mille maisons. 11 y a une rue qu'on appelle la rue 
Neuve, rua Nova, où Ton voit toutes les richesses de l'Orient, 
si bien que le roi me contait qu'un de ses marchanda mesure 
son argent par fanègue*. La place sur laquelle est bâti le pa- 

1. Lifanègue, mesure de capacité d'Espagne, égale 55 litres 50. 

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54 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

lais du roi est toujours garnie de navires chargés d'orge et 
de blé de France et d'Angleterre. Le palais royal, dont le Tage 
baise les pieds, est Pédifice d'Ulysse, d'où la ville prend son 
nom, en langue latine Ulisibona ; ses armes sont une sphère 
servant de piédestal aux plaies que dans une sanglante ba- 
taille la majesté immense donna au roi don Alfonso Henri - 
quez. Parmi les vaisseaux du grand arsenal on distingue 
ceux de la conquête, si vastes que, vus de terre, on dirait 
qu'ils touchent le ciel. Ce qu'il y â d'extraordinaire , c'est que 
ceux qui sont à table voient le poisson qu'ils vont manger 
péché à leur porte et frétillant dans le filet. Chaque soir, sur 
le rivage, on campte plus de mille navires chargés de mar- 
chandises diverses et des approvisonnements ordinaires, 
pain, huile, vins et bois, fruits àe toutes sortes, neige des 
montagnes d'Estrella, que les petits marchands portent sur 
leur tête et vendent en criant par les rues. Mais pourquoi 
tant parler? Supputer une partie des richesses de cette ville 
luxueuse serait vouloir compter les étoiles. Lisbonne, grand 
seigneur, possède cent trente mille habitants, et pour eu 
finir, un roi qui vous baise les mains *. 

le roi. J'aime mieux, don Gonzalo, avoir entendu votre 
relation succincte que d'avoir vu cette grande ville. Ayez- 
vous des enfants ? 

don gonzalo. Grand seigneur, une fille, une merveille de 
beauté! 

le roi. Je veux la marier de ma main. 

don gonzalo. Comme il vous plaira, seigneur. J'accepte 
pour elle. Quel est le nom du prétendu? 

le roi. Il est absent; mais il est né à Séville et se nomme 
don Juan Tenorio. 

1. Tout ce récit est bien naïf et peu scénique; j'ai cru pourtant de- 
voir le traduire, 



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LE SÉDUCTEUR D.E SÉVILLE. 55 

don gonzalo. J'en vais porter la nouvelle à dona Ana. 
le roi. Al!ez en paix et revenez avec la réponse. 

(Tls sortent.) 

SCÈNE XIV 

La plage de Tarragone. 

DON JUAN, CATALINON. 

don juan. Amène les chevaux, puisqu'ils sont prêts. 

catalinon. Quoique Catalinon. je suis seigneur, homme de 
bien, et ce n'est pas de moi qu'on dit : < Catalinon est 
l'homme que vous savez. » Je fais mentir mon nom. 

don juan. Pendant que les pêcheurs sont en fête, dépêche- 
toi d'amener les chevaux. Je ne me fie qu'à leurs pieds rapi- 
des pour me mettre à l'abri. 

catalinon. Enfin, prétendez- vous abuser de Tisbea? 

don juan. Puisque la tromperie est mon costume habituel, 
que me demandes-tu, sachant qui je suis? 

catalinon. Je sais que vous êtes le châtiment des femmes. 

don juan. Je meurs d'amour pour Tisbea; c'est une bonne 
fille. 

catalinon. C'est bien payer son hospitalité ! 

don juan. Niais ! Ënée fit la même chose à la rfeine de Car- 
thage. 

catalinon. Tromper les femmes de cette façon; vous le 
payerez à l'heure de votre mort! 

don juan. Tu me donnes là une longue échéance. Tu es 
digne de ton nom de Catalinon. 

catalin n. Suivez voire fantaisie* Voici l'infortunée. 

don juan. Va-t'en et ramène les chevaux. 

catalinon». Piauwe femme, nous te payons bien notre 
écot! 

(Il soit.) 



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56 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

SCÈNE XV 

DON JUAN, TISBEA. 

tisbea. Quand je suis un moment sans toi, il me semble que 
je suis hors de moi-même. 

don juan. Lorsque tu parles ainsi, je n'ajoute aucune foi 
à tes paroles. 

tisbea. Pourquoi ? 

don juan. Parce que si tu m'aimais, tu aiderais à mes 
vœux. 

tisbea. Je suis h toi. 

don juan. Dis! qu'attends-tu? et quelle est ta pensée? 

tisbea. Je pense que j'ai trouvé en toi le châtiment de l'a- 
mour. 

don juan. Je te promets de t'épouser, mon bien; tu es ma 
vie, et je m'oblige à tout: quand je devrais perdre l'existence 
à ton service, je la regarderais comme bien perdue. 

tisbea. Ma condition n'est pas égale à la tienne. 

don juan. L'amour est un roi qui égalise, par une juste 
loi, la soie et la bure. 

tisbea. J'incline à te croire; mais vous autres hommes, 
vous êtes des trompeurs. 

don juan. Est- il possible, mon bien, que tu ignores ma 
manière de procéder en amour? D'aujourd'hui, mon âme est 
à toi. 

tisbea. Je te cède, sous promesse que tu seras mon mari. 

don juan. Je jure, beaux yeux qui me tuée en me regar- 
dant, que je serai votre époux. 

tisbea. Souviens-toi, mon bien, qu'il y a un Dieu .et qu'il 
y a une mort! 

don juan, à put. J'ai du temps devant moi. (aiut.) Tant que 



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LE SÉDUCTEUR DÉ SÉVlLLË. &1 

t)ieu me laissera la vie, je serai ton esclave. Voici ma main 
et ma foi. 

tisbea. Je te payerai fidèlement. 

don juàn. Je ne me contiens plus. 

tIsbea. Viens l cette chaumière sera témoin de notre bon- 
heur. Cache-toi dans ces roseaux en attendant le moment. 

don juan. Par où entreraî-je? 

tisbea. Viens, je te le dirai. 

don juan. Tu rends mon âme bienheureuse l 

tisbea. Que ce consentement t'oblige, sinon que Dieu te 
punisse ! 

don juan, à part. J'ai du temps devant moil 

(Ils sortent.) 

SCÈNE XVI 

CORIDON, ANFRISO, BELISA, Musiciens. 

coBiDON. Hé t appelez Tisbea et les bergers, afin que l'hôte 
retrouve la ville au village. 

belisa. Nous allons les chercher. 
. coridon. Allons l 

belisa. Voici la chaumière. 

goridôn. Ne vois-tu pas qu'elle est occupée de ses heureux 
hôtes, à qui tout le monde porte envie ? 

anfriso. Tisbea est toujours enviée. 

belisa. Chantez quelque chose en attendant qu'elle arrive, 
car nous désirons danser. 

anfriso. Commentdissiperlechagrinqui vientde lajalousie? 

les musiciens, chanunt. « La jeune fille est allée à la pêche; 
elle a tendu ses filets, et au lieu de poissons, elle a pris des 
cœurs. » 

(On danse.) 



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gg f HK.VtBK DE ÏIRSO HE MOLINA. 

SCÈNE XVII 

Les Mêmes, TISBEA. 

tisbkà. Au feu! au feu! je brûle! ma chaumière est en 
flammes! Sonnez au feu, amis; les pleurs de mes yeux ne 
pourront l'éteindre. Au feu! bergers! de l'eau ! àe l'eau 1 
Amour, clémence, mon âme est embrasée! ma chaumière, 
vil instrument de mon déshonneur et de mon infamie, af- 
freux repaire de bandits, complice de mon outrage ! Honte 
aucœur faux qui abandonne une femme déshonoré • ! Nuée 
sortie de la mer pour ma destruction! Au feu! au feu! ber- 
gers ! de l'eau, de l'eau ! Amour, clémence, mon âme est em- 
brasée. Moi, qui me moquais des hommes; celles qui trom- 
pent, finissent toujours par être trompées. Ce gentilhomme 
m'a séduite en me promettant de m'épouser* at il a profané 
l'honnêteté de mon toit! Et moi-même je lui ai prêté les 
chevaux que j'ai nourris et qui remportent dans sa fuite. 
Suivez-le tous, suivez-le. Mais il n'importe! c'est aux pieds 
du roi que j'irai demander vengeance. Au feu! bergers! au 
feu! de l'eau! de l'eau! Amour! pitié! mon âme est en feu) 

(Elle sort.) 

coridon. Poursuivons ce scélérat! 

anfriso. Il est cruel de souffrir et de se taire. Mais, grâces 
au ciel qui, par cet homme, m'a vengé de cette ingrate ! Allons 
à la recherche de Tisbea, qui s'enfuit désespérée et qui cher- 
che un plus grand malheur! 

coridon. L'orgueilleuse a trouvé une misérable fin ! 

anfriso. Elle se jette dans la mer. 

coridon. Arrête, Tisbea. 

tisbea, au lointain. Au feul bergers ! de l'eau! dé l'eau 1 
Amour ! pitié ! mon âme est en feu! 



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DEUXIÈME JOURNÉE 



SCÈNE PREMIÈRE 
L'Àlcazar de SévilJe. 

LK ROI DON ALFONSO, DON DflSGO TENOMO, 

puis' Un Valet. 

le roi. Que me dites-vous ? 

don diego. Seigneur, je dis la vérité. Je suis assuré du cas 
par cette lettre, qui est de votre ambassadeur et mom frère. 
On l'a trouvé dans l'appartement môme du roi avec une 
belle dame du palais. 

le roi. Quelle était sa qualité? 

don diego. Seigneur, c'était la duchesse Isabelle. 

le roi. Quelle audace! Et où est-il maintenant? 

don diego. Seigneur, à "Votre Altesse je ne dois pas cacher 
la vérité ! Il est arrivé cette nuit à Séville avec un valet. 

le roi. Vous savez, Tenorio, combien je vins estime : j'in- 
formerai le roi de Naples de ce qui arrive; nous marierons 
le jeune homme à Isabelle, nous rendrons le repos au duc 
Octavio qui souffre, quoique innocent, et faites en sorte que 
sans plus de délai don Juan soit exilé. 

don diego. Où ira-t-il, seigneur? 

le roi. Qu'il connaisse mon mécontentement en quittant 



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$0 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOL IN À. 

Séyille; que cette nuit il aille à Lebrija l et qu'il rende grâce 
seulement au mérite de son père... Mais, don Diego, que di- 
rons-nous à Gonzalo d'UUoa? Je l'ai fiancé à sa fille et je ne 
sais quel remède y trouver. 

don diego. Ordonnez-moi, seigneur, de tout faire pour 
maintenir sauf l'honneur de cette dame, fille d'un tel père. 

le roi. Je sais un moyen qui le consolera, je vais le faire 
grand majordome. 

(Entre un Talet.) 

le valet. Un gentilhomme arrive de voyage et dit, sei- 
gneur, qu'il est le duc Octavio. 
le roi. Le duc Octavio? 
le valet. Oui, seigneur. 
le roi. Qu'il entre t 

SCÈNE II 
Les Mêmes, main. Le Valet, LE DUC OCTAVIO, 

en habits de voyage. 

octavio. Grand seigneur, un malheureux exilé baise vos 
pieds; votre présence aplanira les obstacles de son chemin. 

le roi. Duc Octavio... 

octavio. Je viens, fuyant la folie d'une femme et l'outrage 
involontaire d'un homme qui fut la cause de mon voyage. 

le roi. Je sais déjà, duc Octavio, votre innocence; j'écri- 
rai au roi pour qu'il vous rende votre ancienne position, et 
pour que votre voyage ne vous soit pas préjudiciable, je vous 
marierai à Séville avec son agrément, son pardon et ses 
bonnes grâces. Quoique Isabelle soit un ange de beauté* elle 

4. Lebrija, petite ville à quatre kilomètres du Guadalquivir, sur 
la route de Séyille à Cadix. La tour de l'église de Lebrija, par sa hau- 
teur et par son élégance, rappelle la Giralda de Séville. 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVlLLË. 61 

Vous paraîtra laide auprès de la femme que je tous donne. 
Gonzalo d'UUoa est grand commandeur de Calatrava; le 
Maure cbante ses louanges par crainte, car le lâche est tou- 
jours flatteur. II a une fille à qui sa vertu suffirait pour uot. 
C'est une merveille et l'étoile de la Gastille. Je veux vous la 
donner pour femme. 

octavio. Je serais heureux quand je n'aurais accompli ce 
voyage que pour ce seul résultat, surtout sachant qu'il est 
de votre goût. 

le roi, i don oie S o. Le duc sera votre hôte; faites en sorte 
que rien ne lui manque. 

octavio. On ne peut vous supplier, seigneur, sans sortir 
les mains pleines de présents. Vous êtes le premier des Al- 
phonse, quoique étant le onzième. 

(Le roi et don Diego sortent.) 

SCÈNE III 

Une rue de Séville. 

LE DUC OCTAVIO, RIPIO. 

ripio. Qu'est-il arrivé? 

octavio. J'ai parlé au roi, il m'a reçu honorablement. J'ai 
été César avec le César, car j'ai vu, j'ai combattu et j'ai 
vaincu. Il me donne une femme de sa main et s'offre à faire 
ma paix avec le roi de Naples. 

ripio. La Gastille a raison de yanter sa générosité. Enfin 
il vous a offert de vous marier? 

octavio. Oui, ami, avec une femme de Séville, et Séville 
produit non-seulement des hommes forts et braves, mais 
aussi de belles femmes. Où trouve-t-on, si ce n'est à Séville, 

4 



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tf Ï&ÈATHE DE f IRSO DE MOLIfifA. 

jine marte élégamment drapée, une vaillance où le pur so- 
leil se cache. Mon tombeur eut tel, que je suis déjà consolé de 
mon malheur. 

SCÈNE IV 

Les Mêmes, DON JUAN, CATALINON. 

catalinon, à pari, à son miiire. Seigneur, n'avancez pas, voici 
le duc innocent, le sagittaire d'Isabelle, ou pour mieux dire 
son capricorne. 

dok juan. Dissimule. 

catalinon, à part. Il lui fait des politesses au moment où il 
le trahit. 

don juan, an duc. Comme j'ai quitté Naples en toute hâte 
par ordre de mon roi, je n'ai pu trouver le temps, Octavio, 
d'aller prendre congé de vous. 

octavio. Vous n'avez pas besoin, don Juan, de vous dis- 
culper. Nous voilà donc tous les deux réunis à Séville? 

don juan. Qui aurait cru, duc, que je vous retrouverais 
ici pour vous servir comme j'ai le désir de le faire? On ne 
peut, ami, quitter une résidence aussi charmante que Na- 
ples, si ce n'est pour Séville. 

octavio. Si je vous entendais parler ainsi à Naples et non 
ici, je soupçonne que je rirais de l'assentiment que je vous 
donne à cette heure; mais venant habiter ce pays, c'est, 
quels que soient vos éloges, une faible louange que vous ac- 
cordez h Séville. — Qui viejit vers nous? 

don juan. C'est le marquis de la Mota. Il faut être bien 
impoli... 

octavio. Si vous avez besoin de moi, mon épée et mon 
bras sont à votre disposition. 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 63 

catalinon, à pin. Et, *')! le teut, Il vitfirta une auire fefflme 
sous son nom. . 

octwio. Je suis content dé vous. 

(Octavio et Kipio torts*!.) 

SCÈNE V 

LE MARQUIS DE LA MOTA, Un Valbt, DON JUAN, 
jCATÀLlNON. 

mota. Tout aujourd'hui je vous ai cherché sans pouvoir 
vous rencontrer. Vous ici, don Juan, tandis que votre ami 
pleure votre absence? 

don juan. Pardieùt vous me devez bien la grâce que vous 
m'octroyez. Quoi de nouveau à Séville? 

MOtA. fout y est bien changé. 

don juan. Les femmes f 

mota. Chose jugée) 

don juan. Inès? 

MotA. Se retire a Béjar. 

don juan. Joli séjour pour une femme de qualité ! 

mota. Le temps l'exile à Béjar. 

don juan. Elle y mourra. Constance?... 

mota. Elle pleure ses cheveux et ses sourcils. Le Portu- 
gais l'appelle vieille et elle entend belle. 

don juan. EtTéodora? 

mota. Au printemps dernier elle échappa à une indispo- 
sition galante et, devant moi, il lui tomba une dent parmi les 
fleurs de sa conversation. 

don juan. Julia, celle du Candiléjo < ? 

1. Rue de Madrid, 



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64 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

mota. Elle se défend avec son fard. 

don juan. Sa vend-elle toujours comme poisson frais ? 

mota. Elle se donne pour poisson salé. 

don juan. Le quartier de Cantarranas est-il bien habité? 

mota. En grande partie par des grenouilles. 

don juan. Les deux sœurs vrvent-elles toujours? 

mota. Ainsi que la guenon de Tolu de leur mère Cèles- 
tine, qui leur enseigne les bons principes. 

don JUAN/Oh! vieille de BelzébuthJ comment va l'aînée? 

mota. Blanca, sans une blanca (sans un sou 1 ), a un saint 
pour qui elle jeûne. 

don juan. Donne-t-elle aussi dans la dévotion? 

mota. C'est une femme sainte et constante. 

don juan. Et l'autre? 

mota. Elle débute mieux. Elle fait flèche de tout bois. 

don juan. C'est un habile menuisier. Marqua, fait-on tou- 
jours de bonnes duperies? 

mota. Moi et don Pedro d'Esquivel nous en avons l'autre 
nuit exécuté une fameuse, et pour celle-ci nous préparons 
encore deux bons tours. 

don juan. J'irai avec vous, et je retrouverai certain nid 
où j'ai laissé des œufs pour nous deux. Faites-vous toujours 
la cour aux femmes sur les terrasses? ' 

mota. Je cherche l'impossible. 

don juan. N'êtes -vous pas payé de retour? 

mota. Celle que j'aime me favorise et fait cas de moi. 

don juan. Qui est-elle? 

mota. Dona Ana, ma cousine, récemment arrivée ici. 



1. Blanca, sin blanca ninguna. La blanca était une pièce de mon- 
naie de Villon yalant un deini-inaravédi. 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 65 

don juan. D'où vient-elle? 

mota. De Lisbonne, où elle était avec son père à l'ambas- 
sade. 

don juan. Est-elle belle? 

mota. Charmante. La nature s'est surpassée en créant 
dona Ana d'Ulloa. 

don juan. Est-elle vraiment aussi belle que vous le dites? 
Vive Dieu! il faut que je la voie. 

mota. Vous verrez la plus grande beauté qui soit sous les 
yeux du roi. 

don juan. Épousez-la, si elle est si parfaite. 

mota. Le roi l'a fiancée, et l'on ignore à qui. 

don juan. N'a-t-elle pas une préférence pour vous? 

mota. Elle m'écrit. 

catalinon, à part. Arrête-toi, car tu es la dope du pins 
grand fourbe d'Espagne 1 

don juan. Vous êtes le plus heureux des hommes. 

mota. J'attends en ce moment une dernière réponse. 

don juan. Ne perdez pas l'occasion. Allez, je vous attends 
ici. 

mota. Je reviens. 

catalinon, an vaiet. Adieu, seigneur. 

(Le marquis et son Ttlet sortent.) 

don juan, à cauiinoo. Puisque no us voilà seuls, suis le mar- 
quis, qui vient d'entrer au palais. 

(Catalinon tort.) 



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66 THEATRE DE TIR30 DE MOLINA. 



SCÈNE VI 

UNE SERVANTE, qui p-raît au balcon d'une fenêtre, DON JÙÀN. 
LA SERVANTE. Psi! 

don juan. Qui appelle? 

la servante. Étant l'ami du marquis, vous devez être 
discret et courtois j rendez-lui ce papier. N'oubliez pas qu'il 
contient le repos d'une femme 1 

don juan. Je le lui remettrai. le suis son ami et gentil- 
homme. 

la servante. Il suffit, seigneur étranger, adieu 1 



SCÈNE VII 

DON JUAN, m,i. 

La voix s'en est allée! Ce qui vient de se passer n'a-t-il 
pas l'air d'un ehèhanlement? Cette lettre m'a été remise par 
l'estafette de Pair. Sans doute elle est de la dame que le mar- 
quis louait si fort tout à l'heure. En ceci j'ai eu de la chance. 
Séville me nomme parfois le Séducteur et dit que thon plus 
graûd plaisir est de tromper tme femme et de lui ravir l'hon- 
neur. Vive Dieu! je puis ouvrir cette lettre, puisqu'elle 
m'est venue de la place publique? Cela me donne envie dé 
rire. Voilà la lettro ouverte, et elle est de sa main, cela 
est clair, puisqu'elle est signée dona Ana. Elle contient ceci : 
« Un père sans loyauté m'a fiancée secrètement sans que 
j'aie pu m'y opposer; je ne sais si je pourrai vivre, puisqu'il 
m'a donné la mort. Si tu fais quelque cas de mon amour et 
de ma volonté, et si ton amour fut véritable, montre«le dans 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. . 67 

cette circonstance. Pour que tu sacbes mon estime pour toi, 
viens cette nuit à la porte, elle sera ouverte à onze heures. 
Tu réaliseras ton espoir, et ion amour trouvera sa récom- 
pense. Pour que Léonorilla et les duègnes puissent te recon- 
naître, tu porteras un manteau de couleur claire. Jô te confie 
tout mon amour et adieu, amant infortuné! • Est-il une pa- 
reille aventure? Je ris d'avance de la bonne plaisanterie. Je 
la posséderai, vive Dieu! par le moyen et par la ruse qui 
m'ont donné Isabelle à Naples. 

SCÈNE VIII 

CATALINON, DON JUAN. 

catalinon. Voici le marquis. 

don JtrAN. Cette huit, nous avons à ftirfe tous les tient. 

CÀTALiïtofc. Y d-t-il quelque nouvelle fourberie f 

DôNJuÀtf. Une hoagnifique. 

catalinon. Je faô PâpprbUtè pas. Vous voulez dbnc qu'à 
la fin nous soyons dopes aussi ; celui qui vit de tromperie 
fihtt \>at êkre trompé à son tour. 

don juan. Tu te fais prédicateur, imperiineriiî Je t'a Sertis 
pour cette fois, afin que tu n'y revienûéfc pliis. 

catalinon. Dorénavant j'obéirai et je donfaerai la citasse 
en votre compagnie môme, à un tigre et à uû éléphant. 

don JuÀ*. Tâtè-tbï, toifei le rtïârqttlà. 

catalinon. Est-ce lui que nous allons chasser? 



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68 THEATRE DE T1RS0 DE MOLINA. 

SCÈNE IX 

Les Mêmes, LE MARQUIS DE LA MOTA. 

don juan. Marquis, on m*a donné pour tous, par ce bal- 
con, un message tout à fait galant; je n'ai pas vu qui me le 
remettait; j'ai reconnu seulement à la voix que c'était une 
femme. On vous invite à vous trouver ce soir à cette porte, 
qui sera ouverte à onze heures; vous devez porter un man- 
teau de couleur claire pour vous faire reconnaître de Léo- 
norilla et des duègnes. 

mota. Que dites- vous? 

don juan. Qu'on m'a rendu ce message par une fenêtre et 
que je n'ai pas vu qui me l'a donné. 

mota. C'est un baume pour mes souffrances. Ah! cher 
ami, vous me rendez l'espérance; que je tombe à vos pieds! 

don juan. Je ne suis pas votre cousine. C'est vous qui de- 
vez jouir de ses faveurs, et vous voulez vous jeter à mes 
pieds ? 

mota. Ma joie est telle, qu'elle m'a mis hors de moi. so- 
leil! hâte ton cours! 

don juan. Il s'incline vers le couchant. 

mota. Ami, éloignons-nous d'ici; nous reviendrons quand* 
il fera nuit. J'en perds la tête! 

don juan. Cela se voit, du reste; mais à minuit, ce sera 
bien autre chose. 

mota. Ah ! cousine de mon âme! Cousine, veux-tu donc 
récompenser mon amour? 

catalinon, à part. Par le Christ! je ne donnerais pas un sou 
de la cousine ! 

(Le marquis tort.) 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 69 



SCÈNE X 

DON DIEGO TENORIO, DON JUAN, CATALINON. 

don diego. Don Juan! 

catalinon. Votre père vous appelle. 

don juan. Que veut votre seigneurie? 

don diego. Je voudrais te voir plus sage, meilleur, et avec 
une plus honnête réputation. Est- il possible qu'à chaque 
heure tu avances ma mort? 

don juan. Quel motif vous amène? 

don diego. Les folies de ta vie. Enfin le roi m'a ordonné 
de te chasser de la ville, parce que, avec raison, il est indi- 
gné de tes vices. Quoique tu me l'aies caché, le roi connaît 
déjà ton crime, et il est si grave que je n'ose le répéter. 
Trahir un ami, et dans le palais du roi! Malheureux! que 
Dieu t'envoie le châtiment que mérite une telle action! Sa- 
che-le, quoiqu'il semble que Dieu ferme les yeux sur tes 
fautes, le châtiment arrive toujours. Et quelle peine doit-il 
réserver à ceux qui profanent son nom? Dieu est un juge 
sévère après la mort ! 

don juan. Après la mort? Nous avons le temps. Il y a un 
grand voyage d'ici-là. 

don diego. Il te paraîtra court. 

don juan. Et celui que vous m'ordonnez, pour le bon plai- 
sir du roi, est-il long aussi? 

don diego. Jusqu'à ce que l'injuste outrage fait au duc Oc- 
tavio soit réparé, et que l'émotion causée à Naples par l'a- 
venture d'Isabelle soit calmée, le roi veut que tu restes retiré 
9 L-ebrija, peine légère pour ta méchanceté. 



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70 THEATRE DE TIRSO DE MOMNA. 

catalinon, i p«rt. Et s'il était instruit de l'histoire de la 
pauvre pêcheuse, le bon vieux aurait bien plus de chagrin* 

don DIEGO. Et si tu ne te rends pas à ma démarche et à 
mes raisons, j'abandonne ton châtiment à Dieu! 

(Il sort.) 

SCÈNE XI 

DON JUAN, CATALINON. 

catalinon. Le vieux s'en est allé tout attendri. - 

don juan. Les larmes I c'est la manie des vieillards! Puis- 
que voici la nuit, allons chercher le marquis. 

catalinon. Allons! Sa maîtresse sera-t-elle à vous? 

don JtiAN. Ce sera mon triomphe de séduction. 

catalinon. Plaise à Dieu que nous sortions pacifiquement 
de cette affaire ! 

don juan. Catalinon, enfin ! 

cataunon. Vous êtes le requin des femmes, et Ton devrait 
publier à son de. trompe cette annonce^pour l'instruction des 
demoiselles : < Que toutes se gardent d'un homme qui trompe 
les femmes et qui est le grand séducteur de l'Espagne. » 

don juan. Tu me donnes là un joli nom. 

SCÈNE XII 

11 fait nuit. 
Les Mêmes, LE MARQUIS DE LA MOtA, Musiciens. 

LES MUSICIENS, chantant. 

Quand toujours on efspère 
Souvent on désespère. 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉV1LLË. 71 

uota. Que le jour ne vienne jamais troubler mon bonheur ! 
don juan. Quel est ce bruit? 
gatalinon. Ce sont des musiciens. 
mota. On dirait que le poëte converse avec moi. Qui va là? 
don juan. Ami ! 
mota. Est-ce vous, don Juan? 
don juan. Est-ce vous, marquis? 
mota. Qui cela serait-il, sinon moi? 
don juan. Je vous ai tout de suite reconnu à votre man- 
teau. 
mota, aux muticieni. Chantez, puisque don Juan est arrivé. 

LES MUSICIENS, chantant. 

Quand toujours on espère 
Souveot on désespère. 

don juan. Quelle est la maison que vous regardez? 

mota. Celle de don Gonzalo d'Ulloa, 

don juan. Où irons-nous ? 

mota. A Lisbonne. . 

don juan. Comment, puisque vous êtes à Séville? 

mota. ela vous étonne? Ne voit-on pas vivre dans le 
meilleur accord la pire engeance de Portugal et ce qu'il y a 
demieuxenCastille? 

don juan. Oà vit cette engeance? 

mota. Dans la rue du Serpent, où vous verrez, revenus au 
siècle d'Adam, des Portugais qui, dans cette amère vallée, 
tentent mille Èves avec un appât; cet appât, c'est de For 
qu'ils nous volent. 

don juan. Pendant que vous allez dans cette rue, je vou- 
drais pousser une reconnaissance. 

mota. J'ai ici près un brave qui m'attend. 



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n THEATRE DE TIRSO DE MOUNA. 

don juan. Si vous me laissez faire, seigneur marquis, vous 
verrez si l'on m'échappe. 

mota. Allons! et prenez mon manteau pour mieux réussir. 

don juan. Bien parié ! Venez, et vous me montrerez la 
maison. 

mota. Pour assurer le succès, imitez ma voix. Voyez - 
vous cette jalousie? 

don juan. Je la vois. 

mota. Allez-y, prononcez le nom de Béatriz et entrez. 

don juan. Quelle femme est-ce? 

mota. Tirant sur le rouge et à l'abord froid. 

gatalinon. Ce sera une femme alambic. 

mota. Attendons- nous sur l'escalier. 

don juan. Adieu, marquis. 

gatalinon. Où allons-nous? 

don juan. Tais-toi, niais. Nous allons exécuter mon projet. 

catalinon. Bien ne vous échappe. 

don juan. J'adore les jeux compliqués. 

gatalinon. Vous avez jeté la cape au taureau. 

don juan. Non, c'est le taureau qui m'a jeté la cape. 

(Ils entrent dans la maison.) 

mota. La duègne va croire que c'est moi. Quel amusant 
auxiliaire! 

LES MUSICIENS, chantant. 

Quand toujours on espère 
Souvent on désespère. 

(Ils sortent.) 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉV1LLE. 73 

SCÈNE XIII 

Une salle dans la maison de don Gonzalo. 

DOfiA ANA, DON GONZALO D'ULLOA, DON JUAN, 
CATALINON. 

dona ana, dans 1» coulisse. Fourbe! vous n'êtes pas le mar- 
quis ; vous m'avez trompée 1 
don juan, de marne. Je le suis, je vous l'affirme. 
dona ana. Perfide ennemi, tu mens, tu mens! 

(Entre don Gonzalo, l'épée nne à la main.) 

don gonzalo. C'est la voix de dona Ana que j'entends! 

dona ana, dans u coulisse. Personne netuera-t-il ce traître qui 
m'a déshonorée? 

don gonzalo. Vit-on une telle audace! Déshonorée! hélas! 
Et c'est elle-même qui le proclame ! 

dona- ana. Tuez-le! 

(Entrent don Juan et Catalinon, les épées nnes à la main* 

don juan. Qui est là? 

don gonzalo. Le mur tombé de la tour de mon honneur 
que ta as jeté à terre, traître, et où était renfermée ma vie! 
don juan. Laissez-moi passer! 
don gonzalo. Passer? par la pointe de cette épée. 
don juan. Tu mourras. 
don gonzalo. Qu'importe ! 
don juan. Je t'avertis que je vais te tuer. 

(Ils se battent.) 

don gonzalo. Meurs, traître! 
don juan, lé fnppaat. C'est ainsi que je meurs. 
catalinon, à pan. Sijo reviens de celle-ci, plus jamais de 
tromperies, plus jamais de fêtes! 

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74 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

DON GONZALO, tombant. Ah 1 tU m'as tué t 

don juan. C'est toi qui t'es ôté la vie ! 
don gonzalo. A quoi bon vivre ? 
don juan. Fuyons! 

(Don Juan s'enfuit avec Catalinon.) 

don gonzalo. Tu as glacé mon sang et redoublé ma furetir. 
Je suis mort; il n'y a pas début que l'on n'atteigne. Ma ven- 
geance te suivras; tu es uu traître et un lâche 1 

(Il meurt; des Yalats viennent relever le cadavre.) 

SCÈNE XIV 

Une rtre. 

LE MARQUIS DE LA MOTA, Musiciens, p«* DON JUAN, 
CATALINON. 

mota. Minuit va sonner et don Juan tarde beaucoup. 
Anxiété cruelle pour celui qui attend! 

(Entrent don Juan et Gatalinon.) 

don juan. Est-ce le marquis? 

mota. Est-ce don Juan? 

don juan. C'est moi! reprenez votre manteau. 

mota. Et la reconnaissance? 

don juan. Elle a été funeste. Enfin, marquis, il y a eu mort 
d'homme. 

catalinon. Seigneur, sauvez- vous de ce mort! 

mota. Plaisantez- vous, ami?Qu'est-rl arrivé? 

catalinon, à part. Et toi aussi, on t'a joué! 

don juan. La plaisanterie a coûté cher. 

mota. C'est moi qui en payerai les frais, car dona Ana doit 
être courroucée contre moi. 



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LE SÉDUCTEUR DE SEVlLLE. 75 

don juàn. Adieu, marquis. 

catalinon, à p«rt. Ma foi, ils peuvent tous «deux aller de 
pair. 

don juan. Fuyons. 

catalinon. Seigneur, quant à moi, il n'y aura pas d'aigle 
qui puisse m 'atteindre au vol. 

SCÈNE XV 

Les Mêmes, mon» DON JUAN <t CATALINON. 

mota. Vous autres, vous pouvez vous en aller, je veux 
partir seul. 

(Les musiciens sortent.) 

voix a l'intérieur de la maison. Vit-on jamais un plus 
grand malheur 1 Hélas! vit-on une plus grande disgrâce! 

mota. Juste ciel! j'entends des voix sur la place del'Al- 
cazar. Qu'est-ce que cela peut être à cette heure? Un froid 
me traverse le cœur. Toutes ces lumières qui passent dans 
la maison donneraient à croire d'ici qu'elle est en flammes. 
On vient de ce côté avec une multitude de flambeaux, dont 
le feu lutte contre les étoiles. Je yeux savoir la cause de tout 
ceci. 

SCÈNE XVI 
LE MARQUIS DE LA MOTA, DON DIEGO TENORIO, 

LA GARDE, avec dei torches. 
DON DIEGO, sftrcMamt le mrqrà. Quel €St CCt hOBime? 

mota. Quelqu'un qui voudrait savoir la cause de tout ee 
bruit? 
whz DHE60. Emparw-vcms de lui t 
mota, iigiwnt! S'emparer de moi ! 



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76 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

don diego. Rentrez l'épée au fourreau, le vrai courage est 
de ne pas recourir aux armes. 
mota. Gomment? parler ainsi au marquis de la Mota? 
don diego. Rendez votre épée, au nom du roi ! 
le marquis. Vive Dieu ! 

SCÈNE XVII 
Les Mêmes, LE ROI, DON ALFONSO, Suite. 

le roi. On doit le saisir dans toute l'Espagne et même en 
Italie, s'il va en Italie. 

don diego. Le voici! 

mota. Ainsi, Votre Altesse, grand seigneur, me fait arrê- 
ter? 

le roi. Emmenez-le. Tu oses affronter ma présence! 

mota. Bonheurs tyranniques de l'amour, comme vous 
passez vite et comme vous venez d'un pas pesant! Un sage 
l'a dit avec vérité : « Entre la coupe et les lèvres, il y a la 
mort ! » Mais je m'étonne de la colère du roi. Je ne sais pour- 
quoi l'on m'arrête. 

don diego. Qui le sait mieux que Votre Seigneurie ? 

mota. Moi ? 

don diego. Marchons. 

mota. Étrange confusion! 

le roi. Instruisez le procès du marquis, et demain on lui 
tranchera la tête. Quant au commandeur, qu'on l'enterre 
avec les honneurs, avec la solennité et la grandeur dus aux 
personnes royales. Qu'on emploie le bronze et les pierres 
rares à lui construire un tombeau surmonté d'une statue ; 
qu'il soit orné de mosaïques, et qu'une inscription, gravée 



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LE SÉDUCTEUR Dt SÉVILLE. 77 

en lettres gothiques, demande vengeance pour loi. Le con- 
voi, la statue et le tombeau seront payés par moi. Où 
dona Ana s'est-elle retirée? 

don diego. Elle a demandé asile à la reine, notre sou- 
veraine. 

le roi. Castilfe doit gémir de ce crime; Galatrava doit 
pleurer un tel chef. 

(Ils sortent.) 

SCÈNE XVIII 

Une campagne aux portes de la ville de Dos-Hermanas. 

PATRICK), AMINTA, GASENOi BELISA, Bergers, 
Musiciens, P uu CATALINON. 

les musiciens, chantant. Le soleil d'avril se lève et fait pous- 
ser le trèfle et la citronnelle, et quoiqu'elle ne soit que son 
étoile, Aminta s'avance plus belle encore que lui. 

patricio. Sur cette pelouse fleurie et semée de givre qu'é- 
claire le soleil pâle encore, asseyez-vous, puisque ce site 
gracieux nous invite au repos. 

catalinon, entrant. Seigneur, j'amène des hôtes pour la 
noce. 

gaseno. Cela fera plaisir à tout le monde. Qui attendez- 
vous? 

catalinon. Don Juan Tenorio. 

gaseno. Le vieux? 

catalinon. Non, pas celui-là, don Juan. 

belisa. Le fils doit être galant. 

patricio, k part. C'est de mauvais augure; galant et gentil- 
homme, cela n'est bon qu'à ôter le contentement et à don- 
ner de la jalousie. (Haut.) Qui lui a dit que je me mariais ? 



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78 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

cataunon. Il voyage et va à Lebrija. 

patricio. J'imagine que c'est le diable qui l'a envoyé. 
Mais de quoi vais-je me chagriner? Que l'univers entier as- 
siste à mon mariage. Tout bien pesé pourtant, un gentil- 
homme à ma noce, c'est de mauvais augure! 

gaseno. Vienne le colosse de Rhodes, viennent le pape et le 
prêtre Jean et le roi Alphonse le onzième avec toute sa cour, 
ils trouveront dans Gaseno bonne volonté et grand cœur ; il 
y a à la maison des montagnes de pain , des guadalquivirs 
de vin, des babylones de porc salé et des armées de jeunes 
poulets et de pigeonneaux. Qu'un si noble cavalier arrive 
aujourd'hui à Dos-Hermanàs, il honorera mes cheveux 
blancs. 

belisa* C'est le fils du grand chambellan. 

patricio, i part. Tout est de mauvais augure pour moi puis- 
que tout le rapproche de ma femme. le ne suis pas encore 
mari et déjà le ciel me condamne à être jaloux. Amour, cha- 
grin et silence. 

SCÈNE XIX 

Les Mêmes, DON JUAN. 

don juan. Passant par hasard, j'ai appris qu'il y avait une 
noce dans le village, et je désire m'y divertir, puisque j'ai 
eu cette heureuse chance. 

gaseno. Votre Seigneurie est venue pour honorer et em- 
bellir notre fête. 

patricio, & part. Moi qui la donne, je dis au fond de mon 
cœur que tu y es venu pour mon malheur. 

gaseno. Vous n'offrez pas voire place à ce cavalier? 

don jcAtt. Avec votre permission, je vais m'asseoir ici. 

(Il «'assied auprès de la mariée.) 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLB. 79 

pàtbigio. S* 70U8 vous asseyez devant moi, seigneur, alors 
vous serez le marié. 
don juan. Quand cela serait, je ne m'en plaindrais pas 1 

GASENO, montrant Pttrieio. C'est lui le marié. 

don juan. Je vous demande pardon de mon erreur et de 
mon ignorance. 
catalinon, à put. Oh! malheureux époux! 

DON JUAN, bas à Catalinon. Il €St OU ftireur ! 

catalinon. Je m'en aperçois, (a part.) Mais s'il doit être le 
taureau de la fête, ne faut-il pas qu'il se mette en fureur 1 ? Je 
ne donnerais pas un cornado 2 de sa femme et de son hon- 
neur. Malheureux, qui est allé se jeter entre les mains du 
diable! 

don juan. Est-il possible, madame, que j'aie jamais eu un 
tel bonheur? Je porte envie à votre époux. 

aminta. Vous m'avez l'air d'un flatteur. 

patricio, & part. Je disais bien que la présence d'un homme 
puissant à un mariage est de mauvais augure. 

gaseno. Or sus! allons déjeuner, afin que Sa Seigneurie 
puisse un moment se reposer. 

(Don Juan- prend la main à la mariée, qni la retire.) 

don juan. Pourquoi la cachez-vous? 

aminta. Elle est à moi. 

gaseno. Allons ! 

belisa. Chantez de nouveau. 

DON JUAN, bas à Catalinon. Que diS-tU, toi ? 



1. Le jeu de mots que je rends par un à peu près porte surcorrido, 
qui yeut dire confus, penaud, et qui signifie aussi couru, par allusion 
au taureau de la course (corrida), 

2. Cornado, ancienne monnaie d'Espagne dont 204 yalaient jadis 
un réal. 



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80 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

cATALiNON. Moi ? Je crains que ces vilains ne nous assom- 
ment misérablement. 

don juan. Beaux yeux, blanches mains qui m'enflamment 
et me brûlent. 

catàlinon. Blessée et réduite à toute extrémité! Avec 
celle-ci, cela fera quatre. 

don juan, b*« à Aminia. Voyez comme on nous regarde l 

patricio, à part. Un gentilhomme à mes noces, mauvais 
présage ! 

gaseno. Chantez I 

patricio, à paru Je meurs l 

catàlinon, à part. Chantez, eux ils pleureront! 



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TROISIÈME JOURNÉE 



SCÈNE PREMIÈRE 

La maison de Gaseno à Doa-Hermanas. 

PATRICK), M m. 

Jalousie 1 horloge des chagrins qui sonnes à chaque heure 
les tourments qui tuent, quoique tu les sonnes à des inter- 
valles inégaux, cesse de me faire souffrir, car il est in- 
sensé que tu veuilles me donner la mort quand l'amour veut 
me donner la vie. Que prétendez-vous de moi, cavalier qui 
me tourmentez ainsi? Je le dis quand je le vis à mon ma- 
riage : c Mauvais augure ! » lime fâche qu'il se soit assis à sou- 
per à côté de ma femme. Il ne m'a pas laissé mettre la main au 
plat, et chaque fois que je l'avançais, il l'éloignait en disant : 
« Quel être grossier I » Et puis cet autre coquin, qui me ré- 
pétait chaque fois que je voulais manger : « Ne mangez pas 
de cela 1 Vous n'avez pas le sens commun t » Et aussitôt il 
m'arrachait le morceau des mains. Je suis confus; c'est 
une mystification et non pas une noce ; c'est insupportable et 
"cela ne peut se passer ainsi entre chrétiens. Et après le sou- 
per, il ne manquerait plus qu'il voulût venir coucher avec 
nous et qu'il me trouvât un être grossier parce que je pré- 
tends garder ma femme pour moi seul ! Le voici. Je n'y tiens 
plus. J'ai envie de me cacher; mais je n'en ai plus .le 
temps, je crois qu'il m'a vu. 

5. 



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8) THÉÂTRE DE TIRSO DE MOMNA. 

SCÈNE a 

DON JUAN, PÀTRICIO. 

don juan. Patritio.. • 

PATRicio. Qu'ordonne Votre Seigneurie? 

don juan. Je vous fais savoir... 

patrigio, & ptfu Est-ce un nouveau malheur ? 

don juan. Qu'il y a longtemps que j'aime Amiuta, et je 



PATRicio. Me l'enlever?.*. 

don juan. Oui. 

patrîcïo, i pan. Je ne m'étais pas trompé. Si elle ne fai- 
mait pas, il ne serait pas venu ici. Enfin, enfin, elle est 
ma femme 1 

don juan. Àminta Jalouse, et peut-être désespérée de se 
voir oubliée par moi et l'épouse d'un autre, m'écrivit xm 
billet pour me donner un rendez- vous, et je lui promis de 
lui tenir parole. Gela -est ainsi : renoncez à elle ou vous êtes 
un homme mort ! 

patrîcïo. Si vous me laissez le choix, j'agirai selon votre 
désir, car l'honneur et la femme ne marchent pas d'accord; 
la femme dont on parle tant perd plus qu'elle ne gagne; elle 
est comme la cloche, qui s'estime par le son; celle qui sonne 
comme une cloche fêlée perd sa bonne renommée. Je ne 
veux pas, puisque vous détruisez le bonheur que me pro- 
mettait mon amour, je ne veux pas d'une Temme qui n'est 
ni bonne ni mauvaise, et qui ressemble à une monnaie vue 
dans l'obscurité! Aimez-la, seigneur, pendant mille ans; je 
veux me contenir, me détromper et mourir. Je ne saurais 
vivre au milieu des tromperies ! 

(Il sort.) 



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LE SÉDUCTEUR DR SÉVILLE. 88 

don juàn. Je l'ai vaincu par l'honneur, caries yilains sont 
toujours à cheval sur l'honneur. Par ce temps d'inconstance, 
il est bon que Ton croie que l'honneur a fui de la ville pour se 
réfugier aux champs. Pourtant, avant de faire le dommage, 
je prétends le réparer. Je vais parler au père pour légitimer 
ma ruse. J'ai pris soin de le mettre de mon parti, et cette 
nuit j'espère triompher de sa fille. Voici la nuit qui vient; je 
cours trouver le père d'Aminta. Étoiles qui m'éclairez, faites 
réussir mon entreprise, et si je dois mourir, que ce soit le 
plus tard possible 1 

(Il tort.) 

SCÈNE III 

AMINTA, BËLISA. 

belisa. Ton époux va venir : va te déshabiller, Aminta! 

àminta. Je ne sais quel trouble me causent ces malheu- 
reuses noces, Belisa. Tout le jour, mon Patricio a été plongé 
dans la tristesse; tout est confusion et jalousie. Vois quel 
grand malheur! Dis, quel est ce gentilhomme qui éloigne de 
moi mon mari? L'effronterie, en Espagne, s'est donc faite 
gentilhomme? Laisse-moi, je suis outrée; je maudis ce ca- 
valier qui me prive de ma joie! 

belisa. Tais-toi, je crois que ton mari s'avance, car, à 
cette heure, personne n'entre chez une si nouvelle mariée. 

aminta. Adieu, ma Belisa! 

belisa. Embrasse-le pour dissiper son chagrin. 

aminta. Plût à Dieu que mes soupirs fussent des 'Compli- 
ments et mes larmes des caresses ! 

(Elles sortent. 



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84 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOMNA. 

SCÈNE IV 

DON JUAN, CATALINON, GASENO. 

don juan. Gaseno, allez avec Dieul 

gaseno. J'aurais désiré vous accompagner pour donner à 
ma fille la nouvelle de ce bonheur. 

don juan* Nous aurons le temps demain. 

gaseno. Vous dites bien; je vous donne mon âme en vous 
donnant ma fille. 

don juan. Vous voulez dire ma femme. (Gawno son.) Tu sel- 
leras les chevaux, Catalinon. 

gaseno. Pour quand? 

don juan. Pour le lever du soleil, qui va mourir de rire 
demain matin de la plaisanterie. 

catalinon. Là-bas, à Lebrija, seigneur, d'autres noces 
vous attendent. Sur votre vie, dépêchez celle-ci. 

don juan. La meilleure de toutes mes fourberies est celle 
que je médite en ce moment. 

catalinon. Puissions-nous en sortir sains et saufs ! 

don juan. Puisque mon père est le maître de la justice et 
le favori du roi, que crains-tu? 

catalinon. Dieu lire aussi vengeance des favoris quand 
ils ne punissent pas les fautes, et il frappe aussi les specta- 
teurs du jeu; je vous ai regardé faire et je ne voudrais pas 
qu'il m'envoyât quelque coup de foudre qui me changeât en 
cendres. 

don juan. Va-t'en, 'selle les chevaux, demain je vais cou- 
cher à Séville. 

catalinon. A Séville? 

don juan. Oui. 



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LE SÉDUCTEUR DE SËVILLE. 85 

càtàlinon. Que dites-vous? Voyez ce que tous ave* fait 
et sachez que jusqu'à la mort, seigneur, la vie la plus 
lougue est courte, et que derrière la mort il y a l'enfer. 

don juan. Si tu me donnes un si large délai, viennent 
les désillusions ! 

catalinon. Seigneur! 

don juan. Va-t'en, tu m'irrites avec tes craintes folles. 
(cataiinon «'éloigne.) Je veux mettre mon projet à exécution; l'a- 
mour me pousse vers l'objet de mes désirs; personne ne ré- 
siste à cette tentation. Je vais arriver jusqu'à son lit. (Appe- 
lant.) Aminta l 

SCÈNE V 

AMINTA, DON JUAN. 

aminta, eo eoitumt de nuit. Qui m'appelle? Est-ce mon Patri- 
ck)? 
• don juan. Je ne suis pas ton Patricio. 

aminta. Qui donc êtes-vous ? 

don juan. Regardez bien. 

aminta. Hélas! Je suis perdue! Dans ma chambre à cette 
heure? 

don juan. C'est mon heure. 

aminta. Retirez-vous ou je crie. Respectez l'honneur de 
mon Patricio. 

don juan. Écoute-moi un instant. 

aminta. Retirez-vous, mon mari va venir. 

don juan. Ton mari, c'est moi. D'où vient ton étonnement? 

aminta. Depuis quand? 

don juan. Depuis tout à l'heure. 



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96 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

amiitta. Qui rouis a donné ce titre? 

don juan. Mon bonheur. 

aminta. Qni nous a mariés? 

don juan. Tes yeux. 

aminta. Par quel pouvoir? 

don juan. Par la vue. 

aminta. Patricio le sait-il? 

don juan. Oui, et il ne pense plus à toi. 

aminta. Il ne pense plus à moi? 

don juan. Et moi je t'adore. 

aminta. Gomment? 

don juan. En te pressant dans mes bras. 

aminta. Allez-vous-en! 

don juan. Gomment le pourrats-je, puisque je suis mort? 

aminta. Quel mensonge t 

don juan. Aminta, écoute et tu sauras la vérité, car les 
femmes sont amies de la vérité. Je suis un noble cavalier, 
chef de l'antique famille des Tenorio, conquérants de Se- 
ville. Mon père est le premier après le roi, et à la cour la 
vie et la mort tombent de ses lèvres. Gourant le pays par 
hasard, je te vis, l'amour guide parfois les événements, 
je te vis, je t'adorai, je m'enflammai si bien que je résolus 
de t'épouser. Et malgré les murmures du roi et son opposi- 
tion et les menaces de mon père, je serai ton mari. Qu'en 
dis-tu? 

aminta. Je ne sais que dire, vos vérités sont enveloppées 
de si brillants mensonges. Mais si je suis mariée avec Patri- 
cio, comme cela est su de tout le monde, le mariage ne peut 
se défaire, quand même il y consentirait. 

don juan. N'étant pas consommé, par fraude ou par adresse 
ou peut le faire annuler. - 

aminta. En Patricio, il n'y eut jamais rien que de simple 
et de vrai. 



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LE BÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 87 

don juan. Eh bien, donne-moi ta main tt qu'elle confirme 
ta volonté* 

aminta. Quoi? Non, vous me trompez! 

don juan. Je me tromperais moi-même. 

aminta. Alors jurée que tous me tiendrez votre ser- 
ment. 

don juan. le jure sur cette main, enïer de neige glacée, 
d'accomplir ma promesse! 

aminta. Jurez à Dieu qui vous maudira si vous manquez 
à votre serment. 

don juan. Si par hasard je manquais à la foi que je f ai . 
donnée, je prie Dieu, pour punir ma trahison, de me faire [ 
donner la mort par la main d'un mort; par la main d'un vi- . 
vant, que Dieu ne le permette pas! 

aminta. Après ce serment, je suis votre épouse. 

don juan. Je te donne mon âme dans ce baiser. 

aminta. Mon âme et ma vie sont à vous. 

don juan. Aminta de mes yeux! demain tu poseras tes jo- 
lis pieds sur l'argent poli, étoile de clous d'or de Tibar, ton 
sein d'albâtre s'enfermera dans une prison de colliers, et tes 
doigts dans des bagues de perles transparentes. 

aminta. D^s ce moment, ômon époux! ma volonté s'in- 
cline devant la vôtre; je suis à vous. 

don juan, 4 pan. Que tu connais mal le séducteur de Se- 
ville! 

(Ils sortent.) 



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88 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

SCÈNE VI 

La plage de Tarragone. 

ISABELLE, FABIO, 

Isabelle. Qu'une trahison m'ait ravi mon fiancé, le bien 
que j'estimais le plus! douloureuse obligation de la vérité I 
masque du jour, ô nuit ténébreuse, antipode du soleil, com- 
pagne des rêves! 

fabio. A quoi bon, Isabelle, nourrir dans votre âme un 
amour imprudent et des dédains qui causent votre malheur? 
1 L'heureux du jour pleurera peut-être demain ses disgrâces, 
La mer est agitée, la tempête est déchaînée; les galères se 
sont abritées, duchesse, auprès de la tour qui domine cette 
plage. 

Isabelle. Où sommes-nous maintenant? 

fabio. A Tarragone. Bientôt nous aborderons à Valence, 
belle ville du même pays. Vous vous y divertirez quel- 
ques jours ; nous irons ensuite à Séville voir la huitième* 
merveille. Si vous perdîtes Octavio, don Juan est plus ai- 
mable, et il sort de l'illustre famille des Tenorio. Pourquoi 
cette tristesse? On dit que don Juan Tenorio a été fait comte, 
* le roi vous le donne pcfur époux, et son père est dans la fa- 
veur du roi. 

Isabelle. Ma tristesse ne vient pas d'être l'épouse de don 
Juan, dont la noblesse est conque, je pleure mon outrage et 
mon honneur perdu! 

fabio. Voici une jeune fille qui soupire et se lamente. 
Elle vient sans doute de ce côté et cherche à vous voir; pen- 
dant que je vais appeler nos gens, versez ensemble de dou- 
ces larmes. 

(Fabio fort.) 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 89 

SCÈNE VII 

ISABELLE, TISBEA. 

tisbea. Robuste mer d'Espagne, vagues de feu, ondes fu- 
gitives qui avez englouti ma chaumière, maudit soit le na- 
vire qui sillonna votre amer cristal ! 

isabblle. Pourquoi adresses-tu tes tendres plaintes à la 
mer, belle pêcheuse? 

tisbea. Oui, j'adresse mille plaintes à la mer; vous êtes 
heureuse de vous rire d'elle et de ses tempêtes. 

ISABELLE. D'OÙ êtOS-VOUS? 

tisbea. De ce village que vous voyez d'ici frappé par le 
vent, et dont les pauvres pierres tombées servent d'abri aux 
nids des oiseaux. Et vous, seriez-vous aussi une femme 
malheureuse? 

Isabelle. On veut me marier malgré moi, et l'on m'em- 
mène à Sévillle contre ma volonté. 

tisbea. Si mon malheur vous touche, emmenez-moi avec 
vous pour vous servir comme une humble esclave. Je vou- 
drais (si la douleur ou la honte ne me tuent pas) demander 
justice au roi d'une tromperie cruelle, d'une méchanceté. 
Sauvé des flots, don Juan Tenorio aborda sur cette terre 
presque mort et noyé; je lui donnai asile dans un si grand 
péril, et cet hôte vil se retourna contre moi comme un serpent. 
Je me laissai séduire par ses ruses : malheur à la femme qui 
se fie à un homme! Enfin il partit et m'abandonna. Ai-je 
tort de vouloir en tirer vengeance ? 

Isabelle. Tais-toi, femme maudite; fuis de ma présence, 
tu m'as donné la mort. Mais si c'est la douleur qui te fait 
parler, la faute n'est pas à toi, poursuis ton récit. 



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90 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

tisbea. J'étais née pour être heureuse. 

Isabelle. Malheur à la femme qui se fie à un homme t 
Mais qui t'accompagne? 

tisbea. Un pêcheur, Anfriso, mon vieux père, témoin de 
mes souffrances. 

Isabelle. Il n'y a pas d'assez grande vengeance pour un 
si grand malheur. Viens avec moi. 

tisbea. Malheur à la femme qui 6e fie à un homme t 

(Elles sorte»*.) 

SCÈNE VIII 

Le cloître d'une église de Séville *, et dans une chapelle le tombeau 
du commandeur surmonté de sa statue. 

DON JUAN, CATALINON. 

catalinon. — Tout va mal ! 

don juan. Gomment? 

catalinon. Octavio a su la trahison d'Italie; le marquis 
delà Meta, furieux contre vous, se plaint justement et dit que 
le message de sa cousine que vous lui donnâtes fut une su- 
percherie, et que sous son manteau vous l'avez déshonoré. 
On dit que la duchesse Isabelle est venue à Séville pour ré- 
clamer votre main ; on dit. . . 

DON JUAN, lai donnant nn soufflet. TaiS-tOÎ. 

catalinon. Vous m'avez brisé une dent. 

don juan. Bavardî qui t'a débité tant d'extravagances? 

catalinon. Ce sont des vérités. 



1. Cette église, selon la tradition, était dans le couvent de San 
Francisco, fondé par Ferdinand III. L'église et le couvent sont au- 
jourd'hui en ruines. 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉV1LLE. 91 

don iviM. Je ne demande pas si ce sont des vérités. Quaad 
Octavio m'a-t-il tué? Suis»je défunt? Ne voilà-i-H ^i$ mes 
mains? Où as-tu retenu notre logement? 

càtaunon. Dans une rue isolée. 

don jvan . Bien. 

catjjldion. L'église est un lieu d'asile. 

don juan. Le jour on pourrait m'y tuer. As-tu tu le ma- 
rié de Dos-Hermanas? 

catalinon. Je l'ai vu aussi; il est triste et soucieux. 

don juan. Aminta, d'ici à quinze jours, ne tombera pas 
dans le bel esprit? 

gatalinon. Elle est si bien trompée, qu'elle se nomme 
Aminta comme dans la comédie. 

don juan. Ça été une amusante plaisanterie. 

gatalinon. Amusante et courte, mais elle la pleurera long- 
temps. 

DON JUAN, apercevant la tombeau du commandeur. Quel est C6 tODBi- 

beau? 

catalinon. C'est là qu'est enterré don Gonzalo. 

don juan. Celui que j'ai tué ? Ils lui ont fabriqué un beau 
monument. 

gatalinon. Le roi Ta ordonné ainsi, comme le dit cette 
inscription. 

don juan, îuam. c Ici le plus loyal des gentilshommes attend 
que Dieu le venge d'un traître. > Cette énigme me fait rire*. 
Vous vouiez vous venger de moi, bon vieux à barbe de 
pierre? 

(II lai saisit la barta.) 

gatalinon. Si vous pouviez ia lui couper elle repousserait 
plus grande encore. 

don juan. Cette nuit, je vous attends à souper dans mon 
hôtellerie. Là nous nous provoquerons, si la vengeance tous 



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92 V THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

plaît, quoique Ton combatte mal avec une épée de pierre. 

catalinon. Voici la nuit, seigneur, retirons-nous. 

don juan. Votre vengeance a bien tardé. Si c'est vous qui 
devez l'exercer^il ne faut pas dormir davantage; Et si vous 
comptez sur la mort pour vous aider, il faut renoncer à 
votre espérance. Votre vengeance et votre courroux m'assi- 
gnent un terme trop éloigné. 

(Ils lortent.) 

SCÈNE IX 

Une salle dans l'hôtellerie de don Juan. 

• DEUX VALETS DE DON JUAN «errant le souper sur une taMe, 

pui, DON JUAN, CATALINON. 

premier valet. Disposons tout-, car don Juan va venir 
souper. 

deuxième valet. Le couvert est mis. Monseigneur est en 
retard comme d'habitude, cela me fâche : le vin s'échauffe 
et les mets refroidissent. Mais qui • oblige don Juan à mener 
une telle vie de désordre? 

DON JUAN, entra.it, à Catalinon qui U tait. AS-tU fermé la porte? 

catalinon. Je l'ai fermée comme vous me l'avez ordonné. 
don juan. Holà! apportez-moi à souper ! 
deuxième valet. Vous êtes servi. 
don juan. Catalinon, assieds-toi. 
catalinon. J'aime à souper sans me presser. 
don juan. Je te dis de t'asseoir. 
catalinon. Je vous obéis. 

premier valet, à part. Il a trouvé le bon chemin, puisqu'il 
mange avec lui. 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. d3 

don juan. Assieds-toi. 

(On entend frapper an dehors.) 

catalinon. On a frappé. 

d©n juan. Je crois qu'on appelle. Vois ce que c'est. 

PREMIER VALET. J'y COUrS. 

catalinon. Et si c'était la justice, seigneur? 

DON JUAN. Qu'importe. N'aie pas peur. (Le *alet retient en courant 

et sans pouvoir parler.) Qui est-ce? Pourquoi trembles-tu? 

catalinon. Il annonce quelque mauvaise nouvelle. 

•don juan. Je retiens avec peine ma colère." Parle, réponds ! 
Qu'as-tu vu? Quelque diable t'a-t-il effrayé? (a auiinon.) Va, 
toi, et regarde à la porte; vite, dépêche-toi, 

CATALINON. Moi ? 

don juan. Toi-même; va donc, en avant les jambes. Tu 
ne bouges pas ? 

catalinon. Où sont les clefs de la porte? 

deuxième valet. Elle n'est fermée qu'avec la barre. 

don juan. Qu'as-tu ? Pourquoi n'y vas-tu pas ? 

catalinon, à part. C'en est fait aujourd'hui de Catalinon ! 
Si les femmes mises à mal venaient pour se venger de nous 
deuxl 

(Catalinon sort et rentre tout à coup en courant. Il tombe et se relère.) 

don juan. Que fais- lu? 

catalinon. Juste ciel ! on me tue, on me tient ! 

don juan. Qui est-ce qui te tient? qui est-ce qui te tue ? 
qu'as-tu vu? 

catalinon. Seigneur, j'ai vu là-bas... Qui me brûle? qui 
me déchire? J'arrivai... et aussitôt je fus aveuglé... Quand je 
vis, je le jure, je pris la parole et je lui dis : « Qui êtes-vous?» 
Il répondit... Je le heurtai et je vis... 

don juan. Qui? 



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04 THÊAT BI Dl T1RS0 DB ItOLINA. 

catalinon. Je ne sais pas. 

don juan. Comme le vin hii fût perdre la raison! Donne* 
moi la lumière, poule mouillée ! je verrai bien qui est là t 

* 

SCÈNE X 
Les Mêmis, DON GONZALO DTJLLOA,. «•*•«. 

(Don Juan a pris la lumière et eit allé à la porte. Il y rencontre don Gon- 
talo sous la forme d'une statue, comme il était sur le tombeau. Don Juan 
tire son épée; don Goaialo, marchent vers lai à pas lents, le fait reenler 
jusqu'au milieu du théAtm) 

don juan. Qui va là? 

LA STATUE. Moi ! 

don juan. Qui, toi? 

la statue. Le gentilhomme que tu as invité à souper. 

don juan. Le souper suffira pour nous deux, et si tu as de 
la compagnie, il y en aura pour tout le monde. Voici la table, 
assieds-toi. 

catalinon. Que Dieu soit avec moi ! saint Panuneio! ô 
saint Antoine t Mais dites, est-ce que les morts mangent? Il 
fait signe que oui. 

don juan. Assieds-toi, Catalinon. 

catalinon. Non, seigneur, je tiens le souper pour ter- 
miné. 

don juan. Est-ce un parti pris? quelle crainte peux- tu 
avoir d'un mort? Que ferais-tu s'il était vivant ? Sotte poltron- 
nerie! 

catalinon. Soupex avec votre convive, moi, seigneur, j'ai 
soupe. 

don juan. Faut-il me fâcher? 

catalinon. Pardonnez-moi, seigneur, je sets mwtis* 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. M 

son juan. Avance donc, je l'attends. 
CATÂLiNOX» Je crois que je suis mort du haut en bas. 

(Les Talets trembleit) 

don juan. Et vous autres, que dites-vous? que faites- vous ? 
Niais, trembler ! 

GATALiNON. Je ne saurais jamais souper avec un habitant 
de l'autre monde, avec un convive de pierre. 

don juan. Folle terreur! S'il est de pierre, que peut-il te 
faire ? 

catalinon. Me casser la tête. 

don juan. Parle-lui avec politesse» 

catalinon. Vous portez-vous bien? L'autre monde est-il 
un beau pays? Est-ce un pays de plaines ou de montagnes ? 
Récompense -t-on là-bas la poésie? 

premier valet. A tout il répond oui avec k tête. 

catalinon. Y a-t-il là-bas beaucoup de cabarets? Il y en 
a; sans cela on n'y résiderait pas. 

don juan. Holà t Donnez-nous i boire l 

catalinon. Seigneur mort, boit-on chez vous à la glace? 
Ah! oui! il y a de la glace, n'est-ce pas? Bon pays ! 

don juan, au commandeur. Si vous voulez entendre chanter, on 
chantera. 

(Le commandeur baisse la tête.) 

deuxième valet. Il a dit oui. 

don juan. Chantez ! 

catalinon. Le seigneur mort a bon goût. 

premier valet. Il est pour sûr gentilhomme et ami de là 
joie. 

les chanteurs, a Si vous traitez ainsi mon amour, madame, 
en me promettant ma récompense au jour de ma mort, quel 
long terme vous me donnez! > 

catalinon. Ou le seigneur mort est indisposé par la cha- 



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96 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLÎNA. 

leur, ou c'est un homme qui mange peu. Je touche le plat en 
tremblant. On ne boit guère par là-bas; je boirai pour deux. 
Un toast de pierre, pour Dieu! j'ai déjà moins peur. 

les chanteurs. « Si vous me donnez ce délai pour vous 
posséder, puisqu'il me reste un long temps à vivre, laissez 
passer la vie. Si vous traitez ainsi mon amour, madame, 
en me promettant une récompense au jour de ma mort, quel 
long terme vous me donnez ! > 

catalinon. Parlent-ils là des nombreuses femmes que 
.vous avez dupées? 

don juan. Je me moque de toutes en ce moment. A Na- 
ples, Isabelle... 

catalinon. Celle-là, vous ne Pavez pas dupée, puisque 
vous l'épousez; comme c'est juste. Vous avez dupé la pê- 
cheuse qui vous avait tiré des flots en lui payant son hospi- 
talité en monnaie de rigueur. Vous avez dupé dona Ana... 

don juan. Tais-toi. Il y a ici quelqu'un qui a souffert à 
cause d'elle et qui prétend la venger. 

catalinon. C'est un homme de beaucoup de valeur; il est 
de pierre, vous êtes de chair, l'affaire n'est pas bonne. 

(Don Gonzalo indique par signes qu'il faut enlever la table et qu'il Teat 
rester seul avec don Juan.) 

don juan. Holài enlevez cette table. Il fait signe qu'il veut 
rester seul avec moi; que tout le monde s'éloigne. . 

catalinon, i part, à son maître. Mauvaise affaire! Pour Dieu! 
ne restez pas ici; un mort peut tuer un géant d'un coup de 
poing. 

don juan. Sortez tous. Va-t'en, Catalinon; il s'approche. 

(Ils sortent.) 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 97 



SCÈNE XI 

LA STATUE, DON JUAN. 

don juan. La porte est fermée; j'attends. Dis, que veux- 
tu, ombre, fantôme ou vision? Si tu es une âme en peine ou 
si tu espères quelque satisfaction pour ton soulagement, dis- 
le; je te donne ma parole de faire ce que tu m'auras or- 
donné. Jouis-tu de la vue de Dieu? As-tu reçu la mort en 
état de péché. Parle, je t'écoute avec anxiété. 

LA STATUE, parlant lentement comme une chose de l'autre monde. M6 tÎ6n- 

dras-tu parole en gentilhomme ? 

don juan. Je suis homme d'honneur, et je remplis mes 
promesses parce que je suis gentilhomme. 

la statue. Donne-moi cette main, n'aie pas de crainte. 

don juan. Que dis-tu? Moi, craindre? Tu serais l'enfer 
même, que je te donnerais la main. 

(Il lui donne la main.) 

la statue. Sur cette parole et sur cette main, je t'attends 
à souper demain à dix heures. Viendras-tu? 

don juan. Je croyais que tu m'allais demander une chose 
plus importante. Demain, je suis ton hôte. Où dois-je aller? 

la statue. Dans ma chapelle ! 

don juan. Irai-je seul? 

la statue. Non, vous deux, et tiens-moi parole comme 
je te l'ai tenue. 

don juan. Je te la tiendrai; je suis un Tenorio. 

la statue. Moi, je suis un Ulloa. 

don juan. J'irai sans faute. 

la statue. Je le crois. Adieu! 

6 



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98 THÉÂTRE DE TIRSO DE M'OLINA. 

don juan. Attends, je vais t'éclairer. 

la statue. Ne m'éclaire pas, je suis en état de grâce. 

(Il sort pas & pas. Il regarde don Juan, et don Juan le regarde jusqu'à 
ce qn'il disparaisse. Don Jnan reste épouTanté.) 

SCÈNE XII 

DON JUAN, «tin. 

Que Dieu me'protéget Tout Won corpâ«efct bafgité destieùr 5 
et motf«œur se glace dans ma*poittfne. QaandW m'apris la 
main, ii me l'a serrée avec une telle force*, qu'on aurait dit 
une étreinte de l'enfer. Jamais je n'ai sente un tel feu. En 
parlant, son souffle était si froid, qu'il semblait venir de Ta* 
bîme. Mais ce sont là des idées que la peur fait naître dans 
l'imagination, et craindre les morts est une honteuse fan 
blesse. Si Ton ne craint pas un corps noble, vivant, avec sa 
force, sa raison et son âme, qui pourra craindre les morts? 
Demain, j'irai à la chapelle où je suis convié^afin que Séville 
admire ma valeur et en soit épouvantée. 

(Il s'éloigne.) 

SCÈNE XIII 

Une salle de l'Alcazar de Séville. 

LE ROI DON ALFONSO, DON DIEGO TENORÏO, Suite. 

le roi. Isabelle est-elle enfin arrivée? 
don dieoo. Elle ne goûte pas notre projet. 
le roi. Pourquoi? Ne trouve*t-elle pas cette union con- 
venable? 
don dieoo. Elle gémit de l'affront qu'elle a reçu. 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. M 

le aoi. Son chagrin doit avoir une autre cauae. Où est- 
elle? 

don BiBOo. Elle habite le couvent des Déchaussées. 

le roi. Qu'elle sorte à l'instant même du couvent. Je veux 
qu'elle habite mon palais avec la reine. 

don diego. Si elle doit épouser don Juan, ordonnez, sei- 
gneur, qu'il soit admis en votre présence. 

le roi. Qu'il vienne comme prétendu; je veux que tout le 
monde le sache. Aujourd'hui, don Juan Tenorio sera comte 
de Lcbrija; qu'il prenne possession de son titre et de sa 
terre. Si Isabelle perd un duc, elle aura gagné un comte. 

don diego. Nous baisons vos pieds pour cette faveur. 

le roi. Je ne me tiens pas quitte envers vous, car si nous 
pesons les services, cette faveur me laisse en arrière. Nous 
ferons aussi aujourd'hui, don Diego, le mariage de doua 
Ana. 

don diego. Avec Octavio? 

le roi. Il ne convient pas que le duc Octavio soit le répa- 
rateur de son outrage. La reine m'a demandé, pour dona 
Ana, de pardonner au marquis. Dona Ana, puisqu'elle a 
perdu son père, doit se marier pour retrouver un appui. Vous 
irez avec une suite peu nombreuse et sans bruit lui parler à 
la forteresse de Triana. Pour satisfaire le marquis et pour don- 
ner une garantie à l'honneur de sa cousine, je lui pardonne. 

don juan. C'est son plus cher désir. 

le roi. Vous pouvez lui dire que les mariages auront lieu 
cette nuit! 

don diego. Tout finit bien. Il me sera facile de persuader 
le marquis, car il est fou de sa cousine. 

le roi. Vous pouvez aussi prévenir Octavio. Le duc a du 
malheur avec les femmes; elles sont toutes du même avis. 
On m'a assuré qu'il est très-courroucé contre don Juan. 



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100 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA 

don diego. Je ne m'en étonne pas, s'il a connu la faute de 
don Juan, qui a produit tant de dommage. Voici le duc. 

le boi. Restez près de moi, tous êtes partie. dans cette af- 
faire. 

SCÈNE XIV 

Les Mêmes, LE I)UC OCTAVIO. 

octavio, un genou «n terre. Que je baise les pieds de Votre Al- 
tesse ! 

le roi. Levez-vous, duc, et couvrez- vous. Que deman- 
dez-vous? 

octavio. Prosterné à vos pieds, je viens solliciter une 
grâce, une chose juste, digne de m'être accordée. 

le roi. Duc, si elle est juste, je vous donne ma parole de 
vous l'accorder. Quelle est-elle? 

octavio. Vous savez déjà, seigneur, par les lettres de votre 
ambassadeur, et le monde sait, par la voix de la renommée, 
que don Juan Tenorio, dans son arrogance espagnole, une 
nuit, à Naples, nuit pour moi si funeste, profana sous mon 
nom l'honneur d'une dame. 

le roi. N'allez pas plus loin. Je sais tout. Que demandez- 
vous? 

octavio. La permission de le provoquer comme traître. 

don diego. Ce mot est de trop. Il est d'un sang trop 
noble... 

le roi. Don Diego... 

don diego. Seigneur... 

octavio. Qui êtes-vous, vous qui parlez de la sorte en la 
présence du roi? 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 101 

don diego. Je suis celui qui se tait pour obéir au roi, sinon 
je vous répondrais avec cette épée. 

octavio. Vous êtes vieux. 

don diego. L'Italie m'a vu jeune, pour votre malheur. 
Naples et Milan ont connu mon épée. 

ogtàvio. Votre sang est gelé dans vos veines. Moi, je n'ai 
pas été, je suis. 

don diego. J'ai été et je suis encore. 

, (Il porte la main à ion épée.) 

le roi. Modérez-vous; c'est bien; taisez-vous, don Diego, 
vous perdez le respect que vous me devez; et vous, duc, 
après le mariage, nous parlerons plus longuement. Don Juan 
est gentilhomme de ma chambre et ma créature (montant don 
Diego), et il est un rameau de cet arbre, respectez-le. 

octavio. J'obéirai à vos ordres. 

le roi. Don Diego, venez avec moi. 

don diego, à pan. mon fils, comme tu me payes mal de 
l'amour que je t'ai gardé! 

le roi. Duc! 

octavio. Grand seigneur î 

le roi. Demain votre mariage aura lieu. 

octavio. Qu'il ait lieu, puisque vous le voulez. 

(Le roi sort avec don Diego et la suite.) 

SCÈNE XV 

GASENO, AMINTA, LE DUC OCTAVIO. 

gaseno. Ce seigneur nous dira où est don Juan Tenorio. 
octavio. Il est ici: que lui voulez-vous? 
aminta. C'est mon époux. 
octavio. Comment? 

6. 



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Jp2 THEATRE DE TIRSjD DE &OLINA. 

aminta. (Consent ne le sayez-votts pas, puisque vous 
êtes du palais? 

octavio. Don Juan ne m'en a rien dif. 

gasç?«). pst-il possible? 

octavio. C'est la vérijé. 

gaseno. Dona Aminta £St très-honorée par cplte alliance; 
elle est de vieux sang chrétien jusqu'aux os et elle a les re- 
venus de sa terre de Dos-Hermanas aussi bien qu'un comte 
ou un marquis. Dpn Juan l'a épousée et je l'ai ôtée à Pa- 
tricjp. 

ajmhta. Dites comment il in'a épousée. 

gaspino. Ce n'est p?s là un jugement ni une manière de 
pprter plpinje. 

octavio, * part. C'est quelque nouvelle duperie de don Juan 
qui pourra servir ma vengeance. (Baut.) Enfin, qu$ voulez- 
vous? 

gaseno. Je voudrais, car lé temps se passe, que le yrai 
mariage se célébrât ou lui faire une querelle en présence du 
roi. 

octavio. Votre prétention est juste. 

gaseno. C'est la raison et la loi. 

octavio, à pari. L'occasion vient au-devant de ma pensée, 
(naut.) Il y a une noce au palais. 

aminta. Si ce pouvait être la mienne ! 

octavio. Il faut, pour réussir, avoir recours à un expé- 
dient. Venez, sefiora, prendre des habits de cour, et je vous 
introduirai dans les appartements du roi. 

aminta. Vous me conduirez vers flon Juan? 

octavio. Au moyen de cette ruse. 

gaseno. L'expédient me remplit de joie. 

octavio, à p*rt. Ils m'aideront à démasquer don Juan et à 
venger l'outrage d'Isabelle. 

(Us sortent.) 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVIiLE. 103 

SCÈNE XVI 
Une rue et le profil de l'église où est enterré le commandeur. 

DON JUAN, CATALINON. 

pATAUxov. Gomment le roi vous a-t-il reçu? 

don juan. Plus affectueusement que mon père. 

GATALiNON. Vites-vous Isabelle? 

don juan. Je l'ai rue aussi. 

GATALiNON. Quel air avait-elle ? 

don juan. Un ange! 

catalinon. Vous a-t-elle bien accueilli? 

don juan. D'un visage pareil à la rose qui s'éveille avec 
l'aube. 

catalinon. Enfin, on se marie cette nuit? 

don juan. Sans faute. 

catalinon. C'est un plat refroidi; il en eût été autrement 
si vous ne l'aviez pas trompée auparavant. Mais vous pre- 
nez femme, seigneur, avec de grandes charges. 

don juan. Vas-tu recommencer tes sottises? 

catalinon. Vous foriez mieux en vous mariant demain; 
aujourd'hui est un mauvais jour. 

don juan. Quel jour avons-nous? 

catalinon. Mardi. 

don juan! Les fourbes et les imbéciles donnent seuls dans 
ces niaiseries. Je ne regarde comme jours mauvais et comme 
jours de guignon que ceux où je n'ai pas d'argent; les autres 
sont excellents. 



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104 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

catalinon. Rentrons, si vous devez vous habiller; on vous 
attend, et il est tard. 

don juan. Nous avons autre chose à faire, quoiqu'on nous 
attende. 

catalinon. Quoi donc? 

don juan. Souper avec le mort. 

catalinon. Sottise des sottises! 

don juan. N'ai-je pas donné ma parole? 

catalinon. Et quand vous y manqueriez, qu'est-ce que 
cela ferait? Une figure de jaspe viendra-t-eile vous la ré- 
clamer? 

don juan. Le défunt pourrait me dire publiquement que 
je suis un infâme. 

catalinon. L'église est fermée. 

don juan. Appelle. 

catalinon. Qui m'ouvrira ? les sacristains dorment. 

don juan. Frappe à cette petite porte. 

catalinon. Elle est ouverte. 

don juan. Eh bien, entre ! 

catalinon. Je ne suis pas un prêtre avec étole et goupil- 
lon. 

don. juan. Suis-moi et tais-toi. 

catalinon. Que je me taise ? 

don juan. Oui. 

catalinon. Je ne dis mot. Que Dieu me délivre sans ac- 
cident de tels convives ! 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 105 

SCÈNE XVII 

L'intérieur de l'église. 

Les Mêmes, pou La Statue du Commandeur. 

catalinon. Pour être si grande, seigneur, l'église est bien 
obscure. C'en est fait de moi! A mon secours, Seigneur, on 
me tire par mon manteau 1 

(La statue parait et Ta au -de tant de don Juan.) 

don juan. Qui va là ? 

la statue. C'est moi. 

catalinon. J'expire. 

la statue. Je suis le mort, ne t'effraye pas. Je ne croyais 
pas que tu m'aurais tenu parole, puisque tu trompes tout le 
monde. 

don juan. Tu me crois donc un lâche ? 

la statue. Oui, car tu as fui devant moi cette nuit où tu 
m'as tué. 

don juàn. J'ai fui pour n'être pas reconnu; mais me voici 
encore devant toi , dis vite ce que tu veux. 

la statue. Je veux que tu soupes avec moi. 

catalinon. Nous excusons le repas; tout doit être froid, 
car je n'aperçois point de cuisine. 

don juan. Soupons. 

la statue. Il faut, avant de souper, que tu lèves cette 
tombe. 

don juan. Si tu l'exiges, je lèverai ces piliers. 

la statue. Tu es brave! 

DON JUAN, levant par l'une de ses extrémités le tombeau, qui tourne facilement' 
et découvre nne table noirt toute ferrie. Je SUIS fort et j'ai du COBUrî 



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106 THÉÂTRE DE TIRSO.DE MOLINà. 

catalinon. Ceci est une table de Guinée. N'y a-t-il ici per- 
sonne pour la laver? 
la statue. Assieds-toi. 

DON JUAN. OÙ? 

catalinon. Voici deux pages noirs qui apportent des 

SiCgeS. (Entrent deux latins arec des liégei.) Ici aUSSÎ QD pOTlQ le deuil 

et on fait usage de bayetle de Flandre. 

DON JUAN, à CalaUnon, AsSÎedS-tOiaUSSi. 

catalinon. Monseigneur, j'ai déjà mangé ce soir. 

la statue. Ne réplique pas. 

catalinon. Je ne dis rien, (a part.) Que Diçurçe, tire de là 
sans dommage ! (mut.) Quel est ce plat, seigneur? 

la statue. Ce sont des scorpions et des vipères. 

catalinon. Joli plat ! 

la statue. Ce sont nos aliments. Ne manges-tu pas? 

don juan. Je mangerais quand tu me servirais tous les ser- 
pents de l'enfer. 

la statue. Je veux aussi qu'on te chante quelque chose. 

catalinon. Quel vin boit-on ici? 

la statue. Goûte-le. 

catalinon. C'est du fiel et du vinaigre. 

la statue. C'est celui qui sort de nos pressoirs. 

les chanteurs, au dehon. « Que ceux qui fuient les grands 
châtiments de Dieu sachent qu'il n'y ? pas de terme qui 
n'arrive, ni de dette qui ne se paye ! » 

catalinon, à pan, & ion maîir». Cela est mauvais I Vive le 
Christ ! j'ai compris cette chanson et il s'agit de nous. 

don juan. Jtfon cœur se glace et brûle. 

les chanteurs. < Quand il vit, aucun ne doit dire : J'ai 
. du temps devant moi, le temps du repentir étant si court! » 

don juan. J'ai fini de souper, fais enlever la table. 



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LE SÊDUCT ETUHi DE SÈVïUE. 107 

la statue. Donne-moi cette main ; ne crains pas de me 
la donner. 

don juan. Que dis- tu, moi, craindre? (a îai doua* u main.) Ah I 
je brûle ! Ne m'embrase pas de ton feu ! 

la statue. C'est peu de chose, comparé au feu qui t*est 
réservé! Les mincies de Dietiv don Juan, sont insondables. 
Il veut que tu payes tescrimes entre les mains d'un mort. 
C'est la justice divine; ce que l'on a fait, on le paye. 

don juan. Quel feu me dévore! Lâche-moi; ou je te tue 
d'un coup de poignard. Mais je me fatigue vainement à frap- 
per l'air! Je n'ai pas déshonoré ta fille; elle a découvert ma 
ruse à temps. 

la statue. Qu'importe! l'intention suffit. 

don juan. Laisse-moi appeler un prêtre qui me confesse *t 
m'absolve. 

la statue. Il n'est plus temps; tu y songes trop tard l 

don juan. Ah ! je brûle ! Je suis mort! 

(Il* tombe.) ' 

càtalwtn; Il n'y a paâ moyen d'échapper, je vais'mourîr 
avec vous! 

la statue. C'est la justice divine; ce que Ton a fait, on le 
paye ! 

(Le tombeau s'engloutit bruyamment avec don Juan et la statue 
du commandeur. — Catalinon tombe à terre.) 

catalinon. Que Dieu m'assiste! Qu'est-ce que cela? Toute 
la chapelle est en flammes, et je reste avec le mort pour le 
garder. E.i me traînant comme je pourrai, je vais avertir 
son père. Saint Georges! saint AgnusDei! ramenez-moi en 
paix à la maison ! 

(Il sort en se traînant.) 



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108 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

SCÈNE XVIII 

Une salle dans l'Alcazar. 

LE ROI DON ALFONSO, DON DIEGO TENORIO, Suite, 
P ui. PATRICK), GASENO; «unité TISBEA et ISABELLE. 

don Diego. Le marquis, seigneur, demande à se jeter à vos 
pieds royaux, 

le roi. Qu'il entre, et avisez le comte pour qu'il n'attende 
pas. 

patricio, entrant. Tolérerez -vous, seigneur, une telle inso- 
lence, que vos valets outragent les malheureux? 

le roi. Que dis-tu? 

patricio. Le perfide et détestable don Juan Tenorio, la 
nuit de mon mariage, m'a enlevé ma femme. J'ai des té- 
moins. 

(Entrent Tisbea et Isabelle.) 

tisbea. Si Votre Altesse, seigneur, ne fait pas justice de 
don Juan Tenorio, je me plaindrai tant qu'il vivra à Dieu 
et aux hommes. Après son naufrage, je lui ai donné la vie 
et l'hospitalité, et il m'a payé en mentant et en me trompant 
sous parole de m'épouser. 

le roi. Qu'avez-vous dit? 

Isabelle. La vérité! 

SCÈNE XIX , 

Les Mêmes, AMINTA, LE DUC OCTAVIO, P m» LE MARQUIS 
DE LA MOTA. 

aminta. Où est mon époux? 

le roi. Quel est-il? 

aminta. Ne le savez-vous pas? Le seigneur don Juan Te- 



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LE SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 109 

norio que je viens épouser, car il doit me rendre l'honneur. 
Il est gentilhomme, il ne peut nier sa parole. Ordonnez qu'on 
nous marie I 

mota. Puisque le moment de la vérité est venu, apprenez 
que don Juan Tenorio commit le crime qui me fut imputé. 
Sous le voile de l'amitié, le. cruel put se jouer de moi, et de 
cela j'ai deux témoins. 

le roi. Vit-on une telle impudence? Emparez-vous de lui 
et tuez-le. 

don diego. Pour prix de mes services, faites-le arrêter et 
qu'il paye ses crimes, afin que la colère de Dieu ne tombe 
pas sur moi pour avoir mis au monde un fils si méchant. 

le roi. Et je comblais de mes faveurs un tel homme! 

SCÈNE XX 
Les Mêmes, CATALINON. 

catalinon. Vous tous, seigneurs, écoutez le fait le plus 
extraordinaire qui soit jamais arrivé dans le monde, et après 
l'avoir entendu, ôtez-moi la vie. Don Juan plaisantant un 
soir le commandeur, après lui avoir ôté l'honneur et la vie, 
et lui tirant la barbe pour dernier outrage, l'invita à souper. 
Plût au ciel qu'il ne l'eût pas faitl II s'avança vers la statue 
et lui adressa son invitation. Après souper et après mille 
présages effrayants, le commandeur lui a pris la main et la 
lui a serrée jusqu'à lui ôter la vie, en lui disant : « Dieu 
m'ordonne de te tuer pour châtier tes crimes. Ce qu'on a 
fait, on le paye, i 

le roi. Que nous as-tu révélé? 

catalinon. La pure vérité. Il a dit en expirant « que 
l'honneur de dona Ana était intact. > 

mota. Je te récompenserai pour cette bonne nouvelle! 

7 



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110 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

le roi. Juste châtiment du ciel ! Et maintenant que la 
cause de tant de désastres n'existe plus, unissez-vous. 

octavio. J'épouserai Isabelle, puisque elle est devenue 
veuve. 

noTA.,Moi, j'épouserai ma cousine. 

patricio. Et nous, nos fiancées, pour donner fin au Convive 
do pierre. 

le roi. Et que le tombeau soit transporté dans l'église de 
San Francisco, à Madrid, en souvenir d'un événement si 
étrange. 



FIN DU SÉDUCTEUR DE SÉVILLE. 



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LA 



SAGESSE D'UNE FEMME 

COMÉDIE EN TROIS JOURNÉES 



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PERSONNAGES! 



Lt roi don FERNANDO IV. 

La reine dofia MARIA, mère du roi, régente da royaume. 

L'Infant don ENRIQUE, grand-oncle du roi. 

L'Infant don JUAN, oncle dn roi. 

Don DIEGO DE HARO, seigneur de Biscaye. 

Don JUAN ALONZO GARAVAJAL. 

Don PEDRO, son frère. 

Don JUAN BENAYIDÈS. 

Don NUNO. 

Don ALVARO. 

Don MELENDO. 

Don LUIS. 

Don TELLO. 

PADILLA. 

UN MAJORDOME. 

UN MARCHAND. 

ISMAEL, médecin juif. 

CARRILLO 1 . t 

CHAGON I Ta,et8 ' 

AUTRE VALET. 

BERROGAL i 

TORBISGO 

GARROTE } paysans. 

NISIRO 

CHRISTINAj 

Suite, Soldats, Paysaks. 



La scène est à Tolède, à Léon et autres lient. L'action commence 
en 1298, et finit en 1312. 



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LA 

SAGESSE D'UNE FEMME 

LA PRDDENCIA EN LA MUGER 

PREMIÈRE JOURNÉE 



SCÈNE PREMIÈRE 

Une salle dans PAlcazar de Tolède. 

L'INFANT DON ENRIQUE, L'INFANT DON JUAN, DON 
DIEGO DE HARO. 

don enrique. J'épouserai la reine veuve, et Castille me 
donnera sa couronne, ou l'Espagne en pleurs reverra le 
temps où elle déclarait traître don Julien. A qui' dona Maria 
peut-elle s'unir, si elle fait cas de la valeur et de là renom- 
mée, si ce n'est à moi, à moins qu'elle ne veuille m'outra- 
ger? Je suis Enrique, Alphonse le Sage est mon frère. 

don juan. La main de la reine et la couronne appartiennent 
à don Juan, frère de don Sanche le Brave, Pendant la mino- 



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114 THÉATRp DE TIRSO DE MOLINA. 

rite du roi Fernando, c'est à moi de tenir le sceptre castil- 
lan. Si un traître en a l'audace, qu'il essaye de m'arracher 
mon épée; tant que je pourrai diriger sa lame, don Juan di- 
rigera la Castille. 

don Diego. Don Diego Lopez de Haro est vivant, qui con- 
tiendra vos prétentions, et, donnant un sûr appui au jeune 
roi, il épousera sa mère. Si quelque traître se levait contre le 
juste droit que je défends, je suis seigneur de Biscaye; les 
entrailles de ses montagnes sont des mines qui donnent du 
fer pour châtier les crimes. 

don enrique. Qu'est-ce que cela, infant? Vous osez vous 
opposer à ce que je règne? Et vous, don Diego, vous luttez 
avec moi et vous êtes mon ami ? 

don juan. J'ai pour moi mon droit. 

don diego. L'Espagne témoignera de ma loyauté. 

don enrique. Je prétends à la main de la reine. 

don juan. Je suis le papillon qui vole autour de sa lu- 
mière. 

don diego. Et moi, je suis la plante amoureuse qui se 
. tourne vers le soleil que j'admire. 

don enrique. Don Juan, je suis votre oncle et le fils de 
Fernando le Saint, le conquérant de Séville. 

don juan. Je suis son petit-fils. Alphonse m'a légué son 
sang et sa valeur pour régner. 

don diego. Je suis cousin du roi mort; mais quand le 
blason du chrôniste qui a peint les titres de mes aïeux dans 
l'arbre royal ne parlerait pas pour moi, celte épée parlerait. 

don enrique. Vous, un pauvre gentilhomme dont les États 
sont quatre champs sauvages et incultes, montagnes de fer 
pour la vile charrue, vous noble par Adam et nu comme 
lui, vous chez qui des pommiers noueux produisent un 
breuvage insipide au lieu de vin savoureux, vous à qui un 

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LA SAGESSE DUNE FEMME. 115 

tronc d'arbre de Garnica serl de trône, vous songez à deve- 
nir l'époux de la reine, sachant que don Enrique prétend à 
sa main, qu'il veut illustrer sa cour et que l'Espagne le pro- 
clame son roi ! 

don juan. Puisqu'il lâche la bride à sa colère et qu'il bâtit 
des projets chimériques, il pourra épouser son extravagance 
pendant que je serai le maître du royaume et de la reine. 

don diego. Infants, l'âpreté de mon État a gardé la gloire 
première qu'il tient de la nature et non du roi, et nul vain- 
queur ne Ta jamais soumis; un petit-fils de Noé lui transmit 
sa noblesse, qui n'a pas besoin de lettres patentes; nous n'a- 
vons mêlé ni dans notre sang, ni dans notre langage , ni 
dans nos vêtements des éléments étrangers que nous tenons 
pour infâmes. J'ai parmi mes vassaux quatre Barbares que 
les Romains ne purent jamais conquérir, et qui, sans armes, 
sans murailles, sans chevaux, libres, ont gardé leur valeur 
toute nue; ces Barbares habitent des montagnes de fer. Vail- 
lants en œuvres et sobres de paroles, ils vous forceront à les 
estimer; gardez-leur le respect, c'est par leur fer que l'Es- 
pagne jouit de son or. Si leur rudesse sauvage ne cultive 
pas la vigne et le blé, c'est pour chasser la mollesse qui 
paye ses plaisirs avec ces fruits. Le chêne herculéen et non 
la douce olive fournit les couronnes de leurs femmes qui, 
quoique différentes par le sexe et par le nombre, en guerre 
où en paix, se montrent les égales de leurs hommes. L'ar- 
bre de Garnica l a pour lui l'antiquité qui fait la gloire de 
ses maîtres, sans que des tyrans l'aient effeuillé et sans avoir 
prêté son ombre à des coupables ou à des traîtres. Assis sur 
son tronc, et non sur un siège royal, un seul seigneur re- 
çoit les hommages des plus pauvres gentilshommes,, et nos 

1. L'arbre de Garnica ou Guernica est célèbre dans lesFueros de 
Biscaye. C'est sous son ombrage que les députés prêtaient le serment 
d'usaçe aux libertés de la province. 



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11G THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

lois garantissent la liberté contre des rois tyrans. Je suis 
seigneur de ce pays, oncle du roi, son loyal protecteur, pré- 
tendant de sa mère, dont je sollicite la main pour la garantir 
contre la déloyauté. Infants, si le cœur égale la langue, l'é- 
pée est l'interprète du brave; le fer biscayen que je vous 
offre est court en paroles, large en œuvres. 

. SCÈNE II 

Les Mêmes, Là REINE DONA MARIA, en entnm* a« *eu»«. 

la reine. Qu'y a-t-il, seigneurs, appui et gloire de l'Es- 
pagne; miroirs de loyauté, lumière de l'héroïsme. Quand 
pour la mort du roi don Sanche, mon époux et seigneur, Cas- . 
tille et Léon changent leurs habits de fête en habita de deuil; 
quand le Maure grenadin lève ses étendards contre le 
royaume décapité et se rue sur nos frontières défendues par 
la fidélité, quand sa grenade éclate sur les vergers catholi- 
ques, lançant dans l'air ses blasphèmes en déhris, vos dis- 
putes personnelles, vos prétentions mal fondées, vos bans 
qui troublent la paix, vos ambitieuses arrogances jettent la 
terreur dans le royaume; vous êtes les tyrans de votre pa- 
trie en excitant les nations ennemies à vous imiter. Vous 
voulez m'épouser, et comme une femme conquise en bonne 
guerre, vous me soumettez au droit des armes. Vous voulez 
ma main par la force, et vous, qui êtes de sang noble, vous 
traitez en esclave ma volonté! Que voyez-vous en moi, 
riches-hommes l ! Quelle faute ternit l'honnêteté conjugale 
qui a immortalisé tant de femmes? Ai-je donc si peu aimé 
le roi? Ai-je vécu en mauvaise entente avec lui ? Jeune fille, 

1. Bicos-hombres, titre qu'on donnait aux grands seigneurs de ce 
temps. 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 117 

ai-je eu d'autres affections? Veuve, ai-je donné parole à 
quelqu'un? Hier mourut le roi mon époux; son sang n'est 
pas encore assez froid pour qu'il n'ait pas conservé les restes 
vivants de son âme. Lorsque dans son triste veuvage, la 
femme la plus vulgaire garde un an le respect du plus in- 
grat des maris; lorsqu'à peine les coiffes blanches viennent 
de parer mon deuil et unissent à la tristesse la gloire d'une 
vie chaste, moi, qui suis reine, et non moins dévouée au roi 
don Sanche qu'Artémise à son Mausole, vous voulez, grands 
de Castille, que je passe subitement d'une tombe à un lit de 
noces, de la vertu à l'infamie ! Ne me connaissez-vous donc 
pas, riches-hommes? Nesavez-vous pas que le monde m'ap- 
pelle la reine dona Maria? que je suis un rameau légitime 
de l'arbre royal de Léon, et que, comme telle, si l'on m'of- 
fense, je serai une lionne irritée qui rugit près du cadavre 
de son époux? Je sais que ce n'est pas l'amour, mais la cu- 
pide envie de vous emparer de ce royaume qui vous fait 
désirer ma main; voyant la couronne sacrée sur la tête d'un 
enfant que la Castille reconnaît pour son roi, et en qui don 
Sanche a laissé son courage, vous me croyez assez lâche, 
puisque je suis sa mère, pour consentir à sa mort afin que 
vous puissiez régner. Vous vous êtes trompés, seigneurs, la 
couronne de ces royaumes n'est pas sans protection, non 
plus que la faible enfance du roi. Don Sanche le Brave vit 
toujours; il m'a laissé son âme, et une flamme fidèle brûle 
encore dans mon cœur. Si, parce que le roi est un enfant et 
parce qu'une femme le protège, votre ambition ose rien en- 
treprendre contre la foi castillane, trois âmes vivent en moi, 
celle de Sanche, que Dieu veuille recevoir ! celle de mon fils, 
qui habite dans mes entfailles maternelles, et la mienne en 
qui se résument les deux autres; voyez si trois âmes dans 
une femme ne suffisent pas pour la défense d'un royaume ! 
Intentez des guerres civiles, mettez des gens de guerre en 



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U8 THÉÂTRE DE TIRSÔ DE MOLINA. 

campagne, que les tambours crient votre déloyauté contre 
votre souverain ; quoique je sois une femme, je saurai rem- 
placer ces larges coiffes et cette bure de deuil par un casque 
et par une armure. Je suis infante de Léon; que les traîtres 
se mettent à la chasse du fils d'une lionne que le royaume a 
commise à sa garde, vous verrez si, en guise d'aiguille, je 
saurai manier l'épée, et si la main qui coud de la toile saura 
jeter bas des murailles! 

(Des rideaux s'ouvrent; on aperçoit sur un trône le roi don Fernando, 
enfant, la couronne sur la tôle.) 



SCÈNE III 

Les Mêmes, LE ROI DON FERNANDO, Suite. 

la reine. Voici votre maître légitime et le portrait vivant 
de don Sanche de Castille : il se nomme Fernando le Qua- 
trième. Les sujets loyaux obéissent au sceau royal, seule- 
ment paçce qu'il porte les armes du souverain; celai que 
vous voyez est le sceau vivant où votre roi, qui est son père, 
a gravé sa propre vie; son sang est l'écu de ses armes, res- 
pectez-le quoiqu'il soit petit; le sceau ne peut égaler la taille 
du maître, il suffit qu'il le représente ; l'enfant-roi est sa si- 
gnature : qu'un traître vienne donc l'effacer! Qu'un déloyal 
vienne rompre le sceau, que l'ingrate envie conspire contre 
luil Or sus! loups avides, l'agneau bêle, emparez-vous de 
l'innocent, éprouvez sur lui votre rage, déchirez la toison 
dont l'Espagne l'a couvert, égorgez-le si vous voulez recueil- 
lir sa laine; mais où il y a des Caïns, le sang des Abels morts 
par la trahison crie vengeance vers le ciel. S'il meurt, il 
mourra roi; et moi, le tenant embrassé, toujours chaste et 
fidèle à la mémoire de mon mari, je donnerai ma vie avec 



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LA SAGESSE DUNE FEMME. 119 

joie avant que le monde puisse dire à ma honte qu'un autre 
que don Sanche m'appelle sa femme. 

don juan. Infante, car vous n'êtes plus reine, votre titre 
de femme vous donne sûreté pour parler aussi follement et 
avec cette arrogance; j'y vois votre dommage futur. J'ai de- 
mandé votre main parce qu'on me dispute l'héritage du 
royaume, et que je veux, avec la dispense du pape, essuyer 
les larmes inutiles que vous donnez à mon frère. Mais, puis* 
que vous dédaignez la bonne fortune qui me porte à vous 
offrir mon amour, gardez votre veuvage, pleurez sa mort : le 
respect qui vous fait agir est louable; sachez seulement, et 
que le royaume sache qu'étant cousine du roi don Sanche et 
mariée avec lui sans dispense, vous perdez votre droit sur le 
royaume. L'infant, votre fils, n'hérite pas, attendu qu'il est 
né d'une union illicite, l'Église défendant le mariage jusqu'au 
quatrième degré. N'étant pas légitime , Fernando demeure 
exclu du droit à la couronne, et moi, saisi de ce droit comme 
frère du roi don Sanche au degré le plus proche. Renoncez 
donc au trône, s'il est vrai que vous ayez le don de la sagesse, 
je vous donnerai des États où vous vivrez comme les in- 
fants de la Cerda, qui ont plus de droits que vous; que l'am- 
bition égarant votre raison ne mette pas votre fils en péril 
et ne forcez pas ma valeur à verser un sang innocent I 

la reine. Qu'il meure I ce ne sera pas le premier Abel qui 
demandera vengeance au ciel contre vous ! Souvenez-vous de 
Tarifa, où l'agneau des Guzman sacrifia sa vie à l'honneur; 
si son noble père vous jeta son propre poignard, vons invi- 
tant à accomplir votre barbare exploit, que fites-vous en fa- 
veur du Sarrasin, puisque Guzman obtint le surnom de don 
Guzman à cause de vous ! Honorez-vous donc du nom de mé- 
chant en mettant à mort votre jeune et innocent roi; moi, 
m'égalai) t à la valeur espagnole de Guzman, je vous jetterai 
aussi mon poignard; mais je garderai ma liberté qui me 



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110 THEATRE DE TIRSO DE MOLINÀ. 

donne le courage de rester fidèle à mon époux mort; enfin, 
je ne tendrai pas ma main à celui qui leva sa main contre 
Dieu pour la défense de Mahomet. Mon fils est légitimé , et 
le pape-roi m'a accordé les dispenses nécessaires; si c'est là- 
dessus que vous fondez votre prétention, apprenez que j'ai 
reçu les bulles. Traître est celui qui songe à m'épouser pour 
devenir roi; liguez-vous tous contre la pureté de mon inten- 
tion, Dieu me protège, et lui seul suffit! 

don juan. C'en est assez, la justice^ qui combat pour moi, 
me conquiert la Gaslille par droit d'héritage; je serai votre 
époux de gré ou de force, et ce que l'amour n'a pu faire, la 
crainte le fera. J'agirai de façon à ce que votre volonté plie 
Quand vous verrez la campagne de Tolède pleine de Maures, 
accourus pour m'asseoir sur le trône des Goths. 

(Il sort.) 

dof enrique. Le roi de Portugal est mon neveu, et il sou- 
tient mes droits sur le royaume; puisque vous jugez que 
mon amour est une folie, quand je croyais qu'il devait mé- 
riter votre reconnaissance, je prétends arborer sur mon dra- 
peau la croix écussonnée de Portugal ! . Par elle, mon droit 
triomphera de votre Alcazar royal et de San Cervantes 2 , 
leurs murs fussent-ils de diamant! 

(Il sort.) 

don diego. Reine, Aragon est favorable à mes desseins, 
Biscaye est à moi et de Navarre j'attends un secours certain; 
si mon amour mérite la belle main que je sollicitai le pre- 

1. Las quinas, armes portugaises composées de cinq petits écus- 
sons d'azur en croix, et dans chacun d'eux cinq deniers d'argent en 
sautoir, 

2. Ancienne forteresse de Tolède, autrefois appelée San Servando, 
bâtie par le roi Alphonse VI, comme une sentinelle avancée de l'Alca- 
zar de cette ville. Souvent assiégée par les Maures, cette forteresse est 
aujourd'hui une ruine et un lieu de promenade d'où le Voyageur va 
contempler Tolède et «a Vega. 



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LÀ SAGESSE D'UNE FEMME. Hl 

mier, il offre on sûr appui à l'enfant roi contre Enrique, don 
Juan et le monde entier. Consultez-vous sans vous hâter, je 
reviendrai en armes chercher votre réponse. 

(Il sort.) 

la reine. Courage, vassaux, une femme seule et un roi 
enfant qui peut à peine parler témoignent aujourd'hui de la 
loyauté qui éprouve l'or de votre valeur. La trahison arbore 
ses bannières ; si le respect de la justice est encore dans vos 
cœurs, revenez au secours de l'agneau que des loups dévo- 
rent. Si la mémoire de Fernando le Saint vous impose le de- 
voir de protéger son arrière-petit-fils, qui porte comme lui 
le nom de Fernando, si le nom d'Alphonse le Sage a encore 
quelque crédit, si vous vous souvenez du roi don Sanche, si 
mes larmes, si un ange que vous deviez aimer, peuvent en- 
core vous émouvoir, en sujets fidèles, conservez-lui son 
trône. 

cris au dehors. Vive Enrique! 

autres cris. Vive don Juan, roi de Castille! 

la reine. Pour don Enrique et pour don Juan la déloyauté 
met aux enchères le royaume soulevé ! 

le jeune roi. Mère, cette couronne est bien lourde, ôte- 
moi de ce trône, car je suis fatigué. 

(La reine l'aide à descendre.) 

la reine. Cette couronne te pèse, mon enfant? Tu dis bien, 
car c'est la déloyauté qui la rend pesante; la cupidité qui 
enchaîne la raison t'a renié! 

des voix au dehors. Castille pour don Juant 

d'autres voix. Vive Enrique l 

le jeune roi. Dis, mère, quelles sont ces voix? Est-ce ma 
cour, par hasard, qui fait tout ce bruit? 

la reine. Oui, mon Fernando. 

le jeune roi. Ils me feront fAte quand ils verront la cou- 
ronne sur ma tête. 



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ISS THÉATKE DE TIRSO DE MOLLNÀ. 

la reine. Les traîtres changent les fêtes en soucis. 

le jeune roi. Des traîtres? Donne-moi uneépéel... Par la 
vie de mon père!.,. 

la reine. Ah! mon fils, je reconnais l'ardeur du roi votre 
père! 

un serviteur, entrant. Grand seigneur , qu'attend Votre 
Altesse? Don Juan s'est emparé de l'Alcazar et don Ënrique 
de la forteresse de San Cervantes, et ils ont décidé de vous 
faire prisonnier. 

le jeune roi. Je leur trancherai la tête, par la vie de mou 
père! 

la reine. Ah! fils bien-aimé, fuyons à Léon, ma patrie. 

le jeune roi. Perfides, vous me le payerez un jour! 

(Ils sortent.) 

SCÈNE IV 

Vue extérieure de Valence d'Alcantara. Arbres au fond; d'un côté, 
une maison. 11 fait nuit. 

DON JUAN ÀLONZO CARAVAJAL, DON PEDRO 

CARAVAJAL, son frère; CARR1LLO, «ilel. 

don alonzo. La belle femme, don Pedro ! 

don pedro. Tu as vite pris congé d'elle. 

don alonzo. Elle attend don Juan de Benavidès; si je ne 
craignais son arrivée, un siècle m'aurait paru un instant. 

don pedro. Et c'est ta femme? 

don alonzo. Je l'aime mieux encore que le premier jour. 
i carrillo. Vous êtes le premier amant qui, étant servi à 
souhait, se lève de table ayant faim. La façon d'aimer au- 
jourd'hui, vous l'avouerez*, est celle des postillons à l'au- 
berge; boire un verre et partir. 



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LA SAGESSE DUNE FEMME. 123 

don alonzo. Dona Teresa de Benavidès n'est pas un mets 
dont on paisse se lasser; quand l'affection s'unit au désir, 
on l'aime toute la vie. 

carrillo. L'amour meurt toujours d'indigestion, car étant 
un enfant, il mange avec gloutonnerie. Ainsi vous avez 
mangé vite et vous Voilà rassasié. 

don pedro. Enfin lu as épousé dona Teresa? 

don alonzo. J'ai vu la fin de mes chagrins, pourquoi ne 
me fais-tu pas tes compliments? 

don pêdro. Si elle est Benavidès, nous sommes Caravajal; 
dans cette alliance, tu n'as ni gagné, ni perdu. 

don alonzo. Quoique sa beauté n'ajoute rien à la gloire de 
notre maison, don Pedro, elle est d'un prix inestimable pour 
moi qui l'adore ! 

don pedro. Si par le moyeu de cette femme les déclara- 
tions de guerre et les inimitiés doivent cesser entre nos deux 
maisons, je me félicite de ton amour. 

don alonzo. Leur noblesse et leurs vertus accréditent les 
Benavidès dans le royaume de Léon, et ceux qui honorent 
notre blason publient notre valeur. De Forigine royale, qui 
illustre les Benavidès, vient aussi la maison de Caravajal. 
Don Alphonse, roi de. Léon, frère de saint Fernando, étant 
en chasse un jour de printemps et ayant perdu son chemin, 
eut d'une femme de la montagne deux fils, qui furent les 
pères de nos aïeux, et parce que l'aîné eut Benavidès pour 
héritage, il en prit le nom, et l'autre, après avoir accompli 
des exploits dignes d'Hercule, adopta le nom de Caravajal, 
où il était né. Puisque nous venons d'une même souche, 
don Juan ne peut trouver mauvais que j'épouse sa sœur. 

carrillo. Bien ou mal, vous voilà tous les. deux sous le 
même joug, pardieu! Mais voici le matin qui brille à travers 
le clair- obscur du crépuscule: que faisons-nous ici? 



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124 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

don alonzo. J'ai obtenu le résultat que je cherchais.* Dis- 
sipez-vous, mes craintes, car dona Teresa est à moi! 

don pedro. J'ai veillé sur tes amours. 

don alonzo. Tu es mon frère cadet et le maître de mon 
âme qui se confie à toi, mon don Pedro. 

carrillo. Allons de ce pas nous coucher, j'ai à repasser 
certains comptes avec le sommeil. 

(Ils sortent.) 

. SCÈNE V 

DON JUAN DE BENAVIDÈS, CHACUN, «» *«iet. 

benavidès. Je suis parti tard de Léon, mais enfin nous 
voici chez nous. 

chacon. Votre service est terrible: vous me taxez le som- 
meil. 

benavidès. Tu dormiras toute cette journée, Chacon. 

chacon. Qu'était-il besoin de passer toute la nuit à la ville 
et de vous en revenir au lever du soleil? 

benavidès. De graves soupçons troublent mon esprit avec 
mille chimères. Les deux lieues qu'il y a d'ici Léon, je les 
ai parcourues étant si hors de moi, que je ne me suis pas 
aperçu du chemin et je ne savais où j'étais. 

chacon. Est-il possible? 

benavidès. J'ai toujours eu confiance en toi. Tu sais que 
ce pays de Valence d'Alcantara est le berceau de ma fa- 
mille. 

chacon. On vous y révère comme le petit-fils du fameux 
Alphonse, roi de Léon. 

BENAVIDÈS; Ciel I qu'un homme souffre lorsque dans ses 
insomnies il est en proie à des soupçons qui touchent son 



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LÀ SAGESSE D'UNE FEMME. 125 

honneur. Tu sais que les Caravajal ont aussi leur manoir 
dans ce pays? 

chacon. Je le sais; après ? 

bena vides. Et que les habitants de Valence sont divisés en 
deux partis? 

chacon. Vous avez sucé avec le lait qui vous a nourri les 
soucis qui vous accablent. 

bena vides. Ils ont troublé mon repos. J'appris à Léon, 
Chacon, que don Juan de Caravajal aime ma sœur, et qu'en 
dépit de la haine mortelle que j'ai pour lui, il projette de 
s'unir secrètement avec elle. 

chacon. La paix succédera ainsi à vos haines sanglantes. 

benavidès. On ne pouvait me faire un plus vif affront! 

chacon. Oubliez vos passions. 

benavidès. Avant que le sang royal des Benavidès se mêle 
au sang des Caravajal, ma sœur sera la femme d'un vil pas- 
teur, d'un humble artisan, d'un marchand mauresque, d'un 
juif converti, la pire des choses. Tant que vivra cette cause 
de mon chagrin, il ne doit rester en Castille ni une maison 
de ville ou des champs qui rappelle son souvenir, ni même 
une pierre que je ne la détruise. Et si ce que l'on assure 
était vrai, si dona Teresa s'était donnée à lui, je ressuscite- 
rais Néron etPhalaris, je mettrais le feu à cette maison pour 
l'y brûler vive, je boirais sa cendre, je sèmerais du sel sur 
la place de mon château, et fuyant vers la montagne, je n'ose- 
rais plus apparaître dans un lieu habité, voilant avec soin le 
blason de mon père, jusqu'à ce que je me fusse vengé! 

chacon. Dieu me garde de vous causer des chagrins ! Votre 
situation est étrange. 

benavidès. Voilà pourquoi je suis parti de Léon à une pa- 
reille heure. Par où pourrons-nous entrer dans la maison 
sans qu'on nous voie pour savoir ce qui s'y passe, et pour 



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12H THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

lui arracher avec la vie le honteux amour qui l'enflamme? 

chacon. Cette muraille que nous voyons en face de nous 
est basse et donne dans le jardin ; mais un homme sage ne 
croit jamais sur un soupçon incertain. 

benàvïdks. Tais-toi, quelqu'un s'approche. 

SCÈNE VI 

Nuit obscure. 

Les Mêmes, DON ALONZO, DON PEDRO CARAVAJAL, 
CARRILLO. 

don alonzo. Si le frère de ma femme, comme on me Tas- 
sure, a su notre projet et. s'il est venu de Léon, je ne dois 
pas laisser en si grand péril celle que j'aime. Je vais ques- 
tionner quelqu'un de sa maison. Frère, appelle! - 

benavides, bas à chacon. Chacon, ne remarques-tu pas? mes 
doutes sont des certitudes! 

don pedro, à don Aiomo. Benavides a un si mauvais naturel 
que si par hasard il vient à connaître tes amours et ce qui 
est arrivé, il tuera sa sœur; il est donc prudent de la tirer 
de ce logis pour la garantir de lui. 

benavides, à part. sort avare! J'ai vérifié mon déshon- 
neur! Comment puis-je contenir ma colère? 

don alonzo. Je sais qu'il vient pour se venger, c'est pour- 
quoi je vais me hâter de l'arracher à sa fureur; nous sau- 
rons bien la protéger contre tous si l'on cherche à me la 
ravir. 

don pedro. Quand ce ne serait pas pour son salut que tu 
l'enlèves, s'il veut nous attaquer, assemble nos parents et 
tentons le sort des armes ; si les gens qui vivent de nous 



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LA SAGESSE DUNE FEMME. 127 

prennent notre parti, nous avons autant de soutiens que lui. 
don alonzû. Appelle! .ne perdons pas l'occasion, puisque 
nous sommes à sa porte, 

BENAVIDÈS, à part. C'est trop SOUffrir. (Aux dei.» Carawjal.) Des 

gentilshommes ne tentent pas des mariages dans l'ombre, 
comme un voleur tente une infâme action. Celui qui veut 
voler l'honneur d'autrui dans la nuit manque à son sang et 
à sa noblesse, à moins qu'il ne comprenne qu'il ne mérite 
pas le jour ce qu'il cherche la nuit; et ce n'est pas sans rai- 
son que je doute de votre valeur, car ce qui se vend dans 
l'obscurité a vraiment peu de prix. Gomme sur ma porte 
brille le lion barré en champ d'argent que me prête le blason 
royal, objet de votre envie, vous avez craint de le voir à 
la clarté du jour; sachant que j'étais absent et qu'il gardait 
la porte, vous êtes entré par les murs, supposant qu'il dor- 
mait. Mais me voyant offensé, il* s'est mis à rugir, et son 
rugissement m'a fait quitter la ville et ses plaisirs. Je viens 
pour ressaisir ma renommée que vous m'avez volée; mon 
offense est le lion qui rugit; j'ai pour armes un lion, et ce 
lion se nomme Benavidès. Il vengera mon affront et laissera 
pour exemple à mes descendants la noblesse d'un lion rougi 
dans le sang de deux traîtres. 

don alonzo. Comme vous êtes mon beau-frère, je ne m'of- 
fense pas de vos paroles, et j'oublie la haine de nos familles, 
quoique vous cherchiez à la faire revivre. Je vous tiens déjà 
pour mon parent; l'amour que j'ai pour votre sœur fcst une 
flamme qui m'éclaire et dont la lumière l'emporte sur celle 
du jour. Si, comme il arrive, j'avais terni votre renommée • 
et si j'avais ravi l'honneur à dona Teresa, je serais un larron 
qui aurait escaladé votre maison; mais votre sœur étant ma 
femme, il n'y a pas de déshonneur, et mon amour n'est pas 
une marchandise que Ton achète la nuit et qu'on méprise 
le jour. Si le blason que vous placez à votre porte pour gar- 



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198 THEATRE DE T1RS0 DE MOLINA. 

der votre renommée est un lion parce que vous descendez 
d'un roi, je tire ma noblesse de ce même royde Léon, étant 
son petit-fils. Le lion de votre palafs m'a reconnu pour pa- 
rent, il m'a laissé rentrée libre. S'il a rugi, ce sera non de 
fureur, mais de joie, et parce qu'il a vu que je voulais hono- 
rer votre maison et vous rendre hommage. Enfin, dans un 
tel conflit, je ne redoute pas votre lion, car j'ai pour me 
défendre dans le blason de mes armes une panthère sur une 
. bande; si on l'attaque, la panthère déchirera votre lion, et la 
bande sera le filet qui le prendra. 

don pedro. Don Juan, mon frère est l'époux de dona Te- 
resa, et, sans récriminer vainement, la paix et la guerre sont 
dès à présent dans votre main. Si vous acceptez la première, 
je vous offre parenté et amitié éternelle; si vous préférez la 
seconde, laissez les paroles et faites parler le fer. En pleine 
campagne et en combat égal, mettant à l'épreuve nos forces 
et notre courage, nous montrerons à l'Espagne, vous la va- 
leur des Benavidès, moi celle des Caravajal. 

benavidès. Je dis mille fois que j'accepte le défi proposé. 

don alonzo. Eh bien, allons au fait! Confiant dans mon 
courage, je me promets la victoire. 

benavidès. Patience donc 1 

don alonzo. Arrêtez ; la colère qui vous anime est une 
menacé pour votre sœur. Si vous entrez chez vous croyant 
qu'elle vous a offensé, vous pourriez bien vous venger sur 
elle; ol! laissez-moi l'emmener, ou gardez-vous de franchir 
ce seuil. 

benavidès. Tout cela, c'est accumuler les outrages. 

don alonzo. J'ai mis en elle tout mon espoir! 

benavidès. Augmentez ma haine, le retard du châtiment 
rendra ma vengeance plus terrible ( 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 129 



SCÈNE VII 

LSS MÊMES, LA REINE, un pen après LE JEUNE ROI. 

la reine. Illustres Caravajal, excellent Benavidès, vous 
êtes mes alliés et mes parents; vous portez fièrement des 
blasons royaux, montrez aujourd'hui votre loyauté. Un tronc 
d'arbre sert d'asile à l'innocence de votre jeune roi. (on Toit 

le roi qni parait dans le creux d'un arbre.) Ne permettez pas que la CaS- 

tille ruine prématurément ses espérances. Il luit comme une 
aurore au milieu des ténèbres de la trahison. Si ce pauvre 
soleil mérite l'honneur d'un illustre exploit , défendez tous 
les deux avec une valeur espagnole ce rayon que vous en- 
voie l'orient de l'Espagne. 

benavidès. image de l'amour ! enfant roi ! humble altesse ! 
ton angélique beauté désarme ma rigueur. Je serais unhomme 
sans courage si mes lèvres fidèles te refusaient le secours 
que tu me demandes. Les Beiiavidès oublient leurs outrages 
pour les tiens. Illustre Caravajal, faisons trêve à nos inimi- 
tiés, et, à compter d'aujourd'hui, laissons les guerres intes- 
tines; que la déloyauté ne triomphe pas ! Je dépose ma haine 
à vos pieds pour la reprendre plus tard, car une haine aussi 
ancienne ne s'oublie pas aisément^ réunissons nos amis 
et de deux camps n'en faisons qu'un; tant que nous servons 
le roi nous ne devons pas être ennemis. Les cieux témoi- 
gneront, pour notre gloire future, qu'aujourd'hui la valeur 
léonaise place dans sa loyauté et dans son amour l'intérêt du 
roi son seigneur avant son propre intérêt. 

don alonzo, au jeune roi. Phénix de l'Espagne, né pour la 
gloire, vous voilà dans cet arbre comme un innocent oiseau 
dans son nid ! Qui donc, ô ma perle, vous a caché ainsi ? 



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130 TËÉÀÎRÈ DE TlRSO DE MOLINA. 

le jeune roi. Ils m'ont ôté mon royaume, et ils ne m'ont 
pas même laissé le "berceau où je suis né; comme je crains 
les Hérodes, j'ai fui vers le désert. 

don pedro. Ne crains point l'épervier, pauvre oiseau, l'am- 
bitieux don Juan ne s'emparera pas de toi. 

benavidès. Tous mourront pour toi, soleil de l'Espagne, 
jusqu'à ce que nous t'ayons tiré des filets de ces ambitieux 
chasseurs. 

le jeune roi. Vengez-moi de ces traîtres, je jure de vous 
être reconnaissant. 

don alonzo. Que je baise votre main, sage enfant! 

benavidès. Sus, hidalgos, à Léon! Meure l'infant tyranni- 
que! (a u reine.) Et vous, exemple des vertus chrétiennes, di- 
rigez-nous à compter de ce jour, et, avec l'aide dû ciel, la 
reine dona Maria sera la Sémiramis de l'Espagne. 

(Ils sortent.) 

SCÈNE VIII 

Une salle dans le palais de Léon» 

DON ENRIQUE, DON JUAN, Gentilshommes , Musiciens. 

don enrique. Que Votre Majesté possède pendant mille 
ans ce royaume de Léon! 

don juan. Que Votre Majesté jouisse en paix des royaumes 
de Murcie et de Séville, et, qu'étendant sa puissance, elle 
soumette Grenade et.Arjona; pour moi, tant que vivra don 
Fernando et que sa mère aura des prétentions sur notre cou- 
ronne, je ne puis dire que je suis roi. 

don enrique. Vous n'avez rien à craindre de personne; il 
n'y a pas un bourg, de Tarifa à Tolède, ni de Tolède jusqu'en 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 131 

Galice, qui reconnaisse Fernando pour son roi ; il n'y a ni un 
hidalgo, ni un riche-homme qui, reconnaissant la justice de 
notre cause, n'offre à don Juan et à don Enroue le blason 
royal. Aragon et Portugal, pour mieux affirmer notre droit, 
sont pour nous; le Navarrais est notre ami, le Français 
nous appuie; nous avons des hommes et des armes. Où donc 
iradona Maria où elle ne trouve nos partisans? Il ne con- 
vient pas que le fils bâtard qu'elle élève possède ce royaume; 
le roi mon frère l'épousa au degré prohibé; la loi ne légi- 
time pas celui qui est né de l'inceste; je défendrai mon droit 
jusqu'à la mort. Elle pourrait être reine au heu d'être une 
folle infante, si elle ne nous avait pas dédaignés, si elle avait 
donné sa main à l'un do nous deux. 

don juàn. Que Dieu protège nos droits incontestables; 
mais tant que la mère et le fils ne sont pas emprisonnés, 
quoique Tolède, Gastille et Léon m'obéissent, je ne puis 
vivre tranquille, aussi je pars pour les chercher. 

VOIX AU DEHORS, a?ec accompagnement do musique. ViVO don Fer- 
nando le Quatrième, roi légitime l 

don juan.. Des voix se font entendre à travers ce mur. 

autres voix. Vive le roi don Fernando de Léon l et meu- 
rent les traîtres qui méconnaissent ses droits! 

tous. Qu'ils meurent ! 

don enrique. Ciel ingrat ! qu'est-ce que cela ? 

un serviteur, entrant. Allez vite au secours lie la ville; les 
gens des bourgs voisins s'ameutent, ils ont porté l'enfant 
roi à PAlcazar entouré de mille hommes qu'ont réunis dans 
cette faction don Juan Benavidès ef les deux Caravajal. 

don enrique. Si vous ne marchez pas contre eux, si vous 
n'apaisez pas ce trouble, infant don Juan, ne croyez pas que 
vous puissiez maintenir votre autorité dans Léon. 

don juan. Ni vous, que vous soyez roi de Murcie et de 



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m THÉÂTRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

Séville, don Enriquel Vite, aux armes! Deux pauvres 
écuyers qui n'étaient pas hier chevaliers ne nous braveront 
pas. 

don enrique. Une femme desarmée ne peut nous faire 
peur avec un enfant. 

don juan. Je mourrai en disant : « Ou César ou rien ! » 

SCÈNE IX 

Les Mêmes, BENAVIDÈS, DON ALONZO, DON PEDRO 
CARAVAJAL, Gens armés. 

don alokzo. Dieu a consacré les justes droits du faible 
infant; il a châtié des rebelles et donné la victoire aux hommes 
loyaux. (Montrant h. infanti.) Qu'on les conduise tous deux en 
prison. 

don juan. En prison? Prenez notre vie, nous mourrons 
rois ! 

benavidès. La défense est impossible, infants. Vos gens 
sont débandés et les fidèles étendards s'inclinent devant Fer- 
nando de Léon. 

(Les infants rendent leurs armes.) 

don alonzo. Que Vos Altesses, seigneurs, plus vaillantes 
qu'heureuses dans cette affaire, reconnaissent le peu de jus- 
tice avec lequel elles ont voulu dépouiller un roi légitime du 
noble héritage de ses pères; qu'elles louent la constance vic- 
torieuse de la reine dona Maria qui les tient en son pouvoir. 
Si vous voulez rendre hommage au roi enfant, la reine a 
tant de charité chrétienne, que lorsque vous aurez courbé 
la tête et baisé ses mains royales, elle vous offrira les siennes 
comme à des parents, avec la liberté qui oblige et le pardon 
qui étonne... 

don juan. Si le désir de régner, qui produit tant de mal, 



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Lk SAGESSE D' UNE FEMME. 133 

comme nous l'apprennent les histoires, était une excuse suf- 
fisante, je demeurerais satisfait; mais il n'y a pas de raison 
qui puisse me disculper d'avoir voulu me faire roi. Je crains 
la juste indignation de la reine; elle est femme, et chez les 
femmes la colère jointe à la puissance sort des justes limites; 
si je ne craignais son ressentiment, Léon me verrait aujour- 
d'hui m'aller jeter à ses pieds. 

benàvidès. La clémence naît toujours de la victoire, parce 
que la vengeance est infâme. 

don enbique. La reine dona Maria est plus qu'une femme, 
puisqu'elle sait vaincre sans s'effrayer les rebelles de son 
royaume. Jetons-nous à ses pieds; étant tous deux son sang, 
elle, si* sage et si pieuse, ne voudra pas le verser, et réparant 
nos désastres, nous ferons en sorte de la servir fidèlement à 
compter d'aujourd'hui. Dieu protège le roi Fernando et com- 
bat pour sa mère afin de relever notre honneur. Quelles 
armes, quels soldats, quelle fortune pourraient s'opposer aux 
desseins de Dieu? Le doux nom de roi vint aveugler mon 
ambition; la désillusion m'a rendu la vue. J'espère me rele- 
ver libre des pieds de la sainte reine pour vouer à son il- 
lustre nom des autels et des statues. 

don pedro. Noble détermination i quoique pour aujourd'hui 
il faille en remettre l'effet, car la reine refuserait de recevoir 
Vos Altesses. En attendant que sa colère soit apaisée, cette 
tour sera votre prison. 

don juan. Elle nous sera légère, don Pedro, si vous en êtes 
le geôlier. 

don pedro. Je m'honore de ce titre. 



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134 THEATRE DE TIR$0 DE MOLINA. 



SCÈNE X 

LES MÊMES; DON LUIS, »?ec un plat d'argent sur lequel est une Idlrc. 

don luis. La reine a ordonné, infants, que vous entriez 
dans cette chapelle où vous attendent deux religieux qui 
prépareront vos âmes, attendu qu'elle veut ce soir montrer 
à l'Espagne comment elle sait dompter les rebelles. 

don enrique. La reine, notre maîtresse, peut-elle avoir 
donné cet ordre? la pieuse, la clémente Marie! Deux cou- 
sins! deux grands! Ah! femmes, comme la nature a sage- 
ment fait en ne vous destinant pas au métier des armes ! 

don juan. Quand elle ordonnerait de nous mettre à mort, 
quand par la rigueur elle asseoirait don Fernando sur le 
trône, avec des ennemis qui se soumettent, la bonté serait 
un moyen plus sûr. Portugal et Aragon ont des rois de notre 
famille qui lui demanderont comptd de notre mort et qui 
puniront ses cruautés. 

don enrique. Ce n'est pas le moment des récrimina tiotfs. 
Offenser les rois dans leur couronne est un crime qui mé- 
rite la mort. Nous avons combattu en gentilshommes, infant, 
il faut maintenant mourir en chrétiens. 

don luis. Voici votre sentence. 

(II présente aux infants la lettre sur le plat d'argent.) 

don juan. Tel est le festin qu'elle nous offre! elle nous 
l'envoie sur ce plat? Le temps viendra où le prix lui en sera 
payé, quand ceux qui connaissent notre valeur régleront les 
comptes avec des lances au lieu de plumes. 

don enrique. Laissez-moi lire cette lettre le premier! 
mort cruelle qui, rien qu'avec un fragile papier, peut amol- 
lir des cœurs de bronze, (n m.) « Dona Maria, reine et gou: 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 135 

vernante de Castille, Léon, etc., pour le roi don Fernando, 
quatrième de ce nom, son fils, etc. Pour la confusion des 
séditieux et pour la récompense des fidèles, ordonne que les 
infants de Castille, ses cousins, sortent libres de la forteresse 
dans laquelle ils sont enfermés, que leurs États leur soient 
restitués, et en outre de cela, elle donne gracieusement à 
l'infant don Enrique les villes de Feria, Mora, Moron et San- 
tistéban de Gormaz, et à l'infant don Juan, les villes d'Aillon, 
d'Astudilio, de Curiel et de Cacérès, avec la promesse, s'ils 
rentrent dans le devoir, de plus grands accroissements, et 
les assure, s'ils l'offensent de nouveau, qu'elle a du cou- 
rage pour se défendre, et de la résolution pour payer de 
nouvelles félonies par de nouveaux salaires. » — La reine, 

GOUVERNANTE. 

(Un rideau s'ouvre; au fond du théâtre apparaît la reine sur un trône, la 
couronne en tête et armée de toutes pièces, les cheveux flottant sur les 
épaules et l'épée nue à la main.) 

SCÈNE XI 

Les Mêmes, LA REINE. 

la reine. La reine dona Maria châtie ainsi votre perfidie 
et des crimes dignes de la mort. Elle est venue pour vaincre 
parles armes et par la courtoisie. A vous, hommes, une 
femme a résolu de faire grâce de la vie, comme un chasseur 
qui abandonne la trace du gibier, quitte à la reprendre plus 
tard. Si vous pensez que je vous pardonne par crainte de vos 
protecteurs, vous méconnaissez mes intentions ; pour vous 
mieux confondre, j'ai voulu vous accordermes faveurs, afin 
que si par hasard l'ambition vous pousse de nouveau, je puisse 
vous ôter plus tard ce que je vous donne aujourd'hui. Celui 
qui terrasse son ennemi et qui reste armé, estime peu son 



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196 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

ennemi; car un cœur noble souffre autant quand il châtie 
que lorsqu'il est châtié! Si en vous donnant la vie, je vous 
crée une obligation, prenez soin de votre nom, et si vous me 
faites de nouveau la guerre, nous verrons qui se lassera le 
plus vite, vous de me desservir ou moi de vous pardonner ! 

don juan. Que l'Espagne n'oublie jamais votre magnani- 
mité et la piété qui. vous accompagnent; que le pinceau et la 
plume éternisent votre générosité et célèbrent vos saints 
avis, puisqu'en punissant vous obligez, changeant le châti- 
ment en récompense; puisqu'en abattant vos ennemis, vous 
les relevez. Quant à moi, dorénavant je proclamerai cette 
grâce et je serai le premier à vous servir. 

don enrique. Et moi, je me déclare satisfait, et je serai 
loyal et constant. 

la reine. Venez baiser les mains du roi. 

don juan. Dès aujourd'hui nos cœurs sont à vous, vos ré- 
compenses nous obligent plus que vos armes. 

la reine, à Anaridis. On vous nomme Benavidès, je vous 
donne Benavidès. 

benavidès. Je suis vdtre vassal et votre serviteur. 

la reine. Si vous voulez me servir, je désire que vous ac- 
cordiez pour femme votre sœur à don Juan Garavajal, et que 
vous changiez votre inimitié en une paix d'amour. 

benavidès. Que pouvez-vous désirer qui ne s'accomplisse, 
belle reine? 

la reine. Don Juan, donnez-lui la main, je vous assigne 
pour dot la commanderie de Martos. 

don alonzo. Vivez de longues années! 

la reine. Je nomme votre frère don Pedro mon grand bailli 
de Léon. 

don pedro. Pour une telle faveur, je baise mille fois vos 
pieds. 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 137 

la reine. Gela ne suffit pas; il faut honorer votre courage. 
Don Diego Lopez de Haro tient Almazan ' bloqué pour ob- 
tenir le soutien des royales barres d'Aragon. Allons vers lui, 
et montrez aujourd'hui, infants, que vous m'êtes reconnais- 
sants de votre liberté. 

don juan. Je m'acquitterai avec mon sang. 

don enrique. Je suis tout à vos ordres. 

1. Almazan, ville fortifiée sur la route de Soria à Madrid. 



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DEUXIÈME JOURNÉE 



SCÈNE PREMIÈRE 

DON JUAN; ISMAEL, méded» juif. 

don juan. J'ai l'espoir de régner, par des moyens loyaux 
on non; on ne forfait pas quand on prend une couronne. 
Que je règne par toi, Ismaël, et advienne que pourra! 

isMAEL. Si le jeune Fernando meurt, et sa vie est dans mes 
mains, vous n'aurez plus de rival à craindre. 

don juan. II est malade de la petite vérole; mon désir sera 
rempli situ ajoutes à ta science le grand proût que te vau- 
dra le service que je te demande. 

ismael. Je veux servir votre royal etnoble'cœur, parce que 
j'ai l'espoir qu'étant roi, vous protégerez notre nation; je 
suis juif; la vengeance de Vespasien et de Titus, qui saccagea 
Jérusalem et- son temple, causant un opprobre éternel à toute 
notre nation, nous fait errer bannis, méprisés de tous, ob- 
jets de la moquerie et de la dérision de l'univers. Ils appel- 
lent insensée notre loi, et pas un d'eux qui no4ienne pour 
infâme le nom de juif. Mais si vous donnez votre parole, 
quand vous serez roi, de relever ma nation, que nous 
puissions occuper de gros emplois, faire partie des municipa- 
lités, acheter des charges des régiments et autres titres ho- 
norables, j'ôterai la vie au roi et vous prendrez aujourd'hui 
la couronne. Je suis son premier médecin, je porte 'a mort 

Cachée dans Ce petit Vase, (il tire de ses vêlements un petit rase d'argent.) Si 



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LÀ SAGESSE D'UNE FEMME. 139 

vous acceptez, je pourrai dire que le roi boit d'une gorgée 
la* mort et son royaume. Ce breuvage provoque un sommeil 
mortel, puis on passe de l'apparence à la réalité, et le poison 
va de la bouche au coeur. Les médecins sont les ganymèdes 
de la mort. 

don juan. Ismaël, ne doute pas que si je suis roi, je don- 
nerai satisfaction à tes désirs, et tu grandiras sous ma pro- 
tection. Ceux de ta nation auront des titres, je te ferai 
mon riche-homme; ceux qui te dédaignent aujourd'hui en- 
vieront ta faveur. Gastille est malade, puisque tu es son mé- 
decin, purge au moyen de ce breuvage le mal qui la met en 
péril. Elle a pour tête un enfant. Le royaume d'Espagne étant 
un géant, il est monstrueux qu'un corps d'une telle grandeur 
ait un tête si petite, et que la main imprudente d'une femme 
veuille diriger la vaillante Gastille. Purge-la pour qu'elle ne 
meure pas de cette humeur pestilentielle, je te payerai ta 
cure par de magnifiques récompenses. 

ismael. En vous faisant roi, je donnerai un défenseur à la 
Castille qui l'assurera contre les folies d'un femme, en dépit 
des ingrats qui travaillent contre vous. Allez avec Dieu, je 
porte ici l'ordonnance de votre bonheur. 

don juan. Une trahison couronnée ne m'effraye pas. J'ap- 
prouve le mot de César, dont l'ambition suffit pour justifier 
la mienne : t Tout est permis pour régner. » 

(Il sort.) 

SCÈNE II 

ISMAEL, seul. 

Puisque je trouve honneur et profit à tuer cet enfant roi, 
et puisque ma loi glorifie celui qui donne la mort à un chré- 
tien, nul doute que je ne réalise les plans de l'infant, la ven- 



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140 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

geance de ma nation et le deuil de ce royaume. Je vais lui 
porter cette médecine! Pourquoi me faites-vous trembler, 
frayeur glacée? Mais je ne serais pas juif si je n'avais pas 
peur! L'intérêt m'attache des ailes à Pâme; mais de quoi me 
serviront-elles si la frayeur me coupe les plumes et me met 
des fers aux pieds? Pourtant, qu'ai-je à redouter si je relève 
ma race*? D'ailleurs, pour les médecins, ce n'est pas un crime 
que de tuer, et même celui qui tue le plus est le plus en cré- 
dit. Le jeune roi est làt qu'il boive sa mortt (au moment où a Tout 

entrer dans ta chambre du roi, il aperçoit le portrait de la reine qui est au-dessus de 

la porte.) Dieut n'est-ce pas là le portrait de sa mère? Oui. Ce 
n'est pas sans raison que j'avais peur, puisque le jeune roi 
a placé à sa porte sa mère elle-même pour sentinelle. Vive 
Dieu! je crains de la regarder même en peinture. Ne sem- 
ble- t-il pas que cette figure muette me menace? Ne semble- 
t-il pas que ses yeux lancent des flammes qui m'annoncent 
mon châtiment et qui accusent sa colère? Ne me regardez 
plus, reine irritée! Si don Juan, votre cousin, qui devrait 
être l'appui du roi, votre fils bien-aimé, se tourne contre 
lui, comment ne l'imiterais-je pas, étant issu de race juive 
et professant une loi contraire? Ma trahison n'est pas aussi 
coupable, retenez votre courroux vengeur. Que feriez- vous 
vivante, puisque votre peinture me remplit d'effroi? Mais . 
pourquoi m'abandonnera ces lâches extravagances? Allons, 
craintes juives, puisque mon office est de tuer, que le roi 
meure, et réalisons la fortune qui m'est promise, (n veut entrer, 
ie portrait tombe et masque h porte.) Le portrait est tombé et m'a barré 
la porte! Le peuple dit que le juif est heureux; mais un juif 
malheureux est la plus misérable des choses, et je le suis 
tellement que je cours grand risque si je ne m'enfuis d'ici... 

(Il Teot sortir par une autre porte, la reine parait deyant lui et l'arrête; 
il se trouble.) 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 141 

SCÈNE III 

LA REINE, ISMAEL. 

là reine. Qu'est-ce? Pourquoi cette pâleur? Venez ici. 
Où allez-vous? D'où vient ce trouble? 

iSMABL. Je reviendrai tout à l'heure. 

là reïne. Attendez ! Qui vous a troublé ? 

iSMABL. Moi, troublé? 

la reine. Ce n'est pas sans motif. Que portez- vous dans 
ce vase? 

ismael. Qui, moi! 

la reine. Arrêtez-vous. 

ismael. Ce n'est 'pas une substance malfaisante. Je suis 
dévoué au roi. 

la reine. Qu'est-ce que cela veut dire? 

ismael. Je confesse que je suis troublé, mais je ne trahis 
point. 

la reine. Qui vous accuse? 

ismael, à part. Ce sera ma trahison elle-même. 

la reine. Celui qui s'excuse sans raison est coupable. 

ismael. L'infant seul est ingrat, mais je lui ai désobéi; si 
le portrait dit le contraire, le portrait se trompe. Il m'a barré 
le passage quand je suis venu porter au roi cette potion pur- 
gative; mais moi, reine, est-ce ma faute si le portrait est 
tombé? C'est la faute de l'infant qui m'ordonne, au moyen 
de ce breuvage, d'ôter la vie au jeune roi que j'ai offensé... 
je veux dire que l'infant a offensé. 

la REiNE.^Enfin le trouble où vous êtes confesse votre tra- 
hison. N'allez pas plus loin. Est-ce là le breuvage purgatif 
destiné à don Fernando? 



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142 THÉÂTRE DE TJRSO DE MOLINA. 

ismael. Oui, madame, et s'il faut dire la vérité... Pour- 
quoi hésiterais-je? Le désir de régner a tant de pouvoir sur 
don Juan, qu'il m'a persuadé dans son aveuglement de don- 
ner la mort à l'enfant-roi, et la crainte qu'il ne me punît m'a 
contraint à lui faire serment de vous trahir. Je lui affirmai 
que ce vase renfermait un poison très-actif; mais que Votre 
Altesse n'en croie rien, c'est un mensonge au moyen duquel 
j'ai voulu le tromper rien que pour le calmer. Et puisque je 
me suis justifié du soupçon de trahison, je vais jeter cette 
potion et en donner une autre au roi. 

la reine. Restez et gardez ce vase, et puisque mon Fer- 
nando doit se purger, il ne faut pas perdre l'occasion pour 
une fausse accusation qui cherche à ternir votre renommée. 
Je connais votre vertu; vous avez toujours été un médecin 
sage, fidèle et reconnaissant. Assurez le salut du roi et votre 
innocence en buvant vous-même cette potion à sa santé. 

ismael. Madame, je n'ai pas besoin d'être purgé, et je n'ai 
ni la maladie ni l'âge de don Fernando. 

la reine. Vous n'êtes pas malade ? 

ismael. Non. 

la reine. Il n'importe; il faut que votre vertu se justifie 
d'un soupçon outrageant. Le sage se fait saigner en pleine 
santé; vous vous purgerez quoique bien portant. Ce royaume 
bouleversé a beaucoup de mauvaises humeurs, et j y veux 
pour le guérir le purger des traîtres. A vous, cette médecine 
ne peut faire aucun mal. 

ismael. Elle est très-forte, je ne puis la prendre debout. 

la reine. Eh bien, asseyez» vous! 

ismael. Je me jette à vos pieds; n'usez pas de tant de ri- 
gueur. 

la reine. Buvez-la, ou je vous ferai, docteur, tenailler 
vif. L'infant don Juan est noble, loyal et chrétien, sans re- 



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la sagesse d'une femme. 143 

tour à ses mauvais desseins, sans arrière-pensée d'intérêt; 
vous, vous, êtes la ruine de la nation dont le soleil vous 
réchauffe, vous êtes l'opprobre et l'affront du monde, un 
infâme juif. Enfin, lequel de vous deux ment? Et pourquoi 
celui qui a tué son Dieu ne tuerait-il pas son roi? Allons! 
soyez bravement votre propre bourreau; renouvelez l'his- 
toire du taureau fabriqué par Périlo en réprouvant le pre- 
mier. Buvez; qu'attendez-vous? ^ 

ismael. Madame, si l'aveu de ma faute ne suffit pas pour 
obtenir mon pardon, qu'il vous suffise d'être... 

la reine. Buvez, ou demain vous serez promené nu, lié sur 
une charrette au milieu d'un peuple irrité qui déteste votre 
race, livré à sa vengeance à travers les rues et les places, et 
votre corps blasphémateur sera déchiré par des tenailles ar- 
dentes. 

ismael. Si je dois mourir dans cette extrémité, je préfère 
le châtiment secret à l'affront pnblic. Qui ose attenter aux 
jours de son roi mérite une telle peine. Mort, on t'a bien 
nommée un calice amer, puisque tu es une médecine que 
l'on boit. Celle que j'ai composée au prix de tant d'existences 
sera pour moi la peine du talion. (11 boit.) La vie se détache 
déjà de moi. Si les médecins qui tuent payaient selon leurs 
péchés, ils donneraient moins à gagner aux curés. Je suis le 
premier médecin que l'on punisse pour avoir doiiné la mort. 
Le cruel poison produit son effet; mes jours s'écoulent. 
Grâce, divin Messie, j'attends votre venue 1 

(Il ya tomber mort dans une chambre voisine.) 

la reie. Tu meurs avec un bel espoir! Le voilà bien 
mort. Fermons cette porte; il importe de tenir ma vengeance 
secrète pour le moment. Ah! fils de mon âme! le ciel t'a 
protégé contre un meurtrier. Puisque tu es un ange de Dieu, 
sois toi même ton ange gardien, mon Fernando! 



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144 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

SCÈNE IV 

LA REINE, DON ENRIQUE, DON JUAN, BENAVIDÈS, 
DON PEDRO, un Majordome, un Marchand. 

don enrique. Votre Altesse est ici? 

la reine. Oh! cfttsins! riches-hommes! chevaliers! 

don enrique. Nou^.venons savoir des nouvelles du roi. 

la reine. De terribles maux le mettent à l'épreuve. 

don juan. Le sachant malade et craignant quelque malheur, 
la tendresse que nous avons pour lui nous a poussés à venir 
le voir. 

la reine. Vous êtes la loyauté et la Valeur de l'Espagne. 
Mon fils repose; si vous le désirez, on l'éveillera. 

don enrique. Non, madame. 

don juan, à pwt. Il dormira dans les bras de la mort. Si le 
poison fait son œuvre, je m'asseoirai sur son trône, et mon 
ambition sera satisfaite. 

la reine. Don Enrique de Castille, don Pedro Ponce vient 
de périr à Séville dans une terrible rencontre, et comme il a 
laissé la frontière découverte, elle reste aujourd'hui sans dé- 
fense. J'ai décidé, infant, que vous iriez le remplacer. Vous 
êtes déjà gouverneur de cette province; partez à l'instant 
pour Cordoue, car le Maure met Jaën à feu et à san^. 

don enrique. Quoique Votre Altesse me donne honneur et 
profit, les soldats de la frontière demandent leur solde. Que 
Votre Altesse impose une taille sur les États, car le trésor 
royal, ruiné, n'a pas d'argent» pour les payer. 

la reine. Ménagez les marchands et tous ceux qui payent 
l'impôt pour les conserver au roi et à ses défenseurs, car 
sans vassaux il n'y a pas de rois. Ils viennent tous re plain- 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. J4& 

dre à moi de ce qu'on les appauvrit? et quoique ce soit un 
vieil usage > à force de les tondre, les brebis mourront. 

don enrique. Mais sans argent, madame, les soldats ne se 
battent pas. 

là reine. Il n'est pas de jardin si fertile qu'il donne des 
fruits à chaque heure; on fait la récolte une fois l'an; ne la 
demandez pas à chaque jour; vous tirerez profit du repos. 
Les vassaux, infant, sont aussi une moisson. J'ai dépensé 
ma dot pour la défense de cette couronne, j'ai vendu Cueltor 
et Escalona ; Ecija seule m'est restée; qu'on la vende et qu'on 
payé les soldats de la frontière. 

don enrique. Si Votre Altesse veut vendre Ecija, j'em- 
prunterai de l'argent en Andalousie, avec lequel je ferai 
vivre un an la frontière. 

la reine. On pourrait, infant, croyant que vous abusez 
de mon erreur, vous reprocher votre peu de courtoisie et 
votre peu de sûreté. 

don enrique. Madame... 

la reine. Il suffit, je compte sur votre loyauté. Ecija est 
à vous dès aujourd'hui. Entretenez la frontière, et faites en 
sorte que votre départ soit prompt. 

don enrique. Si un autre veut l'acheter... 

la reine. Je suis persuadée que je ne puis mieux la placer 
qu'en vos mains. Allez ! que votre absence n'entrave pas la 
défense de Jaën. 

don enrique. Je baise vos pieds. 

(Il sorl. 



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'l46 , THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

SCÈNE V 

Les Mêmes, moins DON ENRIQUE. 

la reine. Le roi d'Aragon croit que son oilense restera 

impunie. Partez, Benavidès; si vous faites lever le siège do 

Soria, et si Dieu rend la santé au roi, je vous suivrai et je 

m'associerai à votre victoire. Vous me demanderez de Far- 

v gent pour payer les troupes. 

benavidès. Tant que j'aurai des métairies à vendre ou à 
engager... 

la reine. Je n'attendais pas moins de votre sagesse et de 
votre vertu; je veux vous voir riche et honoré, je me confle 
à votre loyauté et ne consens pas à ce que vous vous endet- 
tiez. Quoique j'aie aliéné ma dot, mes joyaux me restent. 
Qu'on les porte chez les orfèvres. 
benavidès. Votre Altesse prise peu tnon dévouement. 
la reine. Je ne garderai qu'un seul vase d'argent. La 
vaisselle de Talavera * est propre et coûte peu. Pendant que 
certains vassaux dans leur démence font des rêves de cupi- 
dité, je vivrai ainsi. Majordome, faites de tout cela de l'ar- 
gent et donnez-le à Benavidès. 
benavidès. Avant de le souffrir, je me vendrai plutôt. 
la reine. La sagesse n'égare jamais. Faites cela, major- 
dome; si pendant que dure !a guerre je mange dans des 
plats de terre, mes États restent debout. Partez vite! 

benavidès. Je pars honteux, puisque j'ai si peu de crédit 
que l'on dédaigne mes dons. 

1. Talavera de iaReina, ville de la province de Tolède, est célèbre 
encore aujourd'hui par ses fabriques de poteries. 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 147 

la reine. Je ne les dédaigne pas; accroissez vos biens, 
car vous êtes vassal de la loi; le bien d'an sujet loyal est un 
dépôt du roi. ** 

(Benavidès sort arec le majordome.) 

SCÈNE VI 
Les Mêmes, mon. BENAVIDÈS et ie MAJORDOME. 

la reine, à don Pedro. Je fais construire à Valladolid les Huel- 
gas. Aux yeux de Dieu, l'État le plus pauvre est riche; soyez 
le piqueur des travaux du temple que j'élève à Dieu, doû 
Pedro, je m'estimerai heureuse qu'il s'achève par vous; Dieu, 
qui m'a donné le royaume, bâtit son église sur un Pedro. 
Allez et vous montrerez ce que vous valez, et qu'en paix 
comme en guerre le sang des Caravajai est loyal et chrétien, 

(Bon Pedro sort.) 

SCÈNE VII 

LA REINE, DON JUAN, le Marchand. 

la reine. Manque-t-il encore quelque chose? 

don juan. Oui, madame. Les gens d'Estramadure qui me 
donnent le Portugal et assurent la frontière, m'écrivent ici 
qu'il y a un an qu'ils n'ont reçu leur solde et qu'on les aban- 
donne, et que le soldat ne peut vivre sans argent. 

la reine. C'est une chose évidente; on doit faire ce qu'Us 
demandent. Je n'ai plus rien à vendre; je n'ai gardé qu'une 
coupe d'argent pour boire; j'ai engagé mon patrimoine; mais 
cherchez-moi un marchand qui sur un seul joyau qui me 
reste, me prête de quoi suppléer à cette pénurie de deniers. 



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148 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLIflA. 

le marchand. Tout ce que j'ai, madame, quand je devrais 
vendre ma femme et mes enfants, est à votre service. 

la reine. Vous 6ies marchand? 

le marchand. De Ségovie. Je vous donne mon bien, je ne 
voiïS le prête pas; votre valeur chrétienne m'en fait un 
devoir. 

la reine, lésais déjà qu'à Ségovie il y a des marchands 
loyaux si riches et si remplis de foi qu'ils construisent des 
édifices dignes d'un roi, comme on le voit par leurs églises. 
Vos aumônes ont élevé une cathédrale qui efface la gloire 
du temple d'Éphèse. Et cela étant ainsi, il n'est pas douteux 
que celui qui vient en aide à son Dieu et à sa religion avec 
tant de générosité sert son roi et l'honneur de sa patrie. 
Je ne veux pas que vous donniez rien par faveur, mais, si 
vous voulez m'obliger, prêtez-moi un million et demi sur 
un gage honorable. Je vous engage ces coiffes, (u r«ne ou « coif- 
fure.) Si vous estimez leur prfx par la femme qui les porte... 

le marchand. Le plus riche trésor payerait à peine un tel 
joyau. Illustre dame, ne m'humiliez pas et n'ôtez pas ces 
coiffes de votre tête; je ne suis pas digne de les toucher; car 
si Ségovie peut croire que j'ai manqué au respect que je vous 
dois par avarice ou par indiscrétion, elle me le reprochera. 
Que Votre Altesse ne m'offense pas quand elle peut me don- 
ner la vie; il n'est pas convenable qu'une reine parle la 
tête découverte à un marchand. 

la reine. J'ai lu qu'un capitaine se voyant sans argent 
pour payer ses soldats, se coupa sagement la barbe et la 
donna pour gage à un marchand. Mes coiffes sont comme la 
barbe chez l'homme, le signe de l'autorité et du respect; 
vous ne devez donc pas vous étonner de ce que vous 
voyez, si vous êtes un homme sage (eue regarde don ju»), ni de ce 
que des bouches étrangères pourraient offenser de leurs lan- 
gues libres et folles des capitaines qui estiment plus leur 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 149 

barbe que mes coiffes. Prenez, et vous donnerez à mon tré- 
sorier ce que j'ai dit. 

le marchand. Je les garderai comme des reliques de la 
sainteté d'une telle reine. 

(Il sort.) 



SCÈNE VIII 

LA REINE, DON JUAN. 

don juan, à part. J'attends avec joie la mort du roi. Le poi- 
son aura-t-il assuré ma fortune ? couronne ! ô trône t quand 
vous posséderai -je? 

la reine. Cousin! 

don juan. Madame? 

la reine. Je sais bien que depuis que vous vous êtes sou- 
mis à votre roi et que vous êtes revenu à votre loyauté 
première, si vous connaissiez quelque riche-homme qui at- 
tentât à sa couronne ou à ses jours, vous exposeriez pour 
ce roi votre fortune et votre vie. 

don juan. Cela est vrai, (a part.) Est-ce pour moi qu'elle 
parle ainsi? (Haut.) Croyez, madame, à mon cœur fidèle; ma 
vie, ma fortune et mon honneur sont au roi notre seigneur; 
mais j'attends que vous m'expliquiez vos paroles. 

la reine. Nous sommes seuls ; je veux me confier à vous. 

don juan, à part. Je me sens mourir. 

la reine. Sachez qu'un grand du royaume, aussi grand que 
vous... Pourquoi vous troublez- vais? 

don juan. Je crains que quelque traître ne cherche à me 
perdre dans l'esprit de Votre Altesse. 

la reine. Personne ne parle contre vous, l'homme loyal 



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150 THEATRE DE T1RSO DE MOLINA. 

dort en paix. Je dis donc qu'un grand (et pourson honneur 
je tais son nom) essaye d'usurper la couronne, portant au 
comble ses forfaits. Je voudrais le convertir par un moyen 
prudent, et parce que vous serez discret, je veux lui écrire 
en empruntant votre main; comme il est de vos amis, vous 
le persuaderez mieux. 

don juan. Moi? 

la reine. Vous l'aimez comme vous-même. 

don juan. J'arracherais mon propre cœur si je croyais 
qu'il pût renfermer une telle perfidie. 

la reine. J'en suis bien sûre, cousin. Si je ne vous tenais 
pour tel, je ne vous confierais pas son secret; je suis heu- 
reuse de vous savoir noble et loyal. Voici tout ce qu'il faut 
pour écrire; écrivez. 

don juan, à part. Quelles sont ces énigmes? Ciel! Ah! 
royaume! combien ta me coûtes! 

la reine. Prenez la plume. 

* 

don juan. Parlez. 

la reine, dictant. « Infant I » 

don juan. Madame ? 

la reine. Je dis : « Infant; » écrivez ce mot. 

don juan. Si vous commencez par ce mot, il est clair que 
vous vous adressez à moi; excepté don Enrique, il n'est pas 
en Castille d'autre infant. Quelque courtisan arrogant aura 
voulu ternir ma noblesse. Le déloyal qui m'impute une tra- 
hison a menti. 

la reine. N'y a-t-il pas des infants en Aragon, en Na- 
varre, en Portugal? 

don juan, & part. Comflîe une conscience coupable vous 
trouble! 

(La reine se promène* en dictant; don Jnan écrit.) 

la reine, t Infant, comme un roi a deux anges qui le gar- 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 151 

dent, il tarde peu à connaître ceux qui veulent le trahir 1 
Que votre ambition s'arrête, car la patience m'échappera 
un jour, et je ferai tomber vos espérances et votre tête. 
— La reine dona Maria. » (pariant.) Maintenant lisez cette 
lettre, elle n'est pas de peu d'importance, et pour ce qui 
vous concerne, faites-y attention. (Don Juan «m k lettre.) Main- 
tenant fermez-la et remettez-la ensuite... 

don juan. A qui ? 

là reine. Celui qui est dans cette chambre vous dira à qui 
elle est destinée. 

(Elle sort.) 



SCÈNE IX 
DON JUAN, nui. 

« Celui qui est dans cette chambre vous dira à qui elle est 
destinée! » Elle me parle par énigmes, quand j'ai voulu tuer 
le roi; elle me fait écrire une lettre, et charge un autre de 
me dire à qui elle est destinée! Elle veut me punir. S'il y 
avait là des gens cachés pour me tuer en secret! Loin de 
moi, crainte indiscrète, vérifions avec mon épée ce soupçon. 

(il tire son épée, ouvre la porte du fond et découvre le juif mort avec la coups à la 

main.) ciel I ma perte est certaine ! Le docteur est étendu là, 
mort, et l'espoir que je fondais sur son poison est détruit. 
La reine sait tout; un cœur vil ne garde pas un secret; il lui 
aura confié mon dessein, il me faut porter à mes lèvres ce 
qui est resté de ce poison, (u ramasse ta coupe.) Je payerai ainsi 
mon crime. Lettre, tu m'es destinée* puisqu'un mort t'adresse 
à moi. Si je pouvais douter, « celui qui est dans cette cham- 
bre me dirait à qui elle est destinée. » Cette bouche muette 
me dit qu'elle est pour moi; le juif est mort pour son crime. 



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152 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

Moi, qui fus son égal par la perfidie, soyons son * ; gal par la 
mort. Pour ne pas revoir celle que j'ai offensée une seconde 
fois, je dois être en même temps mon juge et mon bourreau. 

(Il porte la coupe à ses lèvres; la reine parait et la lai arrache.) 



SCÈNE X 
LA REINE, DON JUAN. 

la. reine, Infant, avez- vous perdu la raison? Vous vous 
dites noble? vous vous dites chrétien? vous dites que vous 
craignez Dieu? Quelle folie vous pousse à cet acte déses- 
péré? 

don juan. Puisqu'il n'y a pas pour votre sûreté de meil- 
leure satisfaction que ma mort, j'ai voulu vous la donner; 
l'honneur perdu se retrouve difficilement. 

la reine. Il n'est pas perdu à mes yeux. Quoiqu'un juif 
vil et infâme vous ait accusé de déloyauté, je n'accorde au- 
cune créance à son témoignage. C'est lui qui a médité la 
mort du roi; quoiqu'il vous ait accusé du forfait, je ne l'ai 
pas cru, et je ne vous estime pas moins qu'auparavant, don 
Juan, mon noble cousin. La lettre que je vous ai écrite est 
pour vous aviser que la justice est placée si haut qu'aucune 
faute n'échappe à ses yeux, et que celui qui abandonne ses 
amis pour se livrer aux conseils des pervers, risque son 
honneur et se perd. Que pouviez- vous tirer de l'amitié d'un 
juif, si ce n'est de vous faire accuser de trahison et d'extra- 
vagance ? Que ceci vous serve de leçon, cousin; je vous laisse 
à vous-même; si vous voulez croire à mon conseil, relisez 
souvent cette lettre, afin que si l'ambition vient de nouveau 
vous tenter, elle soit pour votre loyauté une recette, et un 
topique pour votre cœur; la trahison étant un poison mortel 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 158 

pour l'honneur, il n'est pas de meilleur antidote, cousin, que 
la crainte. 

don juan. Je ne trouve pas de paroles, madame, pour louer 
la sagesse qui est en vous... 

la reine. On vient. Laissons cela. 



SCÈNE XI 
Les Mêmes, DON ALONZO et Soldats qui amènent DON DIEGO 

prisonnier, DON NUÏÏO, DON ALVARO et autres gentilshommes. 

don alonzo. Don Diego vient placer ses lèvres et sa tête 
aux pieds de Votre Altesse, et quoique je me sois emparé de 
lui, il n'a jamafs tenté de se révolter contre vous. Il est pro- 
che parent du roi, l'amour Ta aveuglé, il aspirait à votre 
main, c'est pourquoi il a cherché l'appui de PAragon sans 
qu'absent ou présent, on pût mettre en doute sa fidélité, et 
sans qu'il soit sorti des bornes de la juste obéissance que 
beaucoup oublient. 

DON DIEGO, mettant un genou en terre. Un homme qui VOUS aime 

s'engage à s'amender. Il me suffit, pour punition, de paraître 
ainsi, madame, devant vos yeux; enfin je m'engage à chan- 
ger de conduite... 

la reine. Don Juan Garavajall 

don alonzo. Madame ? 

la reine. Venez avec moi. 

(La reine sort avec don Alonxo, laissant don Diego à genoux.) 



9. 

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154 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 



SCÈNE XII 

Les Mêmes, moins LA REINE et DON ALONZO. 

don diego, se relevant. Quoi ! Votre Altesse sort ainsi sans 
m'entendre? Elle n'écoute pas mes excuses? Suis-je donc 
si déchu de mon rang? Le sang royal me donne-t-il donc 
si peu de crédit que lorsque je suis à ses pieds, moi, qui vois 
des princes aux miens, elle soit avec moi si avare de pa- 
roles? Ne suis-je pas don Diego de Haro, seigneur de Bis- 
caye? Suis-je si dépourvu d'alliances que je ne puisse être 
vengé du mépris qu'on me témoigne aujourd'hui ! Vive Dieu ! 
la Castille verra bientôt si je puis... 

don juan. Don Diego, taisez-vous et agissez. Je suis si 
peiné de voir une femme vous témoigner si peu d'égards que 
j'en demeure tout confus, 

don mjfto. Moi, je meurs de honte, et malgré mon silence, 
je déplore l'abjection dans laquelle les grands sont tombés. 

don juan. Et si parmi vous il y avait autant de résolution 
qu'il y a de courage, riches-hommes, je vous dirais des cho- 
ses que la crainte me force à cacher en attendant une plus 
favorable occasion. 

don diego. Sur la reine? 

don juan. Ces coiffes blanches, pudiques et abaissées, qui 
cachent des mœurs folles, sont le linceul de la vertu, qui 
est rare chez les veuves. 

don diego. Quoique la reine m'ait offensé, soyez discret, 
et parlez devant moi avec là mesure et le respect que vous 
devez à Sa Majesié, parce que moi, infant, je me pique d'êtrq 
honnête et loyal, quoique je jressente mon affront. 

don juan. Si la reine étaii telle que laju^e un vulgaire 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 155 

imbécile, elle imposerait silence aux langues médisantes qui 
cherchent à ternir sa renommée; croyez que malgré le re- 
fus de sa main, la neige de ses coiffes recouvre une flamme 
coupable. 

don diego. Infant, ne parlez pas ainsi. La reine est une 
sainte. Un gentilhomme ne doit pas calomnier. 

don juan. Si jamais don Juan règne sur la Gastille... 

don diego. Quel don Juan? 

don juan. Caravajal, et s'il l'épouse, que direz-vous? 

don diego. Que vous êtes fou. 

DON JUAN, décourrant le corpt da juif. Quoiqu'il ne SOit plUS QU'UU 

cadavre, ce juif parlera pour moi contre elle. Elle ordonna 
d'empoisonner le jeune roi malade dans une médecine; un 
honteux amour l'a poussée à cette action qui témoigne do 
sa vertu. Gomme il n'y a pas dans le royaume une ville forte 
qui ne lui obéisse (quelle honte!), ni un homme en Gastille 
qui ne soit prêt à mourir pour elle, tuant son fils et son roi, 
sous l'apparence de la sainteté, elle veut démontrer que 
pour gagner une couronne on sacrifie la loi, la famille et 
l'amitié. Don Juan Garavajal qui voit son intérêt, lui simple 
gentilhomme, à s'élever à un si haut rang, a promis à la 
reine de se défaire de dona Teresa, et, avec l'aide et la fa- 
veur du roi more de Grenade, s'il parvient à l'épouser, il 
veut mettre en suspicion la fidélité de l'Espagne, dont il se 
fera le tyran. J'ai deviné cette trahison, parce que je connais 
l'ambitieuse présomption de la reine. J'arrivai au palais au 
moment où ce misérable juif allait donner le poison au roi; 
il commença à nier; moi, qui voulais assurer la vie de Fer- 
nando, je forçai le juif à boire, et en rendant l'âme, il m'ap- 
prit les crimes que peut enfanter un honteux amour. Après 
avoir tout avoué, il mourut, et je l'enfermai là. Si vous ne me 
croyez pas, vu yez le corps du médecin et le poison dans le vase. 
Donnez votre confiance à cette fiomicide de son fils, l'Espa- 



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156 THÉÂTRE DE TIRSO DE M0L1NA. 

gne bientôt pleurera son roi, et vous verrez quelle fourberie 
peut recouvrir une feinte dévotion! 

don diego. II est impossible, infant, de croire une aussi 
horrible chose! Une mère pourrait-elle agir ainsi? 

don alvaro. Que ne peut entreprendre une femme arro- 
gante et ambitieuse! 

don diego. Ce n'est pas un témoin digne de foi contre une 
puissance royale, qu'un infâme juif indigne d'être cru. 

don nuko. Je ne puis croire une telle chose* 

don juan. Le moyen le plus sûr est de vérifier le fait. Je 
suis oncle et vassal du roi, et les dangers que je vois 
m'obligent à dissimuler; mais je vous invite cette nuit à 
souper à ma maison de campagne, et je vous demande le 
secret le plus absolu jusqu'à ce que nous ayons pris une ré- 
solution. 

don alvaro. Cette proposition me paraît convenable. 

don juan. Il n'est pas étonnant que les excès de cette 
femme vous amènent à partager nos soupçons; et puisque 
la reine ne vous a pas encore fait arrêter, venez, don 
Diego. 

don diego. Si une telle trahison était vraie... 

don juan. Vous le verrez -bientôt. 

(Don Jnan sort.) 

SCÈNE XIII 

DON DIEGO, DON NUffo, DON ALVARO, 
Gentilshommes. 

don diego. Je ne le crois pas. La reine dona Maria, dés- 
honnête et déloyale pour don Juan Alonzo Caravajal ! 
don alvaro. Vous connaissez mal son hypocrisie. 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 157 

don diego. Contre son roi, contre son fils; sa réputation, 
son nom, son Dieu!... 

don alvaro. Elle est femme, elle est jeune et elle aime. 
Quoique la Castille l'appelle sainte, refuser don Juan et don 
Ënrique, n'est-ce pas faire soupçonner, malgré la vertu 
qu'elle affiche, qu'elle éprouve un honteux amour pour cet 
homme? 

don nuno. C'est une hypocrite et une folle; ne vous en 
étonnez pas, don Diego; les blanches coiffes trompent et une 
réputation usurpée oblige. 

don alvaro. Pourquoi protége-t-elle de la sorte un gentil- 
homme de Léon d'une condition douteuse? 

la reine, •ouievant une tapuserie. La reine vous entend, sei- 
gneurs, parlez bas! 

(Elle se retire.) 

don diego. La reine l 
don nuno. Oui. 

don alvaro. Elle est coupable, puisqu'elle accepte l'accu- 
sation et qu'elle n'ose se défendre. 
don diego. Elle dissimule, parce qu'elle est sage. 
don alvaro. Don Nuno, sortons d'ici. 

(Ils sortent.) 



SCÈNE XIV 

LA REINE, DON ALONZO CARAVAJAL, pu* DON 
MELENDO. 

la reine. Je reconnais les obligations que je vous ai. Par 
vous, mon don Fernando jouit de son pouvoir; vous avez 
pris don Diego de Haro, qui accourait de Saragosse pour me- 
combattre. J'ai triomphé à Léon de la déloyauté des infants 



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158 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

gai voulaient ravir à mon fils sa couronne de Gastille. Je 
suis pauvre, don Juan Alonzo, je vous ai mal récompensé ; 
mais le temps me donnera caution pour cette dette.. 

don alonzo. L'honneur de vous servir m'a suffisamment 
payé, ô miroir de l'Espagne! 

la reine. Je suis en sûreté quand vous êtes près de moi. 
Tant que vous m'aiderez de votre bras et de votre conseil, 
la méchanceté n'atteindra pas mon fils, et la justice ne dé- 
viera pas. 

don alonzo. Le roi est-il mieux? 

la reine. Grâce à Dieu, il est bors de danger. 

don alonzo. Que l'Espagne le conserve mille années, et 
qu'il hérite du juste zèle d'une telle mère t 

la reine. Melendo de Saldana, que veut dire cet air triste? 
D'où vient cette affliction? 

don melendo. GhacuR de vos serviteurs, s'il est loyal, 
gémit de voir Votre Altesse réduite à cette extrémité. 

la reine. Qu'y a-t-il de nouveau? 

don melendo. Il n'y a pas dans votre palais de quoi vous 
donner à souper. J'ai tout vendu chez moi, où l'on se tient 
honoré de voir ma pauvreté venir à votre aide. La vertu 
n'est plus une monnaie ayant cours; je viens d'éprouver de 
faux amis; j'ai cherché à emprunter aux marchands, et avec 
tous j'ai perdu mon crédit. Fatigué de leurs refus, je ne leur 
demande plus rien. 

la reine Grâce à Dieu, ne prenez plus cette peine. Quand 
le roi jeûne, noble Melendo, c'est un signe que les vassaux 
sont bien nourris. 

don alonzo. Je vendrai mes chevaux, ma commanderie, 
tous mes biens, et jusqu'à moi-même. Tout ce que j'entends 
irrite ma loyauté. 

[Xi veut sortir, la reine le retient.) 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 159 

. la reine. Don Juan Alonzo Caravajall 

don alonzo. Plutôt que de voir une reine réduite à cette 
extrémité, je labourerai la terre pour gagner votre pain dé 
chaque jour. 

la reine. Restez, don Juan. 

don alonzo. Qui ne chercherait an remède à cette mi* 
sère! 
' la reine. Par ma vie, don Juan, calmez- vous \ 

don alonzo. 11 n'est pas juste que voyant ce que je vois... 

la reine. C'est mon bon plaisir ! 

don alonzo. Ce qui me cause le plus de peine, quand je 
vous vois réduite en cet état, e'est que l'infant vient d'invi- 
ter tous les grands à un splendide souper. 

la reine. C'est pour moi que l'infant a ordonné ce festin. 

don melendo. Pour vous ? 

la reine. Oui, Melendo. Je lui ai ordonné de réunir ainsi 
les grands pour affaires de mon service. 

don melendo. Alors je me rassure. 

la reine. Don Juan, assemblez en secret les veneurs d'Es- 
pinosa, mes gardes et les gentilshommes vos parents, je vous 
dirai pourquoi. 

box alonzo. Je ne veux que vous obéir. 

la reine. Ne vqus chagrinez pas, je vous promets que 
cette nuit, Melentlo, nous aurons un royal festin que d'au- 
tres payeront. 

(Ils sortent.) 



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160 THKATBE DE TIRSO DE MOI.INA. 

SCÈNE XV 

Une salle dans la maison de campagne de l'infant don Juan. 
L'INFANT, DON DIEGO, DON NUNO, DON ALVARO. 

don juan. En attendant le souper, il faut passer le temps. 

don Nuflo. Jouons aux dés l 

don juan. Laissez les dés pour le moment; ils portent 
malheur. 

don diego. Ce n'en est pas un petit que celui dont vous 
m'avez donné le soupçon, jusqu'à ce que vous ayez fait ré- 
paration à la réputation de la reine par vous mise en doute. 

don juan. J'ai dit, don Diego, que j'ai délivré le royaume 
d'un complot. 

don diego. Il m'est difficile d'y croire. 

don juan. Vous êtes terrible, don Diego; si je vous fais voir 
la reine combler de ses faveurs don Juan Alonzo Garavajal, 
et lui, par contre, lui disant des paroles d'amour, me croirez- 
vous? 

don diego. Je croirai que mes yeux me trompent. Pour- 
tant, dans un tel cas, si je voyais de mes yeux une telle 
perfidie, la jalousie et l'honneur de la Castille me pousse- 
raient à vous demander de lui ôter le trône et de l'enfermer 
dans l'alcazar de Toro ! . 

don juan. Qui pourrons-nous nommer comme gouverneur 
et tuteur du roi ? 

don nu&o. Si vous êtes là, don Juan, pourquoi demander 
qui? 

1. Ville sur la route de Valladolid à Zamora, sur la rive droite du 
Duero. 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME- 161 

Doft juan. Je n'ai pas d'ambition. 

don diego. Don Enrique est puissant, et il remplirait bien 
cette charge. 

don juan. Don Enrique a voulu être roi, et s'il tenait le 
royaume en son pouvoir, il ferait ce qu'il n'a pu faire jus- 
qu'ici. 

don alvaro. Don Diego peut l'être aussi; toute l'Espagne 
apprécie son mérite. 

don juan. Laissons cela pour plus tard. Si le royaume, 
réuni encortès, me choisissait par élection, il me fau- 
drait bien obéir et faire violence à mon inclination. 

don diego, à part. Vive le ciel ! Voici un traître, et pour ar- 
river au trône, il insulte la sage et sainte reine. Dût- il m'en 
coûter la vie, il faut vérifier celai 

DON JUAN. MeSSeîgneurS, allons SOUper. (On tonne la cloche d'a- 
larme.) Quel est ce tumulte? 

SCÈNE XVI 
Les Mêmes, un Valet. 

le valet. La reine entoure la maison avec toute sa 
garde. 

don juan, à part. Si les deux anges gardiens dont elle a 
parlé sont avec elle et lui racontent cette nouvelle trahison, 
comment éviterai-je la mort? 



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162 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOL1NA. 



SCÈNE XVII 
Les Mêmes, DON ALONZO, DON MELENDO, Soldats, u* 

pu après, LA REINE. 

don alonzo. En prison, et rendez vos épées ! 

(Ils rendent lenrs armes.) 

la reine, armée. Les maisons de plaisance ne sont desti- 
nées qu'aux fêtes et au repos ; je ne dois pas respecter les 
privilèges de ceux qui ne respectent pas mon honneur et qui 
oublient les devoirs d'un vassal envers son roi pour donner 
trop légèrement crédit aux paroles d'un rebelle. Celui qui 
cherche à m'outrager a fait une bonne enquête, puisqu'il 
présente pour témoin un juif; encore ce juif est-il mort. 
Lorsque vous conspirez dans un palais, il est bon de conspi- 
rer en silence, puisque Dieu, pour vous apprendre à vivre, , 
nous a donné des oreilles pour entendre et une bouche pour 
parler. La renommée de celui qui m'accuse, comparée à la 
mienne, pourrait répondre pour moi sans autres preuves ou 
excuse. Mais mon innocence accepte des juges, et elle paraî- 
tra devant la perfidie comme la science devant l'ignorance, 
comme la couleur devant l'ombre. Si la vie que je vous ai 
donnée deux fois quand rien ne m ? y obligeait, vous la dési- 
rez une troisième fois, infant inconsidéré, dites, maintenant 
que vous êtes attaché sur le chevalet * de la vérité, quel est 
le déloyal qui tenta de donner la mort au roi, choisissant un 
juif sans conscience pour le ministre de sa méchanceté? 

don juan. Madame... 

la reine. Vous ne mourrez pas si vous dites la vérité. 

1. Potro, instrument de torture. 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 1*3 

don iuan. Si votre clémence m'a donné da courage* votre 
sévérité me consterne ; il est juste que vous me fassiez mou- 
rir et que vons mettiez fin à une folle ambition qui a rompu 
le frein de mon honnêteté, et qui a mêlé le poison à cette 
trahison. C'est moi qui ai persuadé au médecin de tuer le 
roi ; et quand il fut mort, contraint par vous à boire te poi* 
son, je vous accusai d'un forfait que ma langue, n'ose ré- 
péter. 

la reine. Vous resterez prisonnier à la Mota de Médina, 
infant, jusqu'à ce que vous soyez corrigé. 

don iuan. Mon ambition me fait perdre l'honneur et la li- 
berté* Il faut souffrir et se taire; le châtiment rend sage. 

(Lei gardes remmènent) 

don mjfto. Personne, madame, n'a ajouté foi aux paroles 
de l'infant contre vous... 

la reine. Je sais qui est ou n'est pas coupable. Le ciel 
protège Fernando et change les cœurs ingrats l Dites pour- 
tant : combien sont-ils ceux qui règnentaujourd'hui sur Cas- 
tille et Léon? Je l'ignore. Répondez. Pourquoi vous trou- 
blez-vous quand j'éprouve votre foi? 

don diego. Fernando IV est le seul roi et vous êtes sa tu- 
trice. 

la reine. Enfin , c'est lui seul que vous reconnaissez 
pour roi? 

don alvaro. Nous ne savons pas qu'il y en ait d'autre, et 
nous ne le désirons point.. 

DONNUSo. Un Dieu nous a donné notre loi; il a fait un 
seul roi pour la Castille, et pour ee roi nous sommes prêts à 
mourir. 

la. reine. Je sais pourtant qu'il y a en Castille autant de 
rois que de grands dont l'ambition envie le trône; si cela 
vous étonne, et si vous voulez que je vous les nomme, 



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164 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

dites-moi sans trembler, quel est celui qui est roi par ses 
œuvres, qui perçoit les impôts royaux, ou qui seulement 
porte le nom du roi? Vous n'osez le dire* Le compte est 
cependant bientôt fait; un roi sans États et sans revenus 
n'est pas un roi. Grands, je ne puis supporter cela. Com- 
bien le roi vous donne-t-il de millions pour l'entretien de 
vos États? 

don Diego. A moi, trois. 

don nuso. Et deux à moi. 

don alvaro. À moi, un. 

la reine. La Gastille a donc des rois. Mon fils pourra dif- 
ficilement régner sans revenus et sans pouvoir, puisque, 
pour payer vos festins, il n'a rien ce soir pour souper. Un 
corps ne peut exister avec tant de têtes, c'est contre nature. 
Soldats, coupez-les sur-le-champ. 

don alvaro. Reine... 

don Nuflo. Madame... 

don diego. Que Votre Altesse ne permette pas une telle 
rigueur. Je payerai au roi ce dbnt je suis débiteur. 

don alvaro. Je rendrai ce que j'ai pris. 

la reine. Je vous accorderai la vie, mais vous me donne- 
rez vos châteaux en otage. 

don diego. Ils sont à vous. 

la reine. Le royaume souffre mille maux, si vous usur- 
pez les biens du roi. Je suis venue, seigneurs, pour être votre 
convive. Ne craignez rien, quoique vous m'ayez outragée, je 
ne suis plus irritée. Que chacun garde son État, et pour que 
le roi soit fort, ne le privez pas d'aliments; ce sont de mau- 
vais vassaux ceux qui appauvrissent leur roi. Don Diego de 
Haro, vous avez défendu ma réputation en refusant de 
croire à ce qu'alléguait don Juan. 

don diego. Je n'ai cru qu'à votre vertu. 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 165 

la reine. Je vous fais comte de Bermeo *. 

don diego. Que le temps respecte votre grandeur, puisque 
j'ai vu dans notre siècle terrible ce qui parait impossible, la 
sagesse d'une femme. 



4. Ville maritime en Biscaye, à trente-quatre kilomètres de Bilbao. 
Le roi Ferdinand le Catholique avait concédé à Bermeo le titre de 
Cafyeça de Biscaya (Tête de Biscaye). 



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TROISIÈME JOURNÉE 



SCÈNE PREMIÈRE 

LE ROI DON FERNANDO, déjà grand, LA REINE, BENAVI- 
DÈS, DON NUNO, DON ALVARO. 

la reine. Puisque les jours désirés, mon fils et seigneur, 
sont arrivés où le ciel met fin à la tutelle que j'exerçais, et 
qu'à dix-sept ans vous prenez le gouvernement du royaume ; 
puisque vous voici libre des périls nombreux qui mena- 
cèrent votre enfance, malgré la protection de mon amour, je 
prendrai congé de vous et du royaume où puissiez- vous faire 
longtemps respecter la loi de Dieu, et je vous rendrai compte 
en peu de mots des affaires de l'État en vous donnant le der- 
nier conseil d'une mère. Quand le roi don Sanche le Brave, 
votre père et mon seigneur, eut laissé son royaume pour un 
meilleur ( aujourd'hui celui qui règne est l'esclave de ses 
vassaux), et que la Castille m'eut donné le nom de gouver- 
nante au lieu du nom de reine , vous commenciez à régner 
depuis trois ans et en même ttmps à supporter les soucis et 
les désenchantements du pouvoir <fue vous connaîtrez plus 
tard; je ne trouvai pas une seule palme de terre qui vous fût 
dévouée. Castille et Léon se soulevèrent, le Portugal nous 
déclara la guerre, le Grenadin voulut étendre le domaine de 
son Alcoran, Aragon envahit Almazan et le Navarrais la 



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LÀ SAGESSE D'UNE FEMME. 167 

itfoja. Ce qui ruine un royaume, mon fils, c'est la guerre in* 
térieure; il n'est pas de plus gnand ennemi que l'ennemi de 
la maison. Tous furent contre vous, et, par divers moyens > 
tous \ous firent la guerre. Dieu fut pour nous, et, par son 
x>rdre suprême, les Babels de confusion que l'ambitieux avait 
élevées s'envolèrent en fumée. Dans le temps présent, ren- 
dez grâce au ciel du royaume que vous lui devez, vous le 
trouverez bien différent : le More vous paye tribut, le Na- 
varrais, l'Aragonais, mon fils, sont vos aniïs, et, pour vous 
rendre hommage, dom Dionis, roi de Portugal, si vous y 
consentez, vous offre pour épouse la belle doua Gonstanza, 
sa fille. Il n'y a pas de guerre qui inquiète le pays, pas d'in- 
sulte à venger, pas de villes qui ne paye L tribut, pas de 
vassal qui ne vous respecte. Je suis aussi contente que je 
suis pauvre, car de trente villes, je n'en ai pas deux qui me 
payent mes revenus. Mais je suis riche parce que ce royaume 
que j'ai trouvé aux mains de vos ennemis, je vous le rends 
aujourd'hui après l'avoir reconquis. 

le roi. Le royaume et moi, ma mère et ma dame, nous 
voilà sans protection et pleins de tristesse si Votre Altesse 
nous abandonne. Gomment espérer, vous absente de ce 
royaume, que moi, jeune homme, je puisse remplir un tel 
vide? Que Votre Altesse reste auprès de moil 

la reine. Il faut que la vieillesse, mon fils et seigneur, 
laquelle impose des limites aux inquiétudes du pouvoir, 
trouve en moi l'autorité que demande la solitude et qu'exerce 
la vertu. Auprès de Palencia *, à Becerril, j'ai mon domaine; 
je m'éloigne peu de vous pomfljue vous ne vous aperceviez 

1. Palencia, ancienne ville célèbre par les nombreux conciles qui 
s'y sont tenus, à quarante-six kilomètres de Valladolid. Les matrones 
de Palencia, pour avoir pris part à la défense de la ville, furent jadis 
autorisées par le roi don Juan 1" à porter sur leur bonnet uoe bande 
d'or comme les chevaliers. 



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168 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

pas de mon absence. Si vous suivez les avis que mon amour 
vous laisse, l'Espagne verra en vous un Salomon qui déjouera 
les mensonges et les fourberies, car l'expérience vient plu- 
tôt du jugement que des années. Je vous recommande, Fer- 
nando, le culte de votre religion, c'est la principale force* 
d'un roi; vous guidant par lui, vivez, mon fils, exempt de 
soucis, parce qu'il n'y a pas de raison d'Etat comme de ser- 
vir Dieu. Ne vous laissez jamais gouverner par des favoris, 
de façon à ce qu'ils vous fassent sortir de vos devoirs, et ne 
les comblez pas de tant de faveurs que, mus par l'intérêt, 
ils en viennent à vous dépouiller. Avec tous les grands, 
soyez si égal dans votre générosité qu'aucun ne puisse s'of- 
fenser de la préférence donnée à un autre; soyez affable et 
discret pour vous faire aimer de tous, mais non pas si abor- 
dable que l'on perde avec vous le respect. Faites la joie de 
vos vassaux en vous montrant à eux publiquement ; il ne 
vous estimeront pas si vous ne leur prouvez que vous 
les estimez. Vous aurez une bonne renommée parmi ceux 
qui vous verront; celui qu'on ne connaît pas, on peut le 
craindre, mais non l'aimer. Si vous ne pouvez bannir les 
bouffons, payez-les, mais ne souffrez pas qu'ils vous con- 
seillent. Témoignez de la bienveillance à vos soldats; dans 
la guerre, l'amour conquiert plus que l'épée. Choisissez des 
médecins sages, bien nés, de familles connues, qui n'appar- 
tiennent pas à une religion réprouvée. Si des gens au cœur 
bas n'inspirent pas la confiance, même quand le roi leur 
donne un château, combien cela n'est-il pas plus vrai en- 
core pour les médecins qui tiennent notre vie dans leurs 
mains? Je parle par expérience, et je sais qu'en toutes choses 
le titre de chrétien vaut mieux que celui de savant. Vous 
devez à don Juan de Benavidès le trône de Gastille; il est 
bien que vous l'en récompensiez. Vous avez la même obli- 
gation aux deux Caravajal, aussi prudents pour le conseil 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 169 

que fidèles pour voire service. Éprouvez leur sagesse et 
vous apprendrez à les connaître, et avec cela, mon fils et sei- 
gneur, embrassez-moi et permettez-moi de partir. 

le roi. J'accompagnerai Votre Altesse. 

la reine. Assistez aux cortès de Madrid, votre présence 
y est nécessaire. Les deux frères don Juan et don Pedro 
m'accompagneront jusqu'à Palencia, et, enfin, vous irez 
voir le roi de Portugal, afin de donner votre main à l'infante 
qui vous attend avec son père, près de Giudad-Rodrigo *. 
Demeurez ! 

le roi. Je me conforme à votre désir, quoique j'eusse pré- 
féré vous accompagner. 

la reine. Que le ciel, mon Fernando, vous rende aussi 
heureux que votre saint bisaïeul! 

le roi. Tant que je vous imiterai, tout ira bien. Obéissez 
tous deux à ma mère. 

la reine. Adieu! 

le rot. Adieu, madame! 

(La reine sort avec don Alonzo et don Pedro Garatajal.) 

SCÈNE II 
LE ROI, BENA VIDÉS, DON NUNO, DON ALVARO. 

don Nuffo. Grâce au ciel, le royaume est enfin sorti des 
mains d'une femme ! 

don alvaro. Il y a quatorze ans et plus qu'à l'exemple de 
Sémiramis, elle tient Votre Altesse enfermée. Si elle n'a pas 
osé vous ôter le trône, comme l'autre fit à Ninus, c'est qu'elle 
a craint notre dévouement. 

i. Ville forte près de la frontière de Portugal. 

10 



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170 THEATRE DE TIRSO DE MOLLNA. 

le roi. Je reconnais la sagesse et le saint zèle de ma mèro 
dans le gouvernement du royaume; mais je ne puis nier que 
j'ai souffert impatiemment une outrageante captivité, car, 
dans cette retraite, elle ne m'élevait pas pour être roi, mais 
pour être religieux. 

benavidès. Un roi qui a de la religion, seigneur, ne con- 
trevient pas à la loi d'État, bien au contraire. Et madame la 
reine, que l'envie veut contrôler, fit... 
. le roi. Benavides, il suffit, faites-nous grâce de votre pré- 
dication. Personne ici ne dit de mal de ma mère, et n'ose- 
rait encore moins critiquer ses sentiments de religion : pour- 
quoi donc la défendez- vous? Je connais votre loyauté; par- 
tez pour Léon. 

bena vidés. Seigneur, si j'ai pu vous déplaire... 

le roi. Non; mais- vous devez être fatigué. Quand j'aurai 
besoin de vous je vous ferai appeler. 

benavides. Vous m'octroyez une grâce singulière, et si je 
vous obéis en cela je vous obéirai en toutes circonstances. Ré- 
marquez pourtant qu'il n'est pas juste qu'en votre présence 
un audacieux murmure contre la femme qui a conquis une 
renommée éternelle par sa vertu et son gouvernement, et 
qui a défendu votre royaume. Si je n'étais devant vous, ce 
dont ma loyauté tient compte, il pourrait se faire que je cou- 
passe la langue à quelqu'un. 

(Il sort.) 

don alvaro. Si votre audace, pauvre hidalgo... 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 171 

SCÈNE HI 
LE ROI, DON NUNO, DON ALVARO. 

le roi. Laissez-le, puisqu'il s'en va; ce n'est pas sans mo- 
tifs que je l'ai éloigné de la cour. Il servit ma mère, il est 
donc excusable d'avoir pris sa défense. 

don nuRo. Parler avec tant de liberté et de hardiesse de- 
vant son roi, est une faute digne de châtiment. 

le roi. Je lui pardonne à cause de ma mère; que sa fidé- 
lité lui serve dé garantie. Si je dois aller à Ciudad-Rodrigo, 
je puis congédier les cortès puisqu'elles n'ont rien à faire, 
et j'irai me divertir dans les montagnes de Tolède, où l'on 
m'affirme qu'il y a une belle chasse. 

don Nuflo. Ces montagnes sont pittoresques, et disposées 
pour vous livrer à votre goût. 

le roi. Eh bien, don Nuno, prévenez mon grand veneur 
qu'aujourd'hui, en dépit de la chaleur, je sortirai de Madrid. 
Avisez don Enrique, mon oncte, pour qu'il m'accompagne 
s'il aime la chasse. 

don alvaro. C'est un plaisir de votre âge. 

le roi, à part. Le feu caché se ravive, le faucon en liberté 
s'envole, le prisonnier qui a rompu ses fers court. Tel est 
mon sort ; j'ai été comme le feu, comme le faucon, comme 
le prisonnier; je suis libre, je ne dépends plus de ma mère. 

don nuno, bas i don Aiwo. Don Alvaro, il faut perdre la 
reine, notre bonheur en dépend. 

don alvaro. Don Nuno, assurez-vous du roi; il n'est pas 
facile de tenir tête à sa mère, et puisque déjà vous l'avez 
brouillée avec lui... 



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172 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

don nuRo. Aidez-moi, je lui ourdirai une trame qu'elle 
aura de la peine à rompre. 

(Ils sortent.) 

SCÈNE IV 
DON DIEGO, DON TELLO, PADILLA. 

don tello. Illustre don Diego, puisque vous aimez depuis 
si longtemps la reine, qui est de glace pour votre flamme et 
comme un dur diamant pour votre amour, ouvrez l'oreille 
aux plaintes de don Enrique, infant de Gastille. Sur un cœur 
ingrat, ce que n'a pu l'amour, la haine le peut quelquefois. 
Mettez-la mal avec son fils, dites qu'elle a usurpé le patrimoine 
royal, que son orgueil offense les grands et qu'elle veut faire 
révolter ses vassaux, que se voyant belle et encore jeune, 
quoique veuve, elle a formé le projet de se marier à l'Ara- 
gonais, et après avoir conquis cette couronne, de régner de- 
puis Barcelone jusqu'à la Galice. Alors se voyant abhorrée 
de son fils et méprisée des riches-hommes, elle n'a plus, 
pour préserver sa vie en péjil, qu'à vous donner sa main. 
La femme est humble dans le malheur comme elle est arro- 
gante et fière dans la prospérité. Si réduite par vous à une 
telle extrémité, elle vous déteste, elle vous suppliera. Don 
Enrique veut la perdre, parce qu'il craint, si elle reste dans 
les bonnes grâces du roi, qu'elle ne se venge de ses in- 
sultes et de l'avoir chassée du cœur de son fils. C'est une 
raison politique, quoiqu'elle soit violente, puisqu'elle se fonde 
sur un vil intérêt; mais l'ennemi que l'on soupçonne, il est 
prudent de le devancer, 

don Diego. Vive le ciell gentilhomme sans honneur! car 
vousméritez ce nom, si je ne craignais de souiller dans votre 
sang ce fer toujours pur, je vous arracherais le cœur de la 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 17S 

poitrine! Si j'aime sans espoir la reine Maria, mon amour 
n'emploie pas le mensonge. Elle ne me repousse pas parce 
qu'elle méprise la chaste affection que je lui ai vouée, mais 
pour donner à l'Espagne l'exemple d'une autre Lucrèce et 
de la veuve de Sichée. Si don Enrique veut conserver les 
faveurs du roi, qu'il cherche des moyens plus honorables, 
lorsque imitant les autres favoris, il emploie contre sa reine 
de pareilles intrigues, qu'il songe aux exemples présents et 
passés. de la triste ondes faveurs royales obtenues par des 
moyens si bas. Et si Ton persécute encore la reine, et si un 
roi enfant se laisse duper par des fourbes, j'ai des vassaux 
et des armes pour lui faire voir et sentir ses erreurs. Je pro- 
tégerai la reine, qui a quitté la cour pour les champs, et 
mon amour montrera qu'il est honnête et courtois. Donnez 
cette réponse à don Enrique, et dites-lui qu'il ne sera jamais 
assuré contre moi tant qu'il persécutera la vertueuse reine. 

padilla. C'est parce qu'il a connu les souffrances que vous 
causait cet amour que, désireux de vous voir mieux reçu 
par la reine... 

don diego. Je me relire pour ne pas vous entendre. 

don tello. Allez, vous vous repentirez bientôt. 

(Tous sortent.) 

SCÈNE V 

Un sile dans les montagnes de Tolède. 
LE ROI, DON ENRIQUE, DON NUSO, DON ALVARO, 

en habits de chasse ; SUITE au fond du théâtre. 

xe roi. Fertiles montagnes 1 
don àlvaro. Elles sont dignes d'être vues. 
don enrique. Je puis vous affirmer que les montagnes de 

10. 



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174 THÉÂTRE DE TtRSO DU MOLINA. 

Tolède, quoique âpres et difficiles, sont plus fertiles et plus 
admirables que celles de l'Afrique* si vantées par Pline poor 
leurs merveilles. 

le roi. Ce que j'en aime le mieux, pour mou goût, c'est 
la chasse qu'elles nous offrent. 

don enrique. Elle est si vaste, que souvent on se fatigue 
à la parcourir. 

le roi. Je ne pense pas la quitter si vite. 

don enrique. Cet exercice est favorable et digne d'un roi. 

le roi. Écoutez : qu'est-ce que cela? 



SCÈNE VI 

Les Mêmes, L'INFANT DON JUAN, «m* »«* baba, d'un laboureur. 

don juan. Invincible et illustre roi, heureux d'être Fer- 
nand, le premier en valeur, quoique le quatrième par droit 
d'héritage, si la justice et la sagesse que montra Salomon dans 
ses tendres années lui valurent pour l'éternité le nom de 
Sage, vous qui êtes assis sur le trône d'Espagne, lorsque 
Castille vous met le sceptre dans la main, imitez Salomon et 
commencez par réparer les outrages pour gagner tout d'a- 
bord les respects et l'amour de vos vassaux. Laissez là, 
Fernando, les bêtes de ces montagnes solitaires, et poursui- 
vez, justicier, celles qui dévorent vos sujets. Par crainte de 
l'une d'elles qui voulait vous déchirer, réfugié ici, j'ai trouvé 
les bêtes de ces montagnes plus humaines. Quand l'Espagne me 
disait courtois envers les dames, libéral envers mes amis, vail- 
lant avecmesrivaux, discret dans mes propos, galant et adroit 
dans les carrousels, victorieux dans les guerres, magnifique 
dans la paix, je vivais au milieu des flatteries pour conser- 



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Lk SAGESSE D'UNE FEMME. 175 

ver ma faveur; je taisais les offenses et les excès- des pais- 
sants, car Pnom me prudent, quand il hante la cour, doit se 
taire et ne rien voir. Mais j'ai rencontré la vérité dansées 
montagnes. Tout est mensonge à la cour, seigneur; tout est 
vérité dans les champs; c'est 'par eux que j'ai appris à par* 
1er sans déguisement. La reine dona Maria, femme de t don 
Sanche le Brave, Jézabel des innocents, Athalie entre les 
tyrans, pour vivre à Sa guise dans des désordres que je tais 
par respect pour vous, voulait épouser un vassal, vous don- 
ner la mort et usurper vos États. Craignant ma loyauté, qui 
avait deviné ses desseins, voyant que j'allais m'opposer par 
les armes à ses criminels désirs, elle me ravit mes domaines. 
Depuis dix ans, invincible seigneur, prisonnier malgré mon 
innocence, je pleure mes disgrâces et mes outrages à la Mota 
de Médina. J'appris, grâce au ciel, que l'âge d'or était re- 
venu, que le gouvernement de la Castille renaissait en vos 
mains, et que cette Athalie cruelle s'était retirée emportant 
les dépouilles de ces royaumes. Confiant dans mon innocence 
et dans. la fidélité d'un de mes serviteurs, je descendis une 
nuit de ma tour au moyen de mes draps de lit découpés en 
morceaux, et voici quatre mois x que j'habite ces montagnes 
désertes sous ce déguisement. Si le peu de connaissance que 
vous avez de mes malheurs vous fait mettre en doule ma 
parole, et si je ne puis vous persuader, je suis l'infant don 
Jupiï, fils du roi don Alphonse le Sage. Le monde vous nomme 
mon neveu et moi je vous nomme mon seigneur. Voyez s'il 
est raisonnable, illustre roi, que, pauvre et déshérité, votre 
oncle habite ces montagnes sauvages, et que la méchanceté 
triomphant de la vertu, dévore les épis du champ. Comme 
témoins de mon innocence et de la cruauté de votre mère, 
voici l'infant don Enrique, descendant de saint Fernando, 
Don Alvaro, Nuno, Tello. Mais pourquoi citer quelques té- 
moins, quand le royaume ruiné par les taxes, les vassaux 



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176 THÉÂTRE DE TIRSU 1)E M0L1NA. 

écrasés, les honnêtes gens exilés, les riches-hommes réduits 
h l'indigence, les hidalgos abattus et tout l'État perdu, élè- 
vent leurs cris vers le ciel? Vous êtes, seigneur, le soleil de 
l'Espagne. Que les clairs rayons de la justice dissipent les 
nuages qui éclipsent sa lumière. Mettez au second rang le 
respect de votre mère, puisque vous êtes le protecteur de la 
Castille, apportez un sage remède à tant de dommages, et 
donnez à baiser vos pieds généreux à un infant infortuné, 
qui pense, vous voyant sur le trône, que ses malheurs vont 
se changer en félicités. 

le roi. Levez-vous, oncle illustre, et venez dans mes bras; 
vous m'avez fait venir aux yeux des larmes en me racontant 
les maux que le temps vous a fait souffrir. Vous accusez ma 
mère de m'a voir rendu un mauvais compte de son gou- 
vernement; c'est une affaire difficile, quoique don Enrique 
allègue les mêmes griefs que vous; elle a provoqué ma sé- 
vère attention, et tout cela sera vérifié plus tard. Je suis con- 
tent de ma chasse dans cette contrée sauvage, puisque vous 
en êtes le gibier; je veux vous rendre ce que vous avez perdu. 
Reprenez vos domaines, et je vous nomme grand majordome 
de mon palais et de ma cour. 

don juan. Régnez, seigneur, de longs siècles! 

don enrique. Pour régner sûrement, il est nécessaire, 
grand seigneur, que vous arrêtiez le danger à son début. A 
ce qu'a dit l'infant contre votre mère, j'ajoute que don Juan 
Alonso Caravajal est l'homme qui déshonore la mémoire de 
don Sanche, votre père, et que son ambition tente de vous „ 
ravir vos États. C'est pour cela que la reine veut accorder la 
main de l'infante dona Isabel, votre sœur, à l'Aragonais, 
qui envahira en armes la Gastille pour lui en donner le gou- 
vernement afin de protéger ses honteuses amours. En Léon, 
les deux frères Caravajal réunissent leurs amis et leurs pa- 
rents, qui sont nombreux. Maîtres du royaume, ils comptent 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 177 

lever bannière pour dona Maria et vous dépouiller de votre 
royal patrimoine; c'est à cet effet qu'ils ont détourné dix 
millions de, votre revenu au détriment de divers impôts pen- 
dant les jours de leur puissance. Jugez, seigneur, si de pa- 
reils forfaits demandent une prompte répression 1 La sévérité 
permet au sage l'impossible. 

le roi. Que Dieu m'assiste! Se peut-il que ma mère 
terni par une telle trahison la renommée qui a rendu son 
nom immortel? Contre moi ma mère elle-même ! et elle in- 
sulte dans des embrassements déshonnêtes aux cendres de 
mon père, le roi don Sanche! Jésus! je ne puis le croire ! 
Mais tant de gens l'affirment et l'accréditent loyalement comme 
une vérité! Pourquoi m'étonner? 

don alvaro. On ne vous a dit, seigneur, que peu de 
chose; la vérité passe tout ce que vous pouvez imaginer. 

don nuRo. Si mon témoignage vaut quelque chose, je puis 
vous l'affirmer, seigneur, pour peu que vous tardiez à pour- 
voir aux dangers que court la Castille, il n'y aura plus de 
remède. 

le Ror. Sus donc! mes vassaux; vos nobles cœurs ne peu- 
vent me tromper, je vous crois tous les quatre. Ma mère 
est femme; jeune, elle a eu le pouvoir dans ses mains; le 
pouvoir et l'amour aveuglent : l'occasion fait le larron. Si' 
pendant tant d'années elle a eu le gouvernement de ce 
royaume, combien, étant ambitieuse, ne doit-elle pas regretter 
de le quitter? Que le droit de la nature pardonne si de 
deux dommages je choisis le moindre; Castille me demande 
protection; ma mère la tyrannise, et puisque violant la loi 
de nature elle conspire contre le pays qui lui a donné le jour, 
que ma justice apprenne à tous que là où il y a insultes et 
outrages, il n'y a pas d'acception de personne, ni de sang, 
ni de parenté. Et puisque vous voilà mon majordome, infant, 
vous qui êtes outragé, allez demander des comptes à ma 



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«78 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

mère, réglez les reliquats et les charges de mes revenus, et 
si les dépenses n'égalent pas les recettes, emparez- vous 
d'elle. 

don juan. Ne m'ordonnez pas... 

lb roi. Je vous ordonne ceci. Emparez- vous aussi des traî- 
tres Caravajal; ils monteront sur un échafaud pour servir 
d'exemple à l'Espagne. Don Juan, Alphonse Benavidès est 
aussi un tyran; qu'il soit enfermé à Santorcaz; je donne ainsi 
satisfaction au royaume. Ni les liens du sang qui m'atta- 
chent à la reine, ni ma jeunesse ne m'empêcheront d'être 
juste, et puisque j'aime la chasse, j'irai à la chasse des traî- 
tres et non à celle des bêtes fauves. Don Juan, ceci est mon 
bon plaisir; si vous avez souci de vous-même, ne remettez 
pas au hasard, en le différant, le soin de venger mon offense. 

don juan. Je ne prétends que vous servir. 

lb roi. Par les deux souverains! le monde se souviendra 
du nom de Fernando IV ! 

(Il sort avec sa suite.) 

SCÈNE VII 

DON ENRIQUE, DON JUAN, DON NUSO, DON ALVARO. 

don juan. C'est fait, don Enrique. ' 

don «NBiQUE. Mon neveu, venez dans mes bras, votre es- 
prit nous donne le succès. 

don juan. Enlevons cet obstacle; une fois la reine perdue, 
nous n'avons plus rien à craindre. 

don enrique. Pour cela, je suffis à moi seul. 

don juan. Mais écoutez le plan que j'ai imaginé pour que 
nous régnions tous deux, car c'est notre seul désir. J'aime 
ta reine, et malgré ses injures et la captivité qu'elle m'a fait 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 479 

souffrir, le temps n'a pu effacer son image de mon cœur. Si, 
offensée des persécutions de son fils, qui la jette dans une 
prison en compromettant son honneur et sa réputation, elle 
veut se liguer avec nous; si, après qu'elle m'aura donné sa 
main (un outrage peut faire cela et plus encore sur le cœur 
d'une femme), nous détrônons le roi, que manquera- t-il à 
notre bonheur? Quelle crainte peut encore nous troubler? 
Vous régnerez, don Ënrique, sur le long territoire qu'em- 
brasse la sierra Morena, et moi, prenant le sceptre de Cas- 
tille si j'épouse la reine, je donnerai Truxillo à don Nuno, 
et je ferai un égal partage à don Alvaro. 

don enrique. Si vous l'amenez à cela, vous aurez mis fin* 
don Juan, à mon espérance et à mes craintes. 

don alvaro. J'approuve la sagesse de ce plan. 

don nuKo. Infant, conquérez le chaste cœur de la reine, et 
vous aurez fait un miracle. 

don juan. Ceci me regarde. Venez; signons, tous les quatre, 
pour plus de sûreté, la parole que nous nous donnons de nous 
unir contre le roi, et la fortune nous couronnera de sa main 
ea Casiille. Partons. 

(Ils sortent.) 

SCÈNE VIII 

Aux portes du village de Becerril. 

LA REINE, DON ALONZO, DON PEDRO CARAVAJAL. 

la reine. Ici je goûlerai en paix les biens que souhaitait 
mon cœur, le calme du village, sa vie simple et douce, les 
plaisirs vrais qui se vendent si cher à la cour, les paroles 
qui n'offensent pas, l'existence tranquille qui permet de se 



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180 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

préparer à la mort, le sommeil exempt d'inquiétude, aussi 
rare dans les palais que l'existence y est courte et agitée. 
Je ne sais en quels termes vous retracer la joie que j'éprouve 
à vivre loin des fourbes et des menteurs, loin de cet enfer 
enchanté où l'ambition vit dans le trouble sous le masque 
du pouvoir. Grâce à Dieu, je suis sortie de ce labyrinthe 
étrange où la perfidie, sous les habits de la vérité exilée, 
vend du verre pour du cristal 1 Couronne royale adorée de. 
celui qui ne la connaît pas, je suis heureuse de vivre loin de 
toi ! Fernando, qui est un homme, pourra-t-il soutenir ton 
poids ? Ce n'a pas été l'un de mes moindres exploits, moi, 
faible femtne, de ne pas avoir fléchi pendant dix ans que je 
t'ai portée! 

don alonzo. Les éloges donnés par Votre Majesté à cette 
solitude, sans arrière-pensées d'ambition, prouvent la vertu 
de votre âme chrétienne. 

don pedro. Les remèdes les plus simples sont les plus sa- 
lutaires; les raffinements dans l'art de guérir mettent la vie 
en péril. Si à la cour on n'estime pas celui qui manque de 
ruse, et si la duplicité y vit aux dépens de l'honnêteté, ici 
la simplicité fait vivre. Jouissez longtemps de votre repos et 
de votre douce quiétude. 

SCÈNE IX 

LES MÊMES, BERROCAL, avec une baguetlc d'alcade, TORBISCG, 

GARROTE, NISIRO, CHR1STINA, Paysans. 

la reine. Les voisins de mon domaine viennent pour me 
faire visite. 

(Les paysans parlent entre eux au fond du théâtre.) 

torbisco, à »es camarades. Saurez-vous lui réciter la harangue 
dont vous a chargé le conseil? 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 181 

bebrocal. Je ferai en sorte qu'elle arrive entre cuir et 
chair dans la conversation. Pour qu'elle ne reste pas en che- 
min, vous verrez comme je la pousserai si une fois je com- 
mence. 

garrote. La reine est là; allons, Berrocal, va. 

bebrocal. Que Dieu. m'assiste, amen! Mais, oh! avant de 
parler ne faudrait-il pas repasser? 

christina. A présent, ce serait impoli. 

berrocal. Avant d'entonner le sermon, le prêtre ne va- 
t-il pas à la sacristie? Figurez- vous que j'y suis. 

nisiro. Allez donc. 

torbisco. J'attends avec impatience. 

berrocal. D'abord, je crache, (u crache.) N'ai-je pas bien 
craché? 

christina. Ce n'est pas difficile. 

berrocal. Pensez-vous que ce n'est pas une science que 
de savoir cracher devant une reine? Écoutez bien, je com- 
mence ainsi : t Le curé et le régidor. » Non, l'alcade va de- 
vant, et je dois commencer par moi. • Moi l'alcade Ber- 
rocal et Christina de Sigura... » Mais placer derrière le 
curé, qui est du clergé, ce n'est pas bien, t Le curé Miguel 
Bru.nete, qui se pique d'être savant... » Mais on ne peut pas 
mettre par devant les quatre coins d'un bonnet. 

torbisco. Alcade, finissons-en, on attend. 

berrocal. Dieu vous garde ! Mais parlons-lui tous les deux, 
j'improviserai, (u» Rapprochent «ie ia reine.) « Madame, le curé et 
l'alcade... Je dis l'alcade et le curé, » quoique je passe devant, 
pardieu! je travaille en vain, « et le conseil du village... » 
Mais je suis lourd en diable, j'aurais dû cracher d'abord. Je 
crache et je recommence, (u crache.) « Le curé, qui est sorcier 
et qui conjure les nuages... » Le diable soit du curé, je l'ai 
mis devant, t Le curé et moi Berrocal, alcade après Dieu...» 

il 



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182 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

Le curé et moi, cela fait deux. « Pedro Gordo et Gil Costal, 
Juan Pabros et Antoine Genteno... » Mais Juan Pabros est 
mort d'un cours de ventre, et c'était bien le meilleur voi- 
sin que le roi eût en Çastille; il mourut comme un chardon- 
neret, pour, avoir mangé un pied de bœuf, laissant veuve sa 
femme Crispa; mais allons au fait. « Je dis donc que moi et 
tous mes collègues concertés en corps sans un avis contraire, 
nous sommes sortis toutexprès du village deBecerril, avec 
la cornemuse et le tambourin... » 

gàrrote, bas à Benocti. Qu'a-t-elle besoin de savoir tout 
cela? 

berrocal. Elle doit tout savoir; mais allons au fait. 
« Comme Sa Majesté vient vivre parmi nous, nous accourons 
lui présenter nos compliments et nos hommages ; il n'y a pas 
d'horloge dans le village, et c'est le vétérinaire qui est notre 
médecin. Enfin, allons au fait; que Votre Majesté nous 
donne ses ordres, cette faveur est tout notre désir. Puis- 
qu'Elleest reine, il est juste que nous fassions ses volontés. » 

la reine. J'apprécie, comme de raison, la déférence que 
m'a témoignée le village, et pLis encore la démarche dont il 
vous a chargé. Alcade! vous avez été éloquent : je vous 
nomme à vie. 

(Les paysans sortent.) 

SCÈNE X 

LA REINE, DON ALONZO, DON PEDRO CARAVAJAL, 
DON JUAN, NUNO, DON ALVARO. 

don alvabo, pariam i p»rt à l'iafant. La reine et les Caravajai 
sont ici. 

don jjan. C'est mon bonheur qui m'amène, («approchant de u 
rew« et de» cawr.jai.) Emparez-vous de ces deux hommes! 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. iS3 

don alonzo. De nous! et pourquoi? 

don juan. Vous demandez pourquoi, quand vous êtes si- 
gnalés comme traîtres? 

don pëdro. Si nous n'étions devant la reine, un démenti 
serait notre réponse, infant ! 

don juan. Misérables l dans peu votre punition dira ce 
que vous êtes. 

la reine. Don Juan, ignorez- vous que je suis présente? 
Ne reconnaissez-vous pas la reine? Comment venez-vous, 
sans plus de respect, arrêter quelqu'un là où je suis? 

don juan. Madame, je remplis inon^ office. 

la reine. Si je me fâche... 

don juan. Que Votre Altesse se calme; tout cela e3t pour 
son bien. 

la reine. Pour mon bien, s'emparer de ceux qui me ser-. 
vent! 

don juan. Le roi Ta ordonné ainsi. 

la reine. Si le roi l'ordonne, il faut obéir comme des vas- 
saux fidèles; le roi tient la place de Dieu. Montrez tous deux 
que vous êtes Caravajal, et si Ton veut ma tête„la voici. ' 
% doh juan. Votre Altesse n'est pas hors de soupçon; elle 
agir* sagement en veillant sur elfe. 

doh alonzo. Au nom du roi, madame, le fer loyal devient 
èû cire; voici nos épées. («• rendent îeu* armes.) Prenez-les, puis- 
qu'on fait si peu de cas de la valeur que vous outragez; 
vous pouvez les regarder, vous n'y trouverez aucune brèche 
de déloyauté ni de trahison, quoiqu'elles en aient reçu beau- 
coup, lorsqu'à Léon nous vous soumîmes au roi. Il prouve 
aujourd'hui que nos épées ne lui font pas faute, et il prend 
la vôtre qui s'employa toujours à le servir. 

don pedro. Oui, et la renommée publiera que vous n'avez 
jamais tiré le fer contre sa couronne, et que o'«st à tort 



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1*4 THEATRE DE TIRSO DE MOLÏNA. 

qu'on vous a condamné, puisque vous fûtes prisonnier dix 
ans sans avoir commis aucune faute. 

don juan. Mon affront ne serait pas lavé si de mes propres 
mains je ne vous arrachais de la poitrine la croix que vous 

portez, (il loi arrache la croix de Calatrata.) Elle figurait mal en ce 

lien déshonoré, cette croix que Calatrava place sur des 
cœurs nobles, et non sur de lâches poitrines, (a don km» et à 
doa Ataro.) Ramassez-la, vous deux. 

don pedro. Oh 1 que cette croix est bien placée entre deux 
larrons ! Et encore jadis, il n'y en avait qu'un mauvais, tan- 
dis qu'ici on en chercherait vainement un bon. 

don alvaro. Un traître ne peut flétrir notre honneur. 

don jtjAN. Conduisez-les à Santorcaz ! 

(Ils lortenl.) 



SCÈNE XI 

LA HEINE, DON JUAN. 

la reine. Ma patience s'est soumise à l'ordre du roi; ne 
vous étonnez donc pas, don Juan, que je n'intervienne point 
en faveur de ceux qui m'ont si bien servie; car celui qui ne 
sait pas obéir ne fut jamais digne de commander; mais celui 
qui est chargé de la justice du roi, quand il s'empare d'un 
grand, n'agit qu'avec l'autorité de son droit; s'il l'injurie, 
il agit mal. Vous avez manqué au respect que vous me 
devez. 

don juan. Quand vous saurez, madame, que ces deux 
hommes furent traîtres envers vous , vous jugerez mieux 
ma sévérité. 

la reine. J'ai éprouvé, comme vous le savez, don Juan, et 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 485 

non en peu d'années, la foi que l'on peut avoir dans les té- 
moignages mensongers, et j'ai appris à les connaître ; mais 
comme le monde est fait ainsi, la vie de l'homme loyal est 
dans les mains des pervers. 

don iuan. Gomme preuve de cq que je dis, et afin que vous 
connaissiez la loyauté des Caravajal, et si le roi a eu tort de 
les faire arrêter, sacbez qu'ils ont dit au roi que l'ambition 
vous a jetée dans une conspiration contre lui; que vous 
avez distrait trente millions des trésors de l'État, et qne IV 
mour que vous éprouvez pour PAragonais l'oblige, s'il vous 
épouse, à envahir Castille et Léon/ Ils ont ajouté mille 
autres choses que je tais comme indignes d'être écoutées par 
vous. Le roi, facile à persuader, m'a ordonné, sur ce témoi- 
gnage, de vous arrêter aussi et de vous demander compte 
des revenus du royaume pendant que vons l'avez adminis- 
tré. Je n'ai pas voulu qu'un autre que moi fût chargé de ve- 
nir près de vous, ç^r je me promettais de vous servir; et 
comme je les ai trouvés ici, je n'ai pu supporter une si 
grande perfidie et je les ai fait arrêter. 

la reine. Que le roi se plaigne de moi et donne Tordre de 
me mettre en prison, je ne m'en étonne pas s'il est abusé 
par un mensonge. Mais que les Caravajal disent de pareilles 
choses contre moi... et que des ennemis déloyaux les per- 
sécutent, ils ne gagneront pas leur procès. Remplissez le 
devoir de votre charge; arrêtez-moi, prenez mes comptes et 
faites ce que le roi vous ordonne. 

don juan. J'ai juré, madame, de vous servir, de vous 
aider et de vous payer ce que je vous dois avec loyauté, 
amour et fidélité. L'infant don Enrique et d'autres gentils- 
hommes voient que des traîtres vous offensent et que le roi 
vous abandonne; c'est pourquoi nous avons prêté serment de 
nous ranger de votre parti et de braver pour vous tous les 
périls si vous consentez à me donner votre main et à enlever 



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18G THEATRE DE TIRSO DE MOLIiNA. 

la couronne à un fils assez inhumain pour oublier qu'il vou* 
doit la vie, et qui ose tous jeter dans une prison. Vos jours 
sont en danger. Si vous consentez à rn'épouser, vous régnera 
de nouveau. Quatre grands ont signé cela : don Earique, 
moi, don Alvaro et don Nuno. Si vous agréez ce projet, 
mon amour aura reçu un pris digne de lui. 

la. reine, prenant té papier. Je le garderai Comme un indice de 
votre loyauté et de votre foi, et le roi saura par lui à quel 

SerViteUr il Se fie. (fflle te f taee dan» aa manche, dont «Ile tire un autre papier 

qu'eue déchire.) Pourtant la forfaiture qu'il renferme pourrait me 
gagner, il vaut mieux le déchirer; il faut multiplier les témoins 
de votre châtiment; comme les morceaux d'un miroir brisé, le 
plus petit comme le plus grand reflétera votre action. Voyez 
les comptes des revenus royaux avant de m'arrêter, et pre- 
nez-moi en faute si vous le pouvez; je ne crois pas cepen* 
dont qu'en cela vous me donniez de soucis, puisque vous- 
même vous savez que trois fois déjà je vous ai vaincu» 
Veuillez in'attendre, je vous apporterai ce que vous me 
demandez pour la sûreté du roi, et pour qu'il sache bien le- 
quel des deux doit à l'autre. 

(Elle sort.) 

don juàn, à pari. La vertu de cette femme me réduit au si* 
lence. 

SCÈNE XII 

DON JUAN, LE ROI, DON MELENDO. 

le roi, i don Meiendo. Je ne puis croire que ma mère con- 
spire contre moi, Meiendo; cependant elle est femme. De quoi 
vais -je trt'étofiner? 

pot* melenpo. La reine, seigneur, est une sainte! 



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LÀ SAGESSE D'UNE FEMME. 187 

.le roi. Je veux voir de mes yeux la vérité, car je doute. 

don juan, apercent ie roi. Mon roi et seigneur t Votre Altesse 
ici?... 

le roi. L'incertitude où je suis me pousse à venir en per- 
sonne vérifier les faits. 

don juan. Les deux frères qui voulaient vous ravir la 
couronne sont prisonniers, et la reine, craignant votre co- 
lère, promet de m'épouser si je me révolte en sa faveur 
contre vous, et si je fais déclarer les grands. 

le roi. Ciel ! ma mère ! 

don juan. L'ambition présomptueuse ne connaît aucune 
loi; elle m'offre votre couronne, mais je ne consens pas à 
être roi par de tels moyens. Elle m'a demandé 5 genoux de 
délivrer les Caravajal et de partir avec elle pouri'Aragon; 
elle voulait do là me conduire en armes à Léon, pour m'y 
couronner, et envahir ensuite la Castille eh cas de résistance. 
Emparez-vous d'elle, seigneur, sans la voir; si vous l'écou- 
tez encore, je suis sûr qu'elle vous trompera; car enfin elle 
est votre mère, vous êtes jeune, elle est habile, et vous don- 
nerez plus de crédit à ses pleurs qu'à ma parole. 

le roi. Ceci n'est ni une raison ni une loi... 

SCÈNE XIII 

LA REINE, LE ROI, DON JUAN, DON MELENDO. 

don melendo. Madame, voici le roi. 

don juan, à part. J'ai peur qu'elle ne dévoile mes trahisons, 

la reine. Je me félicite que Votre Altesse soit venue, mon 

fils et seigneur, vérifier des témoignages qui, de loin, ont pu 

vous paraître plus graves qu'ils ne le sont; j'admire votre 



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188 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

sagesse, parce qu'en matière de comptes et d'honneur, la 
moindre erreur peut causer un grand dommage; je sortirai 
pure de tout ceci. Vous avez ordonné à don Juan de me de- 
mander raison de votre royal patrimoine; je suis heureuse 
que vous examiniez l'affaire par vous-même; vos favoris, 
qui vous trompent, vous disent que je vous dois trente mil- 
lions; ce sont trente millions de mensonges et non d'ar- 
gent. Pourtant j'accepte le débat. Comparez, don Juan, en 
présence du roi, les dépenses -et les recettes, afin qu'il voie 
le résultat. Lorsque le roi avait trois ans et que je gouver- 
nais son royaume, pendant la guerre que vous lui fîtes, lui 
enlevant ses provinces, vous proclamant roi de Gastille, et 
levant des bannières, je dépensai, infant, quinze millions 
jusqu'au jour où, renferme par moi dans la forteresse de 
Léon, vous vîtes votre tête en péril; je vous réduisis à l'o- 
béissance et je vous accordai de nouvelles grâces; les 
hommes fidèles murmurèrent; ils voulaient vous faire payer 
de la vie votre trahison; et pour leur imposer silence, je 
leur donnai trois millions que je ne devais pas. En construi- 
sant à Valladolid l'église des Huelgas, où des religieux, con- 
tinuellement en prières, suppliaient Dieu de. délivrer le roi 
de vos embûches, je dépensai vingt millions. De plus, lors- 
que le roi était malade et que vous tentâtes de l'empoisonner 
par lés mains d'un misérable juif, je répartis entre les hôpi- 
taux et les églises six millions pour des messes, des pro- 
cessions et des fêtes destinées à remercier Dieu. Je pourrais 
compter beaucoup d'autres dépenses que je fis pour le ser- 
vice du roi, en vendant mes terres et mes joyaux, comme 
tout le royaume le sait; je ne parle que de celles-là, que 
vous ne nierez pas, puisque vous y avez eu tant de part. Je 
n'en rappellerai qu'une, afinqueleroi, qui vous honore, sache 
avec quelle avidité je m'emparais de ses trésors en Castille. 
Entre les mains d'un marchand de Ségovie, afin de payer les 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 189 

troupes des frontières d'Aragon et de Portugal, j'engageai 
jusqu'à mes coiffes, et vous n'eûtes pas honte, contraire- 
ment au respect que vous lui devez, de voir votre reine 
la tête nue. Je récompensai l'honnête marchand, et je retirai 
njon gage. Si cela ne suffit pas pour m'acquilter, je n'ai rien 
qui ne soit à mon fils et à mon roi. Entrez dans cette mai- 
son, vous n'y trouverez rien de précieux. Je ne possède 

plUS que Cette COUpe. (mie montre la coupa du médecin juif.) Pour 

preuve de mon innocence et de votre perfidie, je la conser- 
vais fidèlement; je vous l'abandonne cependant, quoiqu'elle 
soit en péril dans vos mains; vous êtes suspect en cette ma- 
tière, ce qui explique ma crainte en vous la donnant. Je crois 
que voilà nos comptes réglés. Quant à ce qui regarde l'hon- 
neur, pour ne pas vous être importune, j'ai écrit sur ce pa- 
pier ma justification. Que Votre Majesté la lise (eue remet on 
papier ao roi), elle connaîtra par ces signatures à qui elle ac- 
corde sa confiance. 

le roi. Que le ciel m'assiste! ce papier dit que si ma mère 
consent à épouser don Juan, joignant leurs forces à celles de 
don Enrique, de don Nuno et d'autres encore, ils m'enlève- 
ront la Castiile pour la lui donner 1 

la reine. Pour leur inspirer confiance, j'ai feint de déchi- 
rer cette lettre, et j'en ai déchiré une autre à sa place. 

le roi. Don Juan, c'est bien là votre signature? 

don juan. Oui, seigneur. 

lu roi. Je reconnais maintenant les traîtres. Madame, si 
votre sagesse, que l'Espagne vante si haut, ne m'encoura- 
geait pas au milieu de la confusion où je suis, je mourrais 
de honte pour ne pas voir la femme que j'ai ainsi offensée sans 
motifs. Mais quel est ce bruit? 

(On entend des tambours an dehors.) 



il. 



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1*0 THÉÂTRE DE TIWSO DE MOLIN.A. 



SCÈNE XIV 
Les Mêmes, DON DIEGO, DON ALONZO, DON PBDRO, 

artrté*. 

don diego. Je baise les pieds de Votre Altesse, et je me 
réjouis de la rencontrer ici. 

lb rol Quoi, dou Diego, vous, armé eu guerre? 

don diego. Où des perfides sont en faveur, outrageant leur 
reine et trompant votre jeunesse, il est juste que je vienne 
armé. J'ai arraché à don Alvaro et à don Nufio le plus 
précieux butin de vos royaumes, et je les ai fait prisonniers. 
Ils conduisaient à Santorcaz les deux Gara vajal, dignes d'être 
mieux traités; je n'ai pas cru que Votre Altesse eût donné 
de tels ordres, et ainsi, en venant défendre la reine, je les ' 
ai délivrés parce que je les savais innocents. 

lb roi. En faisant cela, vous m'avez servi. Je leur rends 
mon amitié et mes bonne grâces; puisque je fus trompé en 
les punissant, je leur accorderai de nouvelles faveurs. 

don alonzo. Régnez longtemps. 

SCÈNE XV 

Les Mêmes, BENAV1DÈS. 

bena vidés. Un serviteur qui vient au secours de sa reine, 
et qui défend la cause de son honneur avec le sien propre, 
ne sera pas accusé d'irrévérence; je viens donc soutenir que 
celui qui attaque sa réputation... 



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LA SAGESSE D'UNE FEMME. 191 

la reine. Je vous remercie, don Juan; vous (tes, pour 
tout dire, un Benavidés,etles infâmes qui m'offensaient sont 
démasqués. 

(Bruit de tambours au dehors.) 

SCÈNE XVI 

Les Mêmes, BERROCAL, TORBISCO, GARROTE, 
Paysans. 

berrogal. Enlever notre dame et maîtresse? Holà! suis- 
je ou non alcade? 
torbisco. Voici le roi. 
berrocal. Que le roi aille en prison. 

GARROTE* ËteS-VOUS f OU ? 

berrocal. Quand il sera aux fers, il saura qui est Ber- 
rocal. 

le roi. Tous montrent, madame, l'amour qu'ils ont pour 
vous. Don Diego, arrêtez don Enrique et les autres. 

don pedro. La peur vole sans ailes; ils ont tous trois ga- 
gné l'Aragon, craignant le courroux de Votre Altesse. 

le roi. Faites, ma mère, ce que vous voudrez de don 
Juan. 

la reine. Que l'Espagne connaisse ma clémence, et qu'elle 
sache que le courage ne se venge pas. Je le bannis de ces 
royaumes, et ses biens (avec votre consentement, mon fils) 
je les partage entre les deux Garavajal et Benavidès. 

don diego. Ils l'ont mérité. 

le roi. Leur fidélité ne saurait être trop récompensée; et 
Votre Altesse, madame, par son illustre exemple, montre 
qu'il y a en Espagne des femmes courageuses et sages. 



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192 THEATRE DE T1RS0 DE MOL1NA. 

don dikgo, au publie. Tirso vous invite, si cette pièce vous 
a plu, à une seconde comédie qui a pour sujet les deux Ca- 
ravajal *. 



1. Tirso n'a jamais publié cette seconde comédie. Lope de Vega 
a traité ce sujet sous le titre de la Inocente sangre, 6 los Caravajales 
(le Sang innocent, ou les Caravajal). Un auteur moderne, don Ma- 
riano Roca de Togores, l'a traité aussi sous le titre de Dona Maria 
de Molina. 



FIN DE LA SAGESSE D'UNE FEMME. 



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LA 



PAYSANNE DE VALLÉGAS 

COMÉDIE EN TROIS JOURNÉES 



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PERSONNAGES: 



Dofia VIOLANTE. 

Don GABRIEL, 

Don PEDRO. 

Don VIGENTE. 

Don GOMEZ. 

Don LUIS. 

Dofia SERAFINA. 

6LAS SERRANO, vieux laboureur. 

POLONIA, servante. 

LUZON \ 

AGUDO 

CORNÉJO 

AGUADO ) 

MATEO, garçon de maies. 

VALDIVIESO. 

UN ALGUASIL. 

UN AUBERGISTE. 

UN VALET. 



valets. 



La scène est à Valence, à Arganda *, à Vallécas et à Madrid. 

i. Arganda, ville à vingt- deux kilomètres de Madrid, sur la route de 
Goenea. 



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LA 



PAYSANNE DE VALLÉCAS ' 

LA VILLANA DE VALLECAS 

PREMIÈRE JOURNÉE , 



SCÈNE PREMIÈRE 

Une rue de Valence. — 11 fait nuit. 

DON VICENTE, LUZON. 

don vigente. Luzon, appelle ma sœur! 

luzon. Nous rentrons tard, puisque l'aurore commence à 
poindre; la demoiselle, fatiguée de vous attendre à la fe- 
nêtre, ou l'esclave sur l'escalier, seront allés se mettre au 
lit. 

don vicfcNtB, J'ai joué et j'ai perdu ! 

luzon. Ce jeu nous ruinera la bourse et la santé. Dès qu'il 

1. Vallécas, bourg de quinze cents habitants, près de Madrid. 
Il s'y fabrique une grande quantité de pain consommé dans la capi- 
tale. 



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196 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

fait nuit, vous vous habillez pour sortir, et comme vous êtes 
garçon, nous courons jouer à la poule ou aux pintas ' jusqu'à 
ce que nous ayons perdu, moi la patience et vous votre ar- 
gent. Nous revenons souper quand le journalier va déjeuner; 
jusqu'à l'étoile du matin, votre sœur vous attend, votre 
sœur à qui son amitié pour vous a enlevé le sommeil et qui 
ne se couche pas, pour faire rafraîchir les bouteilles dans la 
neige. Vous entrez avec le passe-partont, vous soupez à deux 
ou trois heures, vous dormez jusqu'à ce que le soleil ait fait 
bonne mesure à l'horloge qui décompte les jours de notre vie. 
Si la cloche vous fait souvenir de nôtre cathédrale les jours 
de fête, vous écoutez au galop un prêtre chasseur qui dit sa 
messe en arithmétique. Vous- mettez un genou sur votre 
gant, et, au lieu de prier, vous remuez vos lèvres vides de 
paroles, pensant beaucoup plus aux dames qui entrent qu'aux 
Ave Maria. Vous écoutez les mensonges de don Juan; pen- 
dant que le prêtre élève l'hostie vous lancez des œillades à 
doua Brigida; si elle vous montre sa figure, vos traits s'a- 
niment; si elle vous la cache, vous soupirez ; et à peine la 
bénédiction avec Vite missa est a-t-elle mis fin à la dévotion, 
que vous sortez à deux ou trois et en bonne conversation, 
percevant le droit de passage sur chacune de ces. dames. Les 
paroles médisantes indiquent si dona Inès est importune, si 
dona Clara est généreuse, si dona Eléna se farde, si celle-ci 
est bien vêtue, si cette attire est blanche ou noire. Dites 
si une telle vie est bonne pour un Flos sanctorum. 

1. Le jeu de pintas, comme celui de parar, est une espèce de lans- 
quenet. La première carte que Ton découvre est pour l'adversaire, la 
seconde, pour celui qui tient le jeu. Ce sont ces deux cartes que l'on 
appelle pintas et qui donnent à la partie son nom. Les couleurs, dans 
les cartes espagnoles, sont marquées par des raies nommées pintas, 
placées en haut de chaque carte : le carreau (oros) en a une; le cœur. 
(copas) en a deux; le pique (espadas) en a trois, et le trèfle {hast os) 
en a quatre. 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. 197 

don vigente. Ce qui est l'usage n'a pas besoin d'excuse. 
Appelle maintenant. 

luzon. Votre réponse est d'un homme perdu. Plaise à Dieu 
que mademoiselle ne vous fasse pas un jour capot 1 . Ouvrez, 
puisque vous avez la clef. 

don vigente. A quoi bon, puisqu'elle veille et qu'elle m'at- 
tend, et qu'elle sait que je rentre? 

luzon. Attention; cette porte est ouverte. Pour une fille 
honnête, sérieuse et qui aime tant vivre enfermée, il est bien 
singulier qu'à une pareille heure elle laisse ouverte une en- 
trée sur la rue par où le premier venu peut s'introduire. 

don vigente. Ce sera un oubli de quelque servante, ou 
bien elle nous aura entendu venir. Entre. 

(Lnson entre dans la maison.) 



SCÈNE II 
DON VICENTE, mi. 

Une maison sans frère et sans mari, c'est une forteresse 
sans alcade pour la garder. Ma sœur, dona Violante, est 
restée à ma charge; je crains que le naturel inconstant d'une 
femme n'ouvre la porte à l'occasion, ma vie de joueur lui en 
donnant les moyens. Les cartes sont des sorcelleries : il y a peu 
de distance entre jeu et feu. Quel enchantement qne le métier 
de joueur t comme il fait oublier ! Un homme bien entendu di- 

1. Le texte dit : 

Plegue à Dios que mi seûora 
No dé nna yei garatnsa. 

Garatusa est un coup de cartes au jeu de chilindron. Il cousiste à 
se défaire le premiet des- cartes que l'on a eu main. 



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198 THEATRE DE TLRSO DE MOLINA. 

sait que l'on ne peut répondre de l'honneur d'un mari qui jone. 
Le jeu nous entraîne plus loin que l'amour, parce que ce 
dernier fait cas de l'honneur, dont il ne passe pas les limites. 
Mais quand le joueur veille- t-il sur sa maison? J'en vois la 
preuve par moi-même, et, si je ne me range pas, il est cer- 
tain que c'est dans ma sœur que je serai puni. 

SCÈNE III 
DON VICENTE, LUZON. 

luzon. « Tout dort dans Zamora 1 , » mais je n'ai pas vu 
votre sœur, et la porte ouverte à cette heure ainsi que ce 
papier que j'ai trouvé sur sa table à votre adresse, me don- 
nent beaucoup à penser. 

don vicente. Que dis-tu? 

luzon. Je ne sais ; par lui vous pouvez voir si c'est un 
cartel de défi à votre peu de prudence. 

don vicente. Cette lettre est de dona Violante. 

luzon. Elle vous est venue par la pinta; étalez vos cartes 
et vous verrez le jeu qui vous est rentré. 

don vicente, usant. « Le peu de souci que nous avons eu tous 
deux, mon frère, toi de ta maison et moi de mon honneur, 
nous a fait perdre à toits deux ce que nous avions de plus cher; 
pendant que tu jouais ton argent, je perdais, moi, ce que l'ar- 
gent ne peut racheter. Un don Pedro de Mendoza, étranger à 
Valence, m'a payé de mon amour en paroles de mariage. Il s'est 
enfui, et quelqu'un qui l'a rencontré dit qu'il va en Gastille; 
moi, je me rends dans un monastère dont je te tairai le nom 
jusqu'à ce que tu me venges si tu retrouves mon séducteur, ou, 

1. Vers d'un romance ancien. • 



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LA. PAYSANNE DE VALLÉCAS. 199 

s'il m reparaît pas, le silence de ma vie sera le remède de 
mon affront. Sous ce pli est la promesse de mariage qu'il 
m'écrivit; tâche de te contenter do cela, et si ta accuses ma 
légèreté, blâme aussi ta négligence. — Dona Violante. » 
Vit-on pareil îpalheur? Atari Luzenl qu'ai-je lu? Dona Vio- 
lante déshonorée! Outre mon bien que j'ai perdu, je perds 
aussi mon joyau le plus précieux, l'honneur que j'héritai de 
mon père! le meilleur patrimoine qui fût dans Valence, le 
miroir de la noblesse et de la vertu. Pour une femme incon- 
sidérée l pour un coup de caries où un brelandier audacieux 
me gagne mon honneur! Voilà donc la retenue et la vertu de . 
ma sœur ! Imprudent celui qui se fie à la constance de la 
femme! Imprudent celui qui place dans le jeu sa fortune et 
son 'espérance ! S'il met toute sa vie dan* une carte, ses sou- 
cis sont encore légers; mais^i la femme est elle-même cette 
carte, un souffle de vent, qui emporte les plus pesantes, me 
laisse une réputation ternie : il me faut alors pleurer ma 
faute, mon bien perdu par le jeu et mon honneur par ma 
négligence. 

mjzon. A quoi bon maintenant les regrets? Découvrons où 
s'est réfugiée notre peu prudente demoiselle; vous saurez 
plus clalremenheu la cherchant,quel esteelui qui l'a séduite. 
Je vais réveiller les gens. (App«i«*t.) Dionise ! Lucrèce ! 

don yicente. Silencel ne publie pas notre honte! retiens 
ta langue, ferme tes lèvres, ce qui reste caché ne déshonore 
pas. Pendant que la nuit couvre encore les infâmes propos 
que le jour verra circuler dans le pays, laisse-moi passer 
tranquillement le temps qui me reste. 

luzon. Ëh bien,, qu'avons-nous à faire? 

don vicente. Écoute ce que m'inspire mon esprit dans 
une circonstance Si difficile. Don Juan d'Aragon adore ma 
sœur. En dépit des efforts de son père, don Luiz, pour le 
marier à Saragosse avec une jeune fille noble et baronne du 



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200 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

Vallon et autres lieux, il est si épris de l'ingrate dona Vio- 
lante, qu'oubliant sa pauvreté, il diffère son autre lôariage 
et- ne veut épouser qu'elle. Toute la maison, comme la 
chose a été publique, sait ce qui s'est passé ! 

luzon. Et moi aussi je sais qu'il en est fou. 

don yigente. Je poursuis. Tu resteras ici arec une lettre 
de moi; pour prouver ie cas que je fais de ta fidélité, je te 
confie mon honneur comme si tu en faisais partie. Cette 
lettre, Luzon, apprendra à nos serviteurs que don Juan d'A- 
ragon va se marier en secret avec ma sœur dans un château 
qu'on ne nomme pas à cause du respect que l'on doit avoir 
pour le père du jeune homme; que pour cela il est arrivé 
celte nuit sans vouloir mettre un autre que moi dans sa con- 
fidence; qu'à cet effet, sans aviser personne, il nous attend 
avec un carrosse, à minuit, aux portes de la ville; et que moi, 
pour vous rassurer tous, je vous laisse cette lettre. Tu fein- 
dras l'étonnement, tu diras que tu ignorais notre voyage en 
Aragon, que je t'ai donné l'ordre d'attendre mon retour, et 
que je t'ai laissé pendant mon absence le soin de diriger les 
dépenses de la maison. Je leur écrirai aussi cela. J'irai trou- 
ver don Juan d'Aragon, je lui dirai que pour éviter les pour- 
suites d'un certain baron valencien, j'ai fait quitter Valence 
à ma sœur, et que, pour enlever tout souci à son rival, j'ai 
répandu le bruit que je les avais mariés tous les deux. Lui, 
enchanté, soutiendra mon mensonge, et mon honneur demeu- 
rera sauf. Je vais partir secrètement pour la Gastille à la re- 
cherche du séducteur qui foule mon honneur aux pieds : s'il 
refuse la réparation due à ma sœur, je lui montrerai que les 
injures à Valence §e payent avec du sang. 

luzon. Tout cela me paraît bien. 

don vicente. Viens, je te donnerai la lettre. Ah! Luzon, 
je suis tout hors de moi ! 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. 201 

SCÈNE IV 

Vestibule extérieur d'un© auberge à Arganda. — Il fait nuit. » 

DOxN PEDRO, AGUDO. 

don pedj\o. Y a-t-il de bons lits? 

agudo. On nous promet des draps de Hollande. 

don pedro. Bien* 

agudo. Avec courtes-pointes et lambrequins de filet, or- 
nés de leur frange et de leur dentelle; deux oreillers, rayés 
de bleu et de jaune, sous un autre oreiller plus petit; et, 
afin de masquer les taches de la muraille, trois draps, com- 
posés de lés de toile neufs et vieux; un ciel suspendu au- 
dessus du lit avec lambrequins pareils, afin que Ton dise en 
le voyant tout blanc < le ciel est nuageux; » plus deux dais, 
qui sont l'ornement de la chambre; une longue tapisserie, 
sur laquelle est représentée la Passion, et l'histoire de Suzanne 
avec les deux vieillards et le bain; de l'autre côté, un saint 
Joseph et une sainte Anne, et, sur la porte, un ange avec 
deux ailes qui les unit; plus loin, un bourreau qui vise un 
saint Sébastien, et qui transperce un vieux saint Antoine 
avec son vêtement de jonc, et sous l'escalier, tout près de 
lui, un saint Alexis. Le travail se complète avec Ruth, la 
glaneuse. Que Dieu garde le coquin de peintre! 

don pedbo. Ces braves gens vivent contents ainsi. Arganda 
n'est pas une mauvaise ville. 

agudo. Il y a près d'ici un bois dont la chasse nourrit et 
divertit ses habitants. Ils font courir des taureaux que la 
cour vient voir, et qui puisent dans les eaux de la rivière 
Jarama la force et la réputation qui les distinguent. 



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202 THÉÂTRE DE TIRS0 DE MOLINA. 

don pedro. La valise est-elle là-haut? 

agudo. Dans les bras du coussia. 

don pedro. Aujourd'hui, enfin, nous entrerons à Madrid. 

agudo. Que Madrid vous reçoive sur un bon pied. Qui 
s'embarque sur cette mer, doit avant tout se confesser et com- 
munier. 

don pedro. Une mer? 

agudo. Pas trop grande, 

don pedro. Ta as raison, si tu appelles Madrid le doux 
océan des dames. 

agudo. C'est plutôt l'océan des chevaux. Que vous le con-" 
naissez mal. Mais aussitôt arrivé, comme se* flots vont mal- 
mener votre bourse s'ils se ruent contre elle. 

don pedro. Pourquoi, si je viens me marier? 

agudo. Vous l'a ver dit vous-même : marié et mariné, c*êst 
tout lin. 

don pedro. Je suis heureux que dofia Serafina ne m'Ins- 
pire pas de défiance; sa renommée est divine comme son 
nom. 

agudo. Elle peut bien être un séraphin ; mais les séraphins 
montés sur de hauts talons sont sujets à choir; et vous 
n'ignorez pas que les séraphins tombés sont des diables. L'a- 
vez -vous vue? 

don pedro. Comment aurais-je pu la voir, puisque voici 
un mois que j'ai débarqué à San Lucar, venant du Mexique? 

agudo. Et sans plus de^rainte vous allez l'épouser? vous 
canonisez ses vertus, vous solennisez sa beauté, et vous 
êtes amoureux sans l'avoir vue? 

don pedro. Son père écrivit au mien, à propos de cette 
union, que la froide mer n'avait pas noyé son amitié malgré 
l'absence. Mon père s'informa de la position (beaucoup de 
gens qui la connaissaient avaient passé aux Indes), de la for- 



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Là PAYSANNE DE VALLÈCAS. 203 

tune, qui est grande, de l'âge, des qualités et de la réputation 
qu'a ma prétendue à Madrid; il sut qu'elle était vertueuse 
et belle, jeune, douce, spirituelle, et enfin qu'elle était digne 
de porter son nom céleste. 

agudo. Quelque poëte vous l'aura décrite. 

don pkdro. Non, c'est la force de la vérité qui gagne beau- 
coup quand elle a passé l'eau, car là-bas elle se fait entendre 
plus tard. 

agudo. Et c'est pour vous une évidence? 

don pedro. On dit vrai quand les gens dont on parle sont 
absents; on les flatte quand ils sont là. Les hommes d'aujour- 
d'hui n'ont pas de si saines intentions qu'au Heu de médire, 
ils emploient chaque heure à louer les qualités de gens qui ne 
les intéressent en rien; bien aïi contraire, des plus honora- 
bles faits, ils tirent de perfides conclusions. Une réputation, 
Agudo, qui est arrivé pure à Mexico et à l'épreuve des mau- 
vaises langues, est une chose rare. 

agudo. Et bien plus dans un .pays où la médisance est 
tellement en usage que toute créature l'apprend sans étude. 

don pedro. J'allai à Cuenca en quête d'un vieil oncle 
riche, frère de mon père; il était mort depuis un an. Sans 
me faire connaître de parents importuns (ils en veulent tou- 
jours à votre argent, et il est plus facile d'échapper aux pé- 
rils de la mer), je vais à Madrid, où je verrai si ma dame 
est aussi belle que sa renommée. » 

agudo. Nous souperons d'abord, et nous dormirons un peu. 

don pedro. Souper, oui, mais dormir, non. 

agudo. L'horloge vient de sonner minuit. 

don pedro. Je sauterai à cheval le morceau encore dans 
la bouche. Que nous donne-t-on à souper? 

agudo. II y a un lapin à la broche, et une perdrix en re- 
gard d'une outre de vin d'Yt-pôs mtW avec de t'hypocras. 



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204 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINÀ. 

don pedro. Rien de plus? 

agudo. U y a une poule froide et un demi-jambon servi en 
tranches (et quelles tranches!), un demi-baril d'olives va- 
gabondes, véritables éponges de Bacchus, et si vous voulez 
du dessert, il y a des conserves d'ananas indien, et dans 
trois ou quatre petits barils des mameyeset des cipizapotes; 
si vous préférez le dessert castillan, on vous servira des 
pêches et des conserves de poires; et enfin j'ai une carotte 
de tabac en guise de bénédiction. 

don pedro. Vois s'il n'y aurait pas dans l'hôtellerie 
quelque gentilhomme étranger qui voulût me tenir compa- 
gnie à table et égayer le souper. 

agudo. Il n'est venu personne. 

don pedro. Sans compagnie, tu sais que les oiseaux sont 
pour moi de la viande fumée. 

agudo. Écoutez, j'entends le bruit d'une cavalcade qui 
entre. 

SCÈNE V 

DON PEDRO, AGUDO, DON GABRIEL, CORNÉJO «, . 
Un Hôtelier. 

cornéjo, au dehors. Que Dieu soit louél Y a-t-il place pour 
deux, seigneur hôtelier? 
l'hôtelier, a» même. Et pour cent. 

DON GABRIEL, de même. Allons, tieilS-mOi Cet étHer. (Don Gabriel 
entre en scène sum de Cornéjo et de l'b&lelier.) Quelle heure est-il ? 

agudo. Minuit vient de sonner. 

don pedro. Soyez, seigneur, le bienvenu. 

1. Cornéjo signifie cornouiller. 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. 208 

cornéjo. Donnez-moi un crible, de la paille et de Forge. 

don gabriel, à don Pedro. Que Dieu garde Votre Grâce 1 (▲ Vh&- 
teiiar.) Mettez cette valise à part. 

cornéjo. Hôtelier, maintenant, un appartement. 

don pedro. Vous pouvez prendre le nôtre, car dans un 
instant nous montons à cheval, et je serai heureux, si vous 
voulez bien partager mon souper; au risque de le laisser re- 
froidir, j'attendais de la compagnie. 

don gabriel. C'est une libéralité digne de vous. 

don pedro. Mettez au feu un autre lapin et une autre 
perdrix. 

don gabriel. Cornéjo, donne ce chapon. 

(Cornéjo, Agudo e j [hôtelier sortent.) 

SCÈNE VI 
DON GABRIEL, DON PEDRO. 

don pedro. Vous venez sans doute de Valence, l'antique 
conquête du Cid? 

don gabriel. J'y vais. 

don pedro. Vous venez peut-être de Madrid ? 

don gabriel. Pour vous servir. 

don pedro. A quelle heure en êtes-vous parti ? 

don gabriel. A dix heures. 

don pedro. C'est bien marché I Vous au et beaucoup de 
nouvelles à conter? 

don gabriel. C'est à n'en pas unir. Mais taisant des cho- 
ses qu'il vaut mieux garder secrètes par égard pour ceux 
qu'elles concernent, je vous dirai, pour bonne nouvelle, que 
le roi est en convalescence. 

12 



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*0G THÉÂTRE Î)E TlRSO DE MOLINA. 

don pedro. J'en rends grâce au ciel. 

don Gabriel. Et qu'aujourd'hui il s'est montré en public 
à Atocha. 

don pedro. La capitale aura été bien heureuse, car tout 
le monde était dans la désolation. 

don gabriel. Je vous donn£ ma parole que ça été la plus 
grande démonstration d'affection et de dévouement que j'aie 
lue dans les histoires. Je ne sache pas que le sentiment gé- 
néral se soit jamais manifesté de pareille sorte pour aucun 
roi. 

don pedro. Le royaume lui rend justice, et il jouit sous 
son gouvernement du siècle d'or. Je l'aime sans le connaître *. 
Que fait-on dans les théâtres à Madrid? 

don gabriel. La maladie du roi en a ôté le goût. Le mer- 
veilleux Pinedo de la Pure Conception a fait beaucoup de 
bruit, et en dehors de la sainteté du sujet, je puis vous af- 
firmer que, dans ce genre, c'est la meilleure des pièces. 

don pedro. Quel en est l'auteur? 

don gabriel. Lope de Vega, le favori des Muses. 

don pedro. Nous sommes d'accord sur son mérite. 

SCÈNE VII 

Les Mêmes, CORNÉJO. 

cornéjo. Puisque nous avons une foute à faire, qu'atten- 
dez-vous? Vite, le souper. 
don gabriel. D'où venez-vous, seigneur? 

1. Le roi dont il est question ici doit être Philippe 111. Lt comédie 
de Lope, intitulée et Àsombro de la Conception, fut représentée 
en 1618. La Villana de Vallecas date de 16Î0. Elle fut imprimée 
en 16*6. 



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LA PAYSANNE DE VAUECAS. 207 

don pedbo. Dans ce moment, de Cuenca; et auparavant je 
venais des Indes. 

don gabriel. L'argent y est cher? 

don pedro. Comme le prix en a toujours monté, on croit 
qu'il va descendre. Venez; en soupant, nous parlerons de 
bien des choses. 

DON GABRIEL. Je VOUS SUIS. 

(Don Pedro sort.) 

SCÈNE VIII 
DON GABRIEL, CORNÉJO. 

don gabriel. Cornéjo, où as-tu placé nos bagages? 

gornéjo. Dans la salle où vous soupez, puisque les voya- 
geurs vont partir : votre valise est auprès de celle de ce gen- 
tilhomme. 

don gabriel. Je t'ai prévenu de ne pas dire que je viens 
de Valence. 

gornéjo. C'est convenu. 

don gabriel. Ne dis pas non plus que je me nomme don 
Gabriel de Herrera. 

gornéjo. Puisque j'ai quitté le nom de Bertrand pour celui 
de Cornéjo, je tairai aussi le nom de mon maître. 

don gabriel. A compter de ce moment, Cornéjo, je suis 
don Pedro de Mendoza. 

cornéjo. Que deviendra Violante? 

don gabriel. Ce qu'elle pourra. 

cornéjo. Pauvre fille! 

(Ils rentrai dans l'hôtellerie.) 



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«08 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

SCÈNE IX 

Due rue de Yaliécas par où passe la route royale. 

DONA VIOLANTE, *êti»e «n paysanne, AGUADO. 

dora violante. Aucun déguisement ne convient mieux 
pour cacher ma honte. 

aguado. Il vous sied à merveille. 

dosa violante. Si don Pedro, comme je le soupçonne, est 
venu à Madrid, et si mon frère, voyant sou honneur offensé, 
l'y a suivi, comment pourrais-je être en sûreté, si ce n'est 
ainsi? 

aguado. Enfin, que comptez-vous faire? 

dona violante. Changer mon sort comme mesvêtements, 
retrouver mon cœur qui m'a été ravi avec mon honneur; 
donner satisfaction à mon amour ou venger mon injure. A 
Madrid, il y a des tribunaux pour tous; ils mettront fin à mes 
maux; Madrid traite les étrangers mieux que ses habitants. 
J'espère y trouver protection. 

aguado. La femme est habile; l'amour est rusé; à vous 
deux, vous viendrez bien à bout de don Pedro. L'aimez- 
vous? 

dona violante. Plus que ma vie. 

aguado. L'arbre donne toujours son fruit à celui qui a 
cueilli ses fleurs. 

dona violante. Une fois à Madrid, le mal se changera en 
bien. 

aguado. Gela n'a pas mal commencé aujourd'hui; enfin le 
laboureur que je vous avais indiqué vous a prise à son ser- 
vice. 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. Î09 

DOtfA violante. Nous avons eu Cette chance. Me voici enfla 
paysanne de Vatlècas. 

aguado. Vous avez quitté l'or et la soie de vos robes pour 
la casaque villageoise et la chaussure de cuir. Comme vous 
avez bien trompé ce paysan 1 

dona violante. Je n'ai pas entendu ce que tu lui as dit, 
car j'étais absorbée dans mes réflexions. * 

aguado. Vous avez en tout agi avec esprit. Je lui ai conté 
que je vous avais enlevée, que j'étais un homme de qualité» 
et l'aîné d'une grande maison d'Ocana, jouissant d'un ma- 
jorât; que votre extrême beauté m'avait amené à vous pro- 
mettre ma main, faisant bon marché de ma noblesse; que 
mes parents, furieux de me voir allié à une famille de labou- 
reurs, voulaient vous mettre à mort, et que moi, qui vous 
adore, je vous avais conduite ici pour vous soustraire à leur 
fureur. Je l'ai conjuré de vous prendre chez lui à son ser- 
vice jusqu'au jour où ce temps d'épreuve sera passé, ajou- 
tant qu'une fois votre mari, je saurais bien vaincre cette fu- 
neste destinée. Puis je lui ai donné quelques écus et quelques 
cadeaux; la prison de l'intérêt le tiendra muet sous le poids 
de sa chaîne. Enfin le bon Blas Serrano dit qu'en observant 
bien le secret que demande le cas, il sera votre serviteur; 
mais qu'afin d'arrêter la médisance du village, vous devez 
feindre de le servir, parfois en lavant le linge, parfois, si 
vous allez à la ville, en y portant le pain qu'il y envoie. 

DOffA violante. Tout cela vient justement à point pour 
l'accomplissement de mes projets. Pour conclure, mon nou- 
veau métier sera d'aller vendre du pain à Madrid. 

aguado. Si votre amour l'assaisonne, tout le monde le 
trouvera excellent. 

dojîa violante. Je jure qu'on pariera de la paysanne de 
Vallécas. Mais toi, que vas-tu devenir? Madrid est dange- 
reux, si mon frère l'y trouve. 

12. 



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210 THEATRE DE TIBSO DE MOLINA. 

aguado. L'homme prudent sait se garder à Madrid; mais, 
pour plus de sûreté, je me cacherai à Alcala de Henarès. 

dosa violante. Avant tout, garde- toi de passer par Ma- 
drid. 

aguado. Ainsi ferai-je. 

dosa violante. Et quand tu viendras me voir, ne donne 
pas de soupçons à ces paysans malicieux. 

aguado. Pendant votre séjour ici, il faut que je vous voie 
trois fois par semaine. 

DORA VIOLANTE. TrOÎS fois? 

aguado. Et encore, c'est peu. Mais voyez donc, quels sont 
ces gens qui viennent? 

dora violante. Je ne sais. Un soupçon me fait trembler. 
Si c'était mon frère?... 

aguado. Vous n'avez rien à craindre; cette bure vous 
protège. 

SCÈNE X 
Les Mêmes, DON PEDRO, AGUDO. 

don pedro. Et je ne te donne pas mille estocades, chien, 
traître! Et je ne te tue pas! 

agudo, à Aguado. Secourez-moi, hidalgo! 

don pedro. Que personne ne me demande grâce pour 
toi! 

agudo. Pai changé les valises par erreur, seigneur. Il fai- 
sait nuit et nous avions copieusement bu. Vous vous lèverez 
moins matin. 

don pedro. Et je t'écoute? Vive Dieu ! 

aguado. Contenez-vous. 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. 211 

âgudo. Enfin, ça été beaucoup... 

don pbdro, à dou violante. Otez-vous de devant moi, belle 
villageoise, (a Agudo.) Cavalier, laissez-moi lui couper les 
jambes. 

agudo. Venez à mon aide, Notre-Dame d'Atocha! 

doka*violantb. Contenez votre colère. 

don pedro. Que vais-je faire, brigand, à cette heure? 
Avec quelles recommandations, me présenterai-je à Madrid? 
-Comment don Juan croira-t-il à mon identité? 

dora Violante. Ne saurons-nous pas la faute qu'a com- 
mise ce pauvre valet? 

don pedro. Plût à Dieu que je ne l'eusse jamais connu ou 
qu'il fût mort en touchant le port! Lorsque mon ange m'at- 
tend à Madrid pour me donner sa main, comment me ferai- 
je reconnaître de son frère? Comment lui prouverai-jè que 
je suis lé fils de don Diego de Mendoza, et que ma flamme 
vient de traverser mille lieues d'eau, quand elle s'éteint sous 
mes pleurs depuis Arganda? Mes papiers, mes bijoux, et 
jusqu'aux lettres où je confiais mon amour au vice-roi et à 
mon père, tu me fais tout perdre. Je suis impardonnable de 
ne t'avoir point tué. Retourne à la recherche de cet homme, 
traître; cours, monte sur mon mulet; atteins-le si tu peux. 

agudo. Le valet de mules a couru sur sa trace; calmez- 
vous, ne craignez rien pour votre valise. L'autre s'est couché 
à deux heures à Arganda, et il a dormi sur les deux oreilles, 
entre les fumées du rôti et des rideaux somnifères fabriqués 
à Yépès 4 . C'est à ce moment, qu'après avoir découvert mon 
erreur, je revins ici sur ma mule, après avoir dit à Matéo 
que vous l'y attendiez. Pardonnez, à présent qu'il fait jour, 
cette faute delà nuit, ou prenez un autre serviteur. Si je vous 

1. Yépès, ville à six lieues de Tolède. 



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512 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

avais offensé par défaut de jugement, si le vin et le sommeil, 
qui ont raison même d'un monarque, n'avaient pas humecté 
mes idées et mes yeux, votre colère aurait un juste motif. 

dona violante. Seigneur cavalier, si les prières d'une 
femme et d'un gentilhomme suffisent pour vous désarmer, 
et puisque vous êtes forcé de rester ici, veuillez nous conter 
votre aventure afin de passer notre temps. 

don pedro. Comment le pourrais-je, dans le trouble où je 
suis? Mais toujours, ou malheureux ou offensé, j'ai coutume • 
d'être courtois envers les dames. Je suis un créole du Mexi- 
que (c'est le nom que l'on donne dans les Indes aux naturels 
du pays), je fus gentilhomme du vice-roi, qui affectionne les 
gens bien nés. Je tiens de mon père ma fortune et un nom 
dont on fait cas en Espagne, à cause de nos alliances de fa- 
mille; je me nomme don Pedro de Mendoza. 

dona violante, à part. Ah 1 ciel! n'est-ce pas le nom qu'a 
pris l'ingrat que je cherche? * 

don pedro. Mon père, sollicité par un de ses amis de Ma- 
drid, qui avait gardé bon souvenir de lui, a décidé de' me 
marier à la fille de ce gentilhomme, laquelle a nom Séra- 
fina. Il y a trois mois, j'écrivis que je m'embarquerais sur 
la flotte qui devait partir et, par précaution, mon père me 
donna à emporter trente mille piastres en lingots; mais 
comme la mer pouvait engloutir toute cette flotte, en se fâ- 
chant, il ne se hasarda pas à confier un si grand trésor è ce 
Midas, qui avale l'or et l'argent. Muni de traites sur des cor- 
respondants de Madrid et de Séville, j'abordai sur l'antique 
plage de San-Jjucar, franchissant sa barre avec mes barres 
d'argent. Mon désir d'arriver en Castille ne me permit pas 
de m'arrêter à Séville pour faire vérifier mes effets de com- 
merce; voyant tous ces marchands si affairés avec leurs re- 
gistres et leurs recouvrements, je remis ce soin à un autre 
temps et j'apportai avec moi mes lettres de change. Enfin, 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. • 213 

avec deux mules et deux valets, chargé de papiers et d'es- 
pérances, j'arrivai de Cuenca à la fameuse Sierra, antique 
patrie de mon père. J'avais là un oncle dont j'appris la mort, 
et sans visiter des parents cupides, je me dirigeai vers la ca- 
pitale, qui est le port général du monde, plein de bancs de 
sable périlleux; la nuit passée, quand je croyais toucher à 
la fin de mon ennuyeux voyage, je m'arrêtai pour passer la 
nuit à Arganda. J'attendais, pour souper, nn compagnon à 
qui je pusse parler, car je n'aime pas manger seul. Un 
étranger vint remplir mon attente et descendit à mon hôtel- 
lerie. Plût à Dieu qu'il ne fût jamais venu ! Je le reçus avec 
politesse, et comme le souper était prêt, je l'invitai à monter 
à mon appartement; comme je devais repartir, on déposa 
son bagage près du mien. Nous soupâmes ensemble; il me 
conta son voyage, nous pariâmes à table de choses et d'au- 
tres ; enfin, à peine avait-on servi le dessert, que, pressé par 
l'amour et par le temps, j'ordonnai de seller les mules, et la 
somnolence ou la bêtise de ce garçon-là, qui en veut à mon 
repos et à mon bien, changeant les valises et les coussins, 
donna cette malheureuse fin à une aventure qui avait bien 
commencé. Pour conclure, laissant ma valise dans l'hôtel- 
lerie, il posa celle de l'étranger sur mes arçons. Le jour vint 
découvrir l'erreur, et ce ne sera pas la dernière. Voyez ce 
que peut faire un homme dépouillé de son argent et de ses 
bijoux, qui pouvaient bien valoir cinq mille piastres, et quia 
perdu ses recommandations, ses lettres de change et toutes 
les pièces de son procès! Les billets qu'il m'enlève passent la 
valeur de vingt mille ducats. Comment oserai-je aller à Ma- 
drid demander une fille en mariage, et même me présenter 
chez elle, si je n'ai pas 4e pièces qui prouvent que je suis 
don Pedro? (a A&udo.) Malheureux! je te fais grâce de la 
vie! 
dona violante. C'est vraiment un malheur inouï; mais si 



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2U THEATRE DE TIRSO DE MOMNA. 

le valet de mules est arrivé avant le dépari de Tan re, il re- 
prendra votre valise et tout ira bien. 

agudo. L"obseurité et la parfaite ressemblance des deux 
valises m'a fait placer l'autre sur votre mulet. 

don pedro. Dis plutôt que tu étais ivre. 

SCÈNE XI 

LES MÊMES, MÀTLO, portant un coussin et une tattse. 

matéo. Que le diable soit de l'homme I Au moyen de quel- 
que enchantement le vent a dû l'emporter sans laisser de 
trace. 

don pedro. Qu'y a-t-il, Matéo? 

matéo. Rien, pardieu! 

don pedro. Tu ne Tas pas vu? 

matéo. Non, seigneur. 

don pedro, i Agudo. Que dis-tu de cela, traître? 

matéo. Quand j'arrivai à l'hôtellerie, le Judas avait déjà 
disparu; et je n'ai pas trouvé de ses nouvelles. A peine 
étiez-vous parti, qu'il a piqué des deux pour aller on ne 
sait où. Ou c'est un démon qui se rend invisibb, ou la 
terre l'a englouti. 

don pedro. Il a dit qu'il allait à Valence. 

matéo. Il a dû vous faire un mensonge; car un berger l'a 
vu partir, et au lieu d'aller par en haut, en prenant à gau- 
che, il a suivi la route d'Alcala. J'ai couru après lui, mais je 
n'ai rien trouvé! 

don pedro, à Agudo. Que par toi, infâme, je perde mon bien 
et ma vie! 

matéo. Gomme personne ne pouvait me donner de ses 



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LA PAYSANNE DE VÀLLÈCAS. ilS 

nouvelles, j'ai préféré revenir ici de peur de me perdre moi- 
même. 

don pedro. J'ai bien de la chance! 

matéo. Il vous a trompé. 

dona vi lante, à part. Chacun regrette sa perle, amour ven- 
geur ! Je pleure mon honneur, et celui-ci son argent. 

matéo. Voyez ce que vous voulez faire de cette valise et 
de ce coussin? 

don pedro* Jette-les au feu. 

matéo. Il me semble que votre avis n'est pas bon. 

don pedro. Quo veux-tu que j'en fasse? 

matéo. Il vaut mieux ouvrir la valise. Sou contenu nous 
dira où va son maître, et ce qu'est ce démon invisible; peut- 
être trouverons-nous un indice qui nous mettra sur sa trace. 
Le cadenas est cassé, (u oî™ ia xaïue.) Fôuillerai-je? 

don pedro. Fais ce que tu voudras. 

matéo, ôtant ta ohjeu de la nu*. Uft portrait! vive le eiel! Je 
suis bien tombé. 

donpe.ro. Belle consolation! 

matéo. Ma parole! le visage de la dame est divin. 

don pedro. Jette-le au diable. 

(Il le jette.) 
DOftA VIOLANTE. Jeter CO portrait! (Elle ramasse la portrait a dit à 

pari.) Ah! ciel! qu'ai-je vu? 

aguado, bas à «a maîtres». Parlez bas. Qu ? y a-t-il? 

dora violante, bas à Ayiudo. Hélas ! Aguado! mou portrait! 

aguado, de même. J'en conclus que don Pedro est son pro- 
priétaire; mais il faut garder le secret. Ne dites rien, je crois 
que votre époux est à Madrid. 

dona violante, haut. Ce sera la Madeleine, je l'ai vue ainsi 
dans l'église avec sa touffe de cheveux et sa collerette. Elle 
est galante; je la mettrai à mon chevet. 



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216 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

matéo. Voici une liasse de papiers. 

don pedho. Détache-les. 

agudo. Pardieu ! ce sont des vers. 

don pedro. Je joue de malheur; celui qui me fait damner 
va maintenant me chanter des vers ! 

agudo, ustnt on papier. « Sonnet à dona Violante, sur la nuit 
où... » 

dona violante. Donne-moi cette sonnette, je la placerai 
sur ma quenouille et je lui apprendrai à filer; mais non, 
puisque ça se chante, j'en ferai présent au .tambour de 
basque. 

agudo, Ksant un autre papier. « Mémoire de cent ducats que 
j'ai à payera Madrid, à Andrès de Valladolid, pour argent 
prêté ici à Anvers. » 

matéo, i Agudo. Pardieu ! les valises que tu changes sont de 
bonnes hypothèques ! * 

don pedro. Encore deux ou trois cautions pareilles et me 
voilà remboursé de mes vingt mille ducats. 

mateo. Voici des lettres cachetées. 

don pedro. Regarde l'adresse. 

agudo. Celle-ci dit : au président d'Italie, et celle-là : au 
marquis de Saint-Germain; celle-ci est adressée à M. Romeo, 
régent du conseil d'Aragon. 

don pedro. Celui qui m'a placé dans un si bel embarras se 
rend à Madrid? 

matéo. Sans doute. 

don pedro. Pourquoi m'a- l-il dit qu'il allait à Valence? 

agudo. Probablement pour y aller en secret; il y a mille 
situations en effet où la prudence est nécessaire. 

don pedro. Il paraît qu'il vient de Flandre en Espagne, 
et qu'il a de grandes espérances; comme il arrive à bien 
d'autres, il a eu là quelque affaire dont il redoute les suites, 



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LÀ PAYSANNE DE VALLECAS. Î17 

et il s'est enfui à Madrid après s'être muni de lettres de re- 
commandation. 

agudo. La Violante du sonnet doit être la cause de sa 
fuite. 

don pedho. Tu as peut-être raison; c'est pour cela qu'il 
se cache. Je n'ai pas perdu tout espoir de le rencontrer à 
Madrid, en supposant qu'il y va. 

dora violante, i pwt. Ni moi de me venger. 

don pedro. Ouvre quelques-unes de ces lettres, puisqu'il y 
en a beaucoup; nous saurons son nom. 

agudo. Dieu veuille <jue ce soit la bonne ! (n en oum nu.) J'ai 
ouvert celle du régent. 

don pedro. Que dit-elle? 

agudo. Voici. 

matéo. Que le diable t'emporte ! 

agudo, lisant, c Le capitaine don Gabriel de Herrera, pen- 
dant dix ans qu'il a servi Sa Majesté dans les Flandres, a été 
mon camarade et mon ami; ses hauts faits et ses services 
sont nombreux, comme le prouvent les papiers dont il est 
porteur. Il lui est arrivé, après une altercation de paroles 
dans le corps de garde, d'avoir une affaire avec un capitaine 
allemand et de le blesser; le délit ayant été commis en un 
tel lieu et contre une telle personne, il est obligé de fuir et 
d'aller solliciter sa grâce de Sa Majesté. J'espère que pour 
faire valoir ses lettres comme pour obtenir son pardon, vous 
lui accorderez, par égard pour moi, aide et protection. Que 
Dieu garde Votre Seigneurie et lui donne tout le bonheur 
qu'elle mérite. — Anvers, 25 mars 1620. — Le neveu de 
V. S., le mestre de camp don Martin Romen. » Voyez si je 
ne l'avais pas bien ditl 

don pedro. Il montrait dans sa personne la valeur que lui 
attribue la lettre, quoiqu'il m'ait menti à propos de sou 
voyage. 

13 



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â'8 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

agudo. Il courait un danger. 
don pedro. Enfin il se nomme don Gabriel de Herrera. 

doNa violante, à part. ma disgrâce! qu'entendez- vous? 
L'ingrat qui brise mon honneur et ma réputation se nomme 
ici don Gabriel et là-bas Pedro de Mendoza. Puisque tu aimes 
les changements de noms, traître, la paysanne de Vallécas 
vengera les outrages de dona Violante! 

don pedro. Que contient de plus la valise? 

matéo. Du linge blanc, voilà ce qu'il y a, tout de toile de 
de Hollande et de Cambrai, avec dentelles et points de chaî- 
nette, jarretières et bas de soie de diverses couleurs, gants, 
prose et vers. En fait de papiers, il ne reste plus là dedans 
qu'un petit livre de notes. 

don pedro. Prends-le, je saurai nfieux par lui les détails 
de cette histoire, et sans nous arrêter davantage, remontons 
à cheval; si nous le cherchons dans Madrid, il ne nous échap- - 
pera pas. 

agudo. Pour le rencontrer plus vite, vous pouvez aller 
chez le régent, chez le paarquis et chez le président. 

don pedro. Serre bien cela. 

matéo. C'est fait. 

don pedro. Je suis un peu consolé. 

aguado. Je le suis aussi. 

don pedro. Belle villageoise, adieu! Vite le mulet. Adieu, 
seigneur cavalier. 

(Don Pedro, Agudo et Matéo sortent.) 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. 219 

SCÈNE XII 

DOSA violante, aguado. 

doKa violante. Que dis-tu de ceci, Aguado ? que t'en 
semble? 

aguado. Je ne sais, madame, si je veille ou si je dors; je 
dis seulement que vous avez eu :en quelque sorte du bon- 
heur, puisque vous vous êtes assurée par vous-même que 
c'est bien l'homme qui vous a offensée, et qu'il est à Madrid. 

dora violante. Ah! ciel ! c'est don Gabriel de Herrera 
qui a foulé aux pieds ma réputation t C'est lui qui est l'auteur 
de mes peines! c'est lui qui, en donnant la mort en Flandre 
à un capitaine, a donné aussi la mort à mon honneur! 

aguado. Madrid n'est qu'à une lieue d'ici. En y allant 
sous ce déguisement, vous le verrez plus lot. 

dora violante. Enfin don Pedro de Mendoza est don Ga- 
briel de Herrera. 

aguado. Le malheur change les noms quand le péril est là. 

DofiA violante. Dis plutôt que ce sont les paroles des 
hommes qui changent. 

aguado. Voici notre vieux qui arrive, ou, pour mieux dire, 
votre maître. Enfin dirai-je que je suis votre mari? 

v DOS A VIOLANTE. Oui. 

aguado. Quel sera mon nom? 
bona violante. Don Alexis. 



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220 THEATRE DE TIRSO DE MOUNA. 



SCÈNE XIII 

DONA VIOLANTE, AGUADO, BLAS SERRANO. 

blas, à dona violante. Eh bien, Thérèse, n'est-il pas l'heure 
de travailler à la maison? Jusqu'à quand durera cette con- 
versation? Les mauvaises langues du village, si Ton voit 
que vous roucoulez trop souvent avec lui, vous attaqueront 
à vous faire enrager. 

aguado. Tout de suite, Blas, je vais partir. Si vous avez 
aimé, ne vous étonnez pas de mon oubli. 

blas. Bien! Je sais ce que c'est qu'un ^nour véritable. 
Darjs le temps passé, l'Amour m'a aussi jeté son tison et 
donné sur le nez. Rien de tout cela ne m'étonne; l'homme 
passe par toutes les conditions; mais j'ai à la maison un ûls 
qui va vendre du plâtre à Madrid; depuis qu'il a vu Thérèse, 
quoiqu'elle ne soit ici que d'hier, il est toujours prêt à se 
fâcher; je ne voudrais pas qu'il vous rencontrât, car il a le 
diable au corps. 

aguado. Ma femme n'est-elle pas ici en sûreté ? 

blas. Si. 

dona violante. Je me garderai, mon mari. 

blas. Si elle se garde, seigneur, personne ne pourra l'of- 
fenser, car la femme qui se laisse bâter par force ne vaut 
rien. Je ris quand j'entends dire qu'une femme a été forcée. 

aguado. Tous les jours la loi punit de semblables délits. 

blas. C'est une plaisanterie : y croit qui veut. Pardieu! 
si une personne ne veut pas, deux n'en viendront pas à bout. 
La reine dona Isabelle l'a prouvé avec son poing fermé, et 
moi, seigneur, je m'en rapporte à elle. 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. 2*1 

aguado, à part. Il n'a pas tort. 

blas. J'ajoute qu'il importe peu qu'Antoine perde la tête 
pour vous, puisque si vous ne voulez pas, Thérèse, vous lui 
donnerez un coup de bâlon, et cela ne vous fera pas de tort 
dans la maison; le boulanger ne peut pétrir quand le pétrin 
s'y refuse. 

aguado. Eh bien, maintenant, Blas, je pars; je vous re- 
commande ma Thérèse. Je vous apporterai tous les jours de 
l'argent. 

blas. Allez-vous-en, mais ne lui donnez rien; les femmes 
et les avares ne disent jamais qu'ils sont contents. 

aguado. Adieu donc, épouse chérie, adieu. 

blas. Adieu. 

(Aguado sort.) 

SCÈNE XIV 
DONA VIOLANTE, BLAS. 

blas. Qu'allons-nous faire maintenant? 

dora violante. Si vous avez du pain cuit, j'irai de bonne 
heure à Madrid. 

blas. Savez-vous le vendre? 

dora violante. Suis-je donc si maladroite? 

blas. J'ai peur que les gens de la ville, quand ils vous 
auront vue, ne vous tendent des pièges. 

dora violante. Ne craignez rien, je ferai bonne conte- 
nance. En criant : Earri et ko! gare là-dessous ! t je jette un 
homme à terre. 

blas. Que le diable vous assiste! Le pain de Vallécas, 
parce qu'il est blanc et salé à point,, est très en vogue à Ma- 
drid. 



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m THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

dora violante. Quant à ce qui regarde l'intérêt, dites- 
moi quel est le prix et laissez-moi faire. 

blas. Il est à vingt-deux maravédis. 

DoflA violante. Et si je vous le vends un réal 1 , que direz- 
vous? 

blas. Que Thérèse est une fortune pour moi; mais si vous 
vendez la vue de votre beauté avec le pain, il n'y a plus de 
prix, ni même pour le port. 

DOftA violante. Je ferai en sorte que Madrid soit content 
de la paysanne de Vallécas. 

■ ♦ 
1. Le réal valait trente-quatre maravédis. 



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DEUXIÈME JOURNÉE 



SCÈNE PREMIÈRE 

Une rue de Madrid. — Sur l'un des côtés la maison de don Gomez. 
DON GABRIEL, CORNÉJO. 

don gabriel. Je n'aurais jamais cru, Cornéjo, à tant de 
bonheur. 

cornéjo. Ali î valise charmante, ciel de ma guérison! 

don gabriël. Je renonce au métier de soldat. Pendant dix 
ans que j'ai servi en Flandre, d'abord comme surnuméraire, 
puis comme lieutenant reconnu et ayant un cheval à moi, 
je n'ai pas gagné ce qu'en une heure une méprise de la for- 
tune m'a octroyé dans cette valise. 

cornéjo. Quel heureux échange t 

don gabriel. Quel bel or en barres ! 

cornéjo. Je ne me rassasie pas de lui donner des baisers. 

don gabriel. Il y a trois lingots de mille piastres cha- 
cun, et outre cela des bijoux magnifiques, une rangée de 
diamants, sept tours de perles, et une quantité de pierres 
pêle-mêle avec des émeraudes dans un coffre d'écaillé; plus 
un brillant comme le roi n'en possède peut-être pas, sans 
compter les chaînes de cou, les pendants d'oreilles et les ba- 
gues, où il y a tant de pierres qu'on en pourrait paver cette 
rue. 

cornéjo. Madrid marcherait sur des étoiles. 



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224 THEATRE DE T1RS0 DE MOLINA. 

don gabriel. Il y a un bézoard, parmi trois antres, monté 
en or et plus gros qu'un œuf. 

cornéjo. Avec de pareils jaunes, je m'engage à ne man- 
ger que des œufs toute ma vie et sans dispense du pape. 

don gabriel. Je passe sous silence d'autres bagatelles en 
nacre, en écaille et en ivoire, pour amuser l'avidité des 
femmes; cette valise, enfin, est devenue une ruche. 

cobnéjo. Et elle donne des' rayons d'or qui sont de votre 
goût. Mais puisque vousfaites l'inventaire, pourquoi oubliez- 
vous les lettres de change? 

don gabriel. Parce qu'il faut les toucher et que là est le 
péril; car nia Séville ni ici je n'oserai me substituer à celui 
à qui elles appartiennent. 

cornéjo. L'excuse est bonne, par ma foi ! N'avez-vous pas 
ouvert les plis? 

don gabriel. Sans doute; mais comme ils étaient dans 
leurs enveloppes quand je m'en emparai, et que je leur ai 
mis des enveloppes nouvelles, personne ne s'apercevra de 
rien. 

cornéjo. Et leur propriétaire infortuné n'est-il paà don 
Tedro de Mendoza? 

don gabriel. Les lettres m'ont fait savoir qu'il porte cet 
illustre nom. 

cornéjo. Ne le portez-vous pas aussi ? 

don gabriel. Au lieu de celui de don Gabriel. 

cornéjo. Donc, si ces signatures vous accréditent, et si 
cet autre n'est pas connu, c'est comme s'il n'avait pas quitté 
le Mexique où il est né. Conformément à ce que vous avez 
lu, ne puis-je pas en son nom partir et aller toucher le mon- 
tant des traites? 

don gabriel. Cornéjo, ton moyen n'est pas prudent. L'au- 
tre ne doit-il pas être si bouleversé de sa perte qu'aussitôt il 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. 2*5 

aura fait des démarches à Séville et ici pour qu'on lui 
garde l'argent malgré toutes lettres et correspondances que 
Ton pourrait présenter? Ne peut-il pas se trouver à Séville 
quelqu'un qui l'ait connu là-bas? 

cornéjo. A Séville, c'est possible; mais en Castille, j'en 
doute. Et puisqu'il est porteur de vos papiers, ne pourrions- 
nous, sur mon témoignage et sans vous compromettre, 
le faire arrêter pour la mort du Tudesque tué par vous à 
Anvers; et si vous voulez voir le séraphin auquel il devait 
s'unir, et qu'il vous paraisse tel, la ruse n'aura pas mal 
tourné. Sinon, retournons à Grenade, notre patrie, ce qui 
vaut mieux; avec tant d'or, seigneur, nous n'aurons rien à 
envier à don Antonio de Herrera, votre frère. 

don gabriël. Je pourrais bien aller à Grenade; car enfin, 
avec ma pension et cinq mille ducats que je possède, je se- 
rais hors de soucis; mais j'ai vu Serafina, la plus belle per- 
sonne du monde. 

cornéjo. Quel parti prenons-nous? 

don gabriel Je ne sais; l'or est un grand tentateur de 
l'amour. 

cornéjo. Vous allez faire quelque folie. 

don gabriel. Cet or, ces diamants, ces bijoux, ces lettres 
de change, me donnent de mélancoliques pensées. 

cornéjo. Toutes les femmes ne sont pas des Violante, et 
Valence ne ressemble pas à Madrid. Ils sont encore là-bas 
au temps du Cid. Ici on tient école de finesse, et les femmes 
les plus estimées jouent, en naissant, sur l'échiquier de l'in- 
trigue et du mensonge. Comme vous avez été élevé à An- 
vers, vous ignorez qu'à Madrid les femmes ont leur jeu 
d'escrime, et que celje qui en sait le moins porterait di^ 
bottes de plus que Caranza. Elles touchent toujours par le 
jnêjne moyen. Elles tirent avec des fleurets, et au bout de 



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42fi THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

deux passes, si l'on marque les coups et qbe le jeu vous 
amuse, fussiez-vous un roc, la coquine, maîtresse en fait 
d'armes, se fait payer habilement avant de vous laisser aller 
plus loin. A peine le jeu est-il commencé qu'un ami comme 
il y en a tant dans le monde vient à son secours ef vous dit : 
« Que Voire Grâce veuille bien s'asseoir, voici une visite qui 
nous arrive. » Et c'est le tour d'un autre. 

don Gabriel. Gela ne peut être comme tu le dis. 

corxkjo. Une rue n'est-ello pas une salle d'escrime ? N'est- 
ce pas un fleuret qu'une mante drapée sur la tête et qui ne 
laisse voir qu'un œil? La coquine, à bien l'examiner, n'est- 
elle pas le bouton de cette épée, le craraponnet de ce verrou? 
Voyant que vous allez réussir, elle vous écarte avec le fleu- 
ret en vous disant : « Aitez au diable! » Quoique vous ayez 
payé la robe et la coiffure, à peine allez-vous au fait que vous 
voyez entrer don Filotimio ou don Porro; vous réclamez et 
l'on vous congédie. Il n'y a pas de femme à Madrid qui n'ait 
de ce monde-là dans sa société. 

don Gabriel. Cela peut arriver avec des femmes com- 
munes, mais Serafina est une dame de bonne maison. 

cornéjo. Étrange conclusion! A Madrid, toutes vivent d'in- 
dustrie et couvrent de fange leur méchanceté. Hantez-les; 
vous ne me croyez pas, et vous les connaîtrez bientôt. 

don Gabriel, C'est ici qu'habite la dame. Mon Dieu! je 
viens de l'apercevoir! 

cornéjo. Mais pourquoi lui tendre cette toile mal tissée? 
L'autre, cela est clair, va venir à sa recherche, et s'il nous 
trouve dans la maison, il détruira notre fortune en décou- 
vrant le troc des valises. 

don Gabriel. N'as-tu pas dit qu'à Madrid tout est jeu d'es- 
crime? Tais-toi donc et suis-moi; les feintes de l'amour ne 
m'effrayent pas. ' 



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LA PAYSANNE DE VALLÊCAS. 227 

cornéjo. Celles de Flandre vous seraient plus faciles à 
parer. J'ai vu' une dame et une mante, un carrosse à la porte, 
et un galant qui l'accompagne. 

don gabriel. Gela commence à se compliquer. Tiens, voici 
ma dame 1 

cornéjo. Elle n'est pas louche t 

SCÈNE II 

-DON GABRIEL, CORNÉJO, DOfiA SERAFINA, m ,a manie, 
DON JUAN, DON GOMEZ, POLONIA. 

don gomez. Don Pedro de Mendoza ne doit pas être arrivé 
sur cette escadre, puisqu'il n'écrit pas et qu'on est si inquiet 
de lui à Séville. 

don juan. Il est possible, s'il a devancé la poste, qu'il se 
présente comme une lettre vivante, voulant mériter vos 
compliments sur sa prompte arrivée en Espagne. 

serafina. Ah! mon frère, comme je les lui adresserais 
avec joie, moi qui désire si impatiemment le voir. 

don gomez. D'abord, pour la déclaration sur les registres 
de la banque relativement à ses papiers et à ses avaries 
avec le payement stipulé, il faut perdre plusieurs joufs, les 
officiers de justice étant fort embarrassés au milieu de tant 
de marchandises., 

don juan. Ces commis marchent avec des pieds de plomb 
et ne songent qu'à tirer des réaux de leurs offices royaux. 

dona serafina. Comment le ciel a-t-il fait jaillir de l'eau 
ce mariage, quand le feu de l'amour était son élément? 

don gomez. Que Dieu l'apporte avec son bien; pourvu 
qu'il arrive, tu n'auras pas à te plaindre de son retard. Où 
vas-tu maintenant? 



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228 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

DOtfA serafina. Je vais an Prado chercher parmi ses 
fleurs mon espérance et pour que ses sources me disent s'il 
a débarqué à San-Lucar. Holà ! faites avancer le carrosse. 

don Gabriel, à part/à coméjo. Je vais lui, parler. 

cornéjo. Partez du pied droit. 

DON GABRIEL. À la grâce de Dieu! (n salué don Gomes et les antres.) 

Mes gentilshommes, dites-moi Je vous prie, où demeure don 
Gomez de Peralta? 

don gomez. Je suis celui que vous cherchez. 

don gabriel. La lettre est à son adresse. Mon cœur, qui 
bondissait de joie, devinait le bonheur qu'il éprouve en vous 
voyant. Madrid me fait déjà oublier Mexico. Embrassez don 
Pedro de Mendoza. 

don gomez. Pardieu 1 quelle heureuse rencontre ! Remisez 
le carrosse. Cher Gis, n'ayant pas de vos nouvelles, nous 
avons été très-inquiets. Serafina, tu n'embrasses pas ton 
mari? 

dona serafina. Soyez mille fois le bienvenu, seigneur; 
nous Vous avons tant de fois désiré l 

don juan. J'ai pris ma part de ces souhaits. Si le nom 
de beau-frère n'est pas indigne de vous, embrassez-moi. 

don gabriel. Vous êtes don Juan? 

don juan. Je suis votre serviteur. 

don gabriel. Lavolage renommée n'a pas menti en louant 
votre bonne grâce, qui fait tourner la tête à toutes nos dames 
mexicaines. 

don juan. En ceci vous n'êtes pas Indien. Le compliment 
que vous m'adressez, don Pedro, n'est pas nécessaire pour 
que je sois tout à votre service. 

don gomez. Vous avez fait bon voyage? 

don gabriel. Un peu contrarié; tantôt du calme, tantôt de 
la brise, | aQ tôt uqe tourmente extraordinaire, 



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LA PAYSANNE DE VALLÈCAS. 229 

don gomez. Pourquoi n'avez- vous pas écrit en arrivant? 

don juan. Celui qui débarque a bien autre chose à faire. 

don oabriel. J'ai promis une neuvaise avec cent messes à 
la Vierge de Régla *, qui, du haut de la Sierra de San-Lucar, 
fut notre providence .et apaisa les mortelles atteintes de la 
mer. Je partis aussitôt du Bétis pour cette ville, et, pour ne 
pas remettre mon plaisir, j'ai voulu être moi-môme la lettre 
et en toucher le port en compliments et en embrassements. 

don gomez. Quand arrivâtes- vous? 

don gabriel. Hier au soir. 

don gomez. Vous venez de Tolède? 

don gabriel. Nous le quittâmes hier à dix heures du 
matin. 

don gomez. On va porter votre bagage chez moi. 

don gabriel. Je n'ai qu'une valise avec mes effets. 

cornéjo. Et de plus des lettres qu'apporte l'estafette. 

don gabriel. Les malles viendront avec le muletier. 

don gomez. Gomment se porte don Diego? 

don gabriel. Quoique la goutte le tourmente un peu, il est 
sain et a bon visage; il a plutôt l'air du mois de mai que du 
mois de janvier. 

don gomez. Serafina, impatiente de vous attendre, allait se 
divertir au Prado; mais rentrons, puisque vous voici. 

don gabriel. Je ne veux pas empêcher votre plaisir; je 
vous accompagnerai. . 

dosa serafina. Lorsque absent je pensais à vous, votre 



i. Le couvent de Notre-Dame de Régla, de Tordre des Augustins, 
est situé sur l'un des promontoires de la côte, entre .la baie de Cadix 
et la barre du Guadalquivir.La statue de la sainte a environ trois pieds 
de haut, et son visage est noir, La tradition veut que cette image ait 
appartenu à saint Paul» 



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230 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

présence pourrait-elle m'être indifférente? Entrez, sei- 
gneur. 

don gabriel. Vous êtes un séraphin en sagesse comme en 
beauté. 

cornéjo, à part. Je marche parmi les enchantements de 
Belionis. 

dona serafina. Holà! quelqu'un pour prendre ma mante 1 

cornéjo. Holà 1 quelqu'un ! 

(Don Gabriel entre dans la maison de don Gomez avec don Gomez 
et Cornéjo.j 

SCÈNE III 

DON JUAN, POLONIA, tervante de don Gomez. 

don juan. Reste ici, Polonia. 

polonia. Puis-je vous servir? 

don juan. J'ai beaucoup de choses à te dire et à te coniier. 

polonia. Ma loyauté, jalouse de vous plaire, attend votre 
confidence. 

don juan. Hier, as-tu remarqué, par hasard, cette boulan- 
gère qui pourvoit notre maison? 

polonia. Et son pain blanc comme du lait, pareil aux 
belles mains qui Font pétri. J'en ai acheté pour l'office; sur 
la table des maîtres, on ne sert ordinairement que du pain 
de froment qui vient du moulin; pourtant, à cause de la 
grâce de celle qui l'apportait, il me parut digne d'une table 
de seigneurs; et enfin il est si bon que le vieux lui-même 
s'en léchait les doigts, et vous, laissant de côté les autres 
mets, vous le savouriez comme si c'eût été du nougat. 

don juan. Tu as été jusqu'à remarquer cela ? 

polonia. Je n'avais rien à remarquer; mais j'ai vu que, 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. 231 

soit appétit, soit propreté, tous n'en laissiez pas un brin 
à Votre place. Si l'avare de l'Écriture avait agi ainsi, jamais 
Lazare n'aurait eu envie de ses restes; vous avez mangé 
toutes les miettes. 

don juan. En même temps qu'elles nourrissaient le corps 
elles allaient jusqu'à l'âme. Mais dis, l'humble bure qui la 
couvre n'est-elle pas plus belle que la soie la plus pré* 
cieuse ? 

polonia. Vous voilà bien! 

don juan. L'aube du matin, quand le soleil fait sourire, 
ses lèvres rosées, ne peut se comparer à ces deux coraux, 
riches écrins qui enserrent des perles orientales ! La fleur 
d'oranger égale-t-elle son parfum? La science du plus ha- 
bile pinceau arriva-t-elle jamais à fondre, ainsi que sur ses 
joues, le carmin et la neige, et à entremêler le jasmin et l'œil- 
let? Quel soleil jette le feu de ses prunelles habillées de vert 
de mer? Ses paupières ne sont-elles pas des balcons, et ses 
longs cils des jalousies qui mettent les cœurs à l'abri de ses 
rayons? Le ciel a doté de tous ces biens la paysanne de Val- 
lécas? 

polonia. Ah! pauvre don Juan! Le soulier vous blesse 
fort, et, pour comble de malheur, on vous a donné dans le 
pain de la mort aux rats *. Ainsi, d'une seule étincelle, l'a- 
mour vous incendie? C'est une brebis qui enfante des guêpes. 
Lui avez- vous parlé? 

don juan. C'est un rocher. 

polonia. Toutes les paysannes sont des chats au grenier, 
et celui-là doit être farouche. 

don juan. Pas trop; car en me quittant avec un sourire 
enchanteur, Polonia, la boulangère me dit, après un délicieux 

l! Zarazas os diô en el pan. 



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232 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

adieu : u Nous nous verrons demain, parce que nous avons 
beaucoup à causer tous les deux. • 

poloina. Elle a dit cela? 

don juan. Puisse l'amour abréger le temps t 

polonia. La ville l'aura humanisée. Eh bien, que vou- 
lez-Vous de moi ? 

don juan. Que lorsqu'elle viendra avec son pain, tu la re- 
tiennes jusqu'à mon arrivée ; elle me fait perdre la tête. 

polonia. Qu'en plein Madrid une jupe de bure triomphe 
d'un pourpoint de soie! 

don juan. Sa bure est un brocard, Polonia 1 Mais n'est-ce 
pas elle que j'aperçois? 

polonia. Don Juan, elle vous tient parole. 

don juan. Mon Dieu! c'est elle! 

SCÈNE IV 
Les Mêmes, DONA VIOLANTE, au debor». 

dona violante. Ho ! descendez pour le pain, s'il vous 
en faut. 

don juan. Laisse-moi seul et ne dis rien là-haut de ceci. 

polonia. Moi? J'ai fait un nœud à ma langue. Mais qui 
vous aurait cru des goûts villageois? 

doSa violante, au dehors. Venez pour le pain de Vallécas. 

don juan. Va-t'en et silence! 

polonia. Adieu! 

dona violante. Ho! ho! 

(Polonia sort.) 



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LA PAYSANNE DE VALLECAS. 233 



SCÈNE V 

DON JUAN, DONA VIOLANTE, en costume de paysanne, portant 
nn pain et on bâton. 

don juan. Vous êtes bienvenue comme la pluie en mai, 
comme le soleil en janvier, comme la lune dans son crois- 
sant qui réjouit le voyageur, lui montre son chemin et lui 
fait éviter les périls. 

dona violante. Votre Grâce était là? Vous vous êtes donc 
levé bien matin? 

don juan. Le corps oui, mais l'âme, depuis hier, est à votre 
recherche. 

dona violante. Vous avez une âme chercheuse ! 

don juan. Et si elle trouve ce que je désire, je me flatte 
qu'elle sera bien récompensée. 

dona violante. Qu'avez-vous perdu? 

don juan. Des choses précieuses : la liberté qui s'en est 
allée de ma maison, et qui, comme un petit enfant, pleure 
sans retrouver son chemin. 

dona violante. Eh bien, placez-lui un écriteausur le dos, 
ou donnez un réal au crieur, il la trouvera, fût-elle mince 
comme une aiguille, et après vous lui mettrez les entraves 
pour qu'elle ne se sauve plus. 

don juan. Je crains qu'une gitana qui vint hier ne me Tait 
dérobée. 

dona violante. Les gitanas sont méchantes. 

don juan. Et si c'était vous? 

DoffA violante. Eh! arri, parlez avec mesure; j'entends 
peu aux lignes et ne suis pas sorcière. 



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334 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

don juan. C'est votre beauté qui Test, et vous êtes la gi- 
tana qui pouvez me dire ma bonne aventure. 

dona violante. Je serais bien sotte de vous la dire; com- 
ment pourrais-je vous prédire du bonheur, moi qui n'en ai 
pas? 

don juan. Vous êtes charmante ! 

dona violante. Va-t-on descendre pour ie pain? 

don juan. Est-il blanc? 

dona violante. Gomme du sucre. 

don juan. Est-il savoureux? 

dona violante. Comme des noix. 

don juan. Frais ? 

dona violante. Il fume encore. 

don juan. Tout ce que vous portez brûle. 

dona violante. Je serais la fièvre. 

don juan. L'avez-vous pétri vous-même ? 

dona violante. Non, c'est le curé. 

don juan. Coupez-le pour voir s'il est blanc. 

dona violante. C'est un caprice. 

don juan. Sans doute. 

DONA VIOLANTE, lai offrant un morceau de pain qu'elle a coupé. Prenez. 

don juan. Vous ne le coupez pas avec les dents? 

dona violante. De ma bourrique? Voulez-vous aussi que 
je vous le mâche? Arri ! vous vous moquez. 

don juan. Du pain mordu par votre jolie bouche est une 
saine nourriture pour l'amour. Vous savez bien que je vous 
adore. 

dona violante. Je sais que vous voulez rire de moi. 
Celui qui a des truites à la ville ne pêche pas des grenouilles 
dans une mare. 

pon juan. Vous vous trompez; les meilleurs mets sont aux 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. 285 

champs : le lapin dans la feuillée, le lièvre dans la plaine, et 
sur le sable fin la perdrix et la colombe. Près des sources 
claires on tend des filets aux oiseaux, et les alguasiis de 
leurs plumes les arrêtent avec des baguettes engluées; de 
sorte qu'il n'y a pas de régal sur la table d'un gourmand 
qui ne soit produit par les cbamps. Vous vivez aux champs; 
je suis chasseur, les oiseaux carnassiers m'importunent et' 
je chasse les perdrix dans les cbamps. 

dona violante. Pardieu ! vous avez bien trouvé; les oi- 
seaux de Madrid sont des perroquets, belles plumes et chair 
dure. Qui ne les voit se pavanant, foulant aux pieds leurs 
taffetas, portant plus de joyaux qu'une relique et plus de 
tentures qu'une églisét A pied, c'est de la neige sous du 
linge, la honte de la peinture; elles marchent dans la boue 
avec des chaussures d'argent. En carrosse, elles ont quatre 
roues et la Fortune sur Tune d'elles, parce qu'elles sont trois 
fois plus inconstantes que la Fortune. Déplumez-les et vous 
verrez comme le curé a peu profité quand il les a salées à 
l'église; pour mieux les conserver. Ceux qui les mangent 
ont coutume de dire que les perdrix et les femmes se ser- 
vent ainsi. 

don juan. A-t-on plus de grâce? Donnez-moi rette main. 

dona violante. Qu'en voulez- vous faire ? 

don juan. La neige de sa blancheur apaisera peut-être le 
feu qui me brûle. 

dona violante. Ma main est-elle une main de Judas avec 
laquelle on éteint les cierges à l'église? 

don juan. Donnez-la-moi; ne soyez pas cruelle. 

dona violante. Ne vous en occupez pas, elle a son maître. 

don juan. Vraiment? 

dona violante. Ne vous ai-je pas dit que quelqu'un a des 
droits sur elle? 



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230 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOI^INA. 

don juan. Des droits t Vous aimez? 

DONA VIOLANTE. Un peu. 

don juan. D'amour? 

dona violante. Une pointe. 

don juan. Êtes- vous mariée? 

dona violante. Je m'y dispose. 

don juan. Vous êtes donc une demoiselle? 

dona violante. En mue. 

don juan. Vous êtes promise? 

dona violante. Je Tétais. 

don juan. Et maintenant? 

dona violante. J'ai des scrupules. 

don juan. Qu'attendez-vous? 

dona violante. Qu'on me les enlève. 

don juan. Qui ? 

dona violante. Un prêtre. 

don juan. Pour vous marier? 

dona violante. Plus tard. 

don juan. Qui vous en empêche? 

dona violante. Ma destinée. 

don juan. Vous êtes jalouse? 

dona .violante. Immensément. 

don juan. Vous avez des motifs? 

doju violante. Trés-justes. 

don juan. Je vous vengerai. 

dona violante. Le pouvez- vous? 

don juan. Pourquoi pas? 

dona violante. Mon amoureux est un homme robuste. 

don juan. C'est un vilain ? 

dona violante. En actions. 

don juan. Il mourra! 

dona violante. Qui le condamne ? 

don juan. L'affront qu'il vous fait. 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. m 

dona violante. Il peut s'amender. 

don juan. Alors c'est moi qu'il offense. 

dona violante. En quoi? 

don juan. En vous aimant. 

dona violante. Plût à Dieu ! 

don jùan. Il est inconstant ? 

dona violante. Comme la lune. 

don juan. Méprisez-le. 

dona violante. Pour qui? 

don juan. Pour moi. 

dona violante. Arri! vous vous moquez. 

don juan. Auteur de mes peines, qui, en me racontant les 
vôtres, découragez mon espoir, si vous vous mariez et me 
laissez là, l'amour célébrera du même coup votre bonheur et 
ma mort. 

dona violante. Il y aura Requiem et Alléluia. Votre Grâce 
croit-elle que les paysannes se contentent d'un amour sans 
honneur? 

don juan. Mon amour est pur. 

dona violante. Oui, si on le lave. Se mariera-t-il avec 
moi comme mon Antoine? 

don juan. Ce sera un grand bonheur que le ciel m'en- 
verra. 

dona violante. Il est bien grand, et mon sort est bien 
petit. 

don juan. L'amour égalise tout. 

dona violante. Je ne saurais pas me planchéier ni m'en- 
fier de quatre lieues d'étoffe comme un berceau d'enfant. Il 
ferait beau voir une tille du peuple, pour avoir voulu faire 
figure, souffrir, devant le monde, les attaques d'une pucel 
L'amour demande l'égalité de condition. Il n'y a pas de la- 
boureur qui attelle au joug, s'il veut labourer également, 



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238 THEATRE DE TlRSO DE MOLINA. 

une mule et un chameau. Gela dit, ou prenez mon pain ou 
adieu! 

don juan. Écoute, fille simple et sage. Si des paroles sont 
une assurance, si des serments obligent, si des gages donnés 
peuvent enlever le doute, par la lumière de ces deux soleils 
qui éclairent mes ténèbres, par le printemps de ce visage 
que l'hiver n'atteigne jamais, si ta renommée répond à ta 
beauté, sans regarder à ta condition (l'amour n'y prend 
jamais garde), je partagerai avec toi, en devenant ton époux, 
mes biens, qui donnent deux mille ducats de rente. 

dona violante. Je ne sais quel diable me remue dans le 
cœur depuis que je vous ai vu; j'y sens plus de mille ai- 
guilles. Enfin vous vous marieriez avec moi? 

don juan. San9 aucun doute. 

dona violante. Ne vous ennuiriez-vous pas bien vite? 

Dorç juan. L'amour vrai dure toujours. 

dona violante. On se lasse vite des mets sucrés, et 
comme l'amour est un fruit, on le mange volontiers dans sa 
primeur, et quand il est mûr il dégoûte. 

don juan. Ne craignez pas cela. 

dona violante. Vraiment? 

don juan. Par votre vie ! 

dona violante. Et par la vôtre? 

don juan. C'est tout un. 

dona violante. Enfin, je vous plais? 

don juan. Infiniment. 

dona violante. Je puis être tranquille? 

don juan. Je suis gentilhomme. 

dona violante. Vous m'aimerez bien ? 

don juan. Je vous adorerai. 

dona violante. Pour rire? 

don juan. Véritablement. 

dona violante. J'aurai des cadeaux? 



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LA PAYSANNE DE VALLECAS. 339 

don juan. Dignes d'une reine. 

dona violante. Vous ferez des folies? 

don juan. En vous aimant. 

dona violante. Êtes-vous passionné? 

don juan. Plus qu'un Portugais. 

DONA VIOLANTE. VOUS TOUCOUleZ? 

don juan. Comme une colombe. 
dona violante. Éles-vous querelleur? 
don juan. En aucune façon. 
dona violante. Grondeur? 
don juan. Rarement. 
dona violante. Êtes-vous joueur? 
don juan. Je vous aime. 
dona violante. Vous levez-vous matin? 
don juan. Non. 

dona violante. Rentrez- vous tard? 
don juan. Gomme le soleil. 

dona violante. Quelle sagesse! Comment m'appellerez - 
vous? 
don juan. Mon ciel ! 

DONA VIOLANTE. Quoi de plus? 

don juan. Mon soleil. 

dona violante. Avec des griffes. 

don juArç. Ma reine. 

dona violante. Vous me vêtirez bien? 

don juan. Comme un printemps. 

dona violante. Vous ne me querellerez pas ? 

don juan. De ma vie. 

dona violante. Irai-je en coche? 

don juan. Et en carrosse. 

dona violante. Aurai-je des dentelles? 

don juan. De Flandre. 

dona violante. Et des pierres bleues ? 



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440 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

DON JUAN. AuSSi. * 

dona violante. Je sortirai quelquefois? 

don juan. Souvent. 

dona violante. Pour faire des visites? 

DON JUAN. Oui. 

dona violante. J'irai aux courses de taureaux? 

don juan. Sur un balcon. 

dona violante. Je mangerai des confitures? 

don juan. Tant que vous voudrez. 

dona violante. S'il y a comédie?... 

don juan. Vous n'en perdrez rien. 

dona violante. Je les verrai toutes? 

don juan. Toutes. 

dona violante. Irai-je au Prado? 

don juan. Les jours de soleil. 

dona violante. Et le soir, à la lune? 

don juan. Au printemps. 

dona violante. Que me donnerez-vous ? 

don juan. Mon âme. 

dona violante. Arril vous vous moquez! 

DON JUAN, appelant. Polonia-I 



SCÈNE VI 
Les Mêmes, POLONIA. 

POLONIA, entrant. Que VOUleZ-VOUS? 

don juan. Dis qu'on prenne tout le pain, et fais mettre 
l'âne à l'écurie. 
dona violante. Il y en a une demi-fanègue ! . 

1. La fanègue est une mesure contenant douze célémines, ou 55 
litres 50. 



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LA PAYSANNE DE VALLÈCAS. Î41 

don juan. Il y en aura une entière. 
polonia. Voilà du pain pour quinze jours. 

(Elle sort.) 

SCÈNE VII 

DONA VIOLANTE, DON JUAN. 

dona violante. Amenez-moi tout de suite ma bourrique; 
la nuit vient, et si je rentre tard, je crains que mon vieux 
ne gronde. Payez-moi. 

don juan, lui donnant sa bague. Avec ce diamant. 

DONA VIOLANTE, regardant le diamant. Voyez COmme il TelCÛt. 

don juan. Comme vos yeux. 

DONA VIOLANTE. Est-il faUX? 

don juan. Il n'y a rien de faux en moi. 
dona violante. Que me donnez-vous encore? 

DON JUAN, lui donnant sa chaîne d'or. Cette Chaîne. 

dona violante. De cuivre? 

don juan. De vingt-quatre carats, comme votre beauté. 
dona violante. Comme il vend bien ses aiguilles. 
don juan, lui donnant sa boum*. Et eâcore cette bourse. 
dona violante. C'est de la menue monnaie ? 
don juan. Elle est menue comparée à vos mérites, qui va- 
lent toutes les richesses de San-Lucar. 
dona violante. Vous êtes généreux. 
don juan. Soyez aussi généreuse. 
dona violante. Comment? 
don juan. En me donnant une main. 
dona violante. Une seule? 
don juan. Cela suffit. 

dona violante. Regardez-les toutes les deux. 
don juan. Donnez-les-moi. 
dona violante. Arri ! vous vous moquez. 

14 



itized^yVjC 



242 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

SCÈNE VIII 
Les Mêmes, DON GOMEZ, DON A SERAFINA, 

UN VALET, sortant de la maison de doa Gomez. 

don gomez. Laissons-le se reposer un instant. Que t'en 
semble? 

dona serafina. Qu'il mérite d'être bien accueilli. 

don gomez. Gela importe beauconp. 

dona serafina. Je lui pardonne son retard, quoiqu'il m'ait 
contrariée. (Apercevant dona violante.) Quelle belle fille t 

don gomez. Don Juan, quelle est celte paysanne? 

don juan. Elle fournit votre table du meilleur pain que 
Vallécas envoie à Madrid. 

don gomez. C'est vous qui nous avez hier apporté le pain? 

dona violante. Et aujourd'hui je reviens vous en vendre. 

don gomez. Venez chaque jour; s'il vaut celui d'hier, vous 
au?ez en moi une pratique, (a don Juan.) Pourquoi as-tu laissé 
là l'Indien et es-tu resté ici? 

don juan. Je vais faire préparer sa chambre et son souper. 

don gomez. Envoie quelqu'un au marché. 

don juan. Je n'y trouverais rien, car il est déjà tard. 

don gomez. L'office du marquis ou celui de quelque Génois 
régalera mon hôte, qui restera chez moi comme un fils. 

dona serafina. Notre recommandé est très-aimable. 

don gomez. Tu le loues déjà? 

dona serafina. Et je le choisis pour mari. 



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LA PAYSANNE DE VALLECAS. 24S 



SCÈNE IX 
Les Mêmes, DON PEDRO, AGUDO. 

DON PEDRO, parlant à part, à Agudo. Il est introuvable. 

agudo. Que le diable soit de l'homme! Madrid est une 
mer; ne vous étonnez pas de n'y pas trouver tout de suite 
un thon parmi cette multitude. 

don pedro. Je ne me suis pas fait grâce d'une hôtellerie. 

agudo. Les hôtelleries sont les châteaux de ces enchante- 
ments. 

don pedro. J'ai su que don Gomez habite ici. 

agudo. Vous avez été imprudent en négligeant de vous 
faire connaître plus tôt. Parlez-lui; avec son aide, Usera 
plus facile de mettre la main sur ce démon. 

don pedro. Il va ne pas me croire. 

agudo. Pendant qu'il doutera et que vous donnerez vos 
preuves, l'autre paraîtra. 

don pedro. Voici don Gomez. 

agudo. Plus vous attendez, plus vous mettez en péril votre 
affaire. Mais le connaissez -vous ? 

don pedro. Oui, je l'ai vu hier. 

agudo. Eh bien, parlez-lui. 

pedro, aidant don Gomei. Si un homme qui pour vous a passé 
les vastes mers, sépulcres du soleil, mérite vos embrasse- 
ments, faites-lui oublier les fatigues d'un si long voyage. En 
devenant votre fils, il change en parenté l'amitié que vous 
eûtes pour son père : je suis don Pedro de Mendoza. 

don gomez. Qu'est-ce que cela? 

don pedro. Vous avez écrit à don Diego pour que je vinsse 



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3,4 THÉATKE DE TIRSO DE MOLINA. 

du Mexique, afin de réunir en une seule nos deux familles; 
je viens- pour remplir vos intentions, quoique j'aie plutôt des 
sujets de peine que de joie. 

don gomez. Seigneur cavalier, je ne vous comprends pas; 
vous dites que vous êtes don Pedro de Mendoza et que vous 
venez de Mexico? 

DOffA violante, à part. Que vois-je? N'est-ce pas ce gentil- 
homme dont on a changé la valise et qui a dénoncé la four- 
berie de mon don Gabriel? 

don pedro. J'ai pensé que vous seriez très-inquiet de mon 
arrivée ; mais puisque vous me répondez aussi sèchement, 
vous ne devez pas attendre un gendre des Indes, ou bien vous 
avez reçu la nouvelle qu'il a naufragé. Je supposais qu'à 
peine mon nom prononcé, vous vous seriez jeté à mon cou, 
et que si votre langue troublée ne pouvait me souhaiter la 
bienvenue, vos yeux au moins auraient interprété avec des 
larmes l'amitié que vous avez feint d'avoir pour moi. 

don gomez. Aht don Juan! n'entends-tu pas cela? Sera- 
fina, ne vois-tù pas? 

don pedro. Voilà le séraphin qui m'a jeté dans de si grands 
hasards t (a don jun.) Vous êtes don Juan de Peralta? Dans 
mes bras tous les deux t 

dora serafina. Contenez- vous, seigneur! Ah! quel homme 
mal élevé! 

don pedro. Gela me manquait après ce que j'ai perdu. Dés- 
abuse-les, Agudo. 

agudo. Je suis muet de stupéfaction! 

don pedro. Madrid! Crète enchantée ! Voilà le profit que 
tu me vaux! 

don JuAtf. Que vous vous nommiez ou non don Pedro de 
Mendoza, vous saurez que le véritable don Pedro est depuis 
une heure dans notre maison, où nous l'avons reçu comme 



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LA PAYSANNE DE VALLÈCAS. 245 

un fils, après avoir reconnu son identité par des lettres et 
par les renseignements qu'il a fournis. Si la fourberie en 
usage dans cette ville vous engage à vous servir de pareils 
moyens pour tromper, votre figure ne faisait pas prévoir une 
si vile action! 



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246 THÉÂTRE DE T1RS0 DE MOLINA. 

lettres ne sont-elles pas des témoins fidèles qu'il tient du 
vice-roi; celles de son père, que vous avez lues; ses billets 
de change et papiers, de plus de trente mille piastres, n'at- 
testent-ils pas qu'il dit la vérité? Enfin je l'aime, et cela 
suffit. 

don pedro. Quelle confusion ! 

agudo. A présent, c'est moi qui vais parler. Je parie mon 
propre argent que c'est ce nuageux cavalier qui nous a enlevé 
notre valise à Arganda, par ma faute, et que de sa vie il n'a 
vu le Mexique; et,si vous le permettez, qu'il paraisse, et vous 
reconnaîtrez la tromperie. Ou bien, ce sera instructif, qu'il 
réponde à mes arguments. Les îles du Vent, combien sont- 
elles? où est Gampêche? comment se recueille le cacao? 
qu'est-ce que le guarapo l parmi les esclaves? quel fruit donne 
le goyavier? qu'est-ce que la cassave 2 et le jaojao? 

dora serafina. Ne voyez-vous pas qu'ils ont perdu l'es- 
prit? Mettez fin à leurs extravagances 1 

don gomez. Madrid est une maison de fous ! 

don pedro. Qu'est-ce cela, vive Dieu! Vous me contrai- 
gnez à crier dans la rue et à chasser cet infâme à coups de 
pied quand vous cherchez à le cacher. 

don gomez. Voyez si sa frénésie ne croît pas? Il n'y a pas 
à leur parler; ce sont des fous : chasse-les d'ici, don Juan. 

don pedro. Avant que vous me fassiez cette injure, l'épée 
que je porte au côté vous aura dit qui je suis. 

don juan. Pauvre jeune homme! 

don gomez. Le joli don Pedro ! 

agudo. Je me vois déjà enfermé dans la maison du nonce; 
ils vont nous emmener à Tolède 3 . Allons-nous-en; ces 
hommes me font peur. Je renonce à la qualité d'Indien. 

1. Guarapo, boisson faite avec la canne à sucre. 

2. Farine et pain de racine de manioc. 

3. On appelle l'hôpital des fous de Tolède la maison du nbnce (la 



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LA PAYSANNE DE VALLECAS. 247 

don pedro. Et le ciel permettrait qu'on me fit cm tel 
affront 1 

do&a serafina. La rage lai reprend. 

don pedro. Vive Dieu! je veux le chasser d'ici à coups 
d'épée ; voyons s'il osera soutenir son invention dans la rue; 
je suis sérieusement irrité et je perds patience! 

dora serafina. Mon père, redoutez, si vous êtes pru- 
dent, une épée dans la main d'un fou. Laissez-les là. 

don gomez. Fermez vile cette porte. 

don juan. Entrez ici, ma Thérèse. 

dora violante. Je sais, seigneur don Juan, calmer les 
fous. 

(Don Gomez rentre chez loi avec ses enfants et le Talet.) ' 



SCÈNE X 

DONA VIOLANTE, DON PEDRO, AGUDO. 

dora violante. Quelle mauvaise plaisanterie, don Pedro, 
on vous a faite! Mais ni les raisonnements ni l'épée n'ont 
rien à faire ici. Me connaissez- vous? 

don pedro. N'êtes- vous pas la paysanne de Vallécas? 

dora violante. Oui, entre le pétrin et la quenouille; on 
m'a donné deux besognes, filer et venir vendre le pain à Ma* 
drid. Je pourrais bien attester ce que je sais relativement à 
vous et ce que j'ai vu par mes yeux; mais si vous voulez 
m'en croire, laissez passer cette furie, et pendant ce temps 



casa del nuncio). Cet établissement fut fondé en 1480 par un saint 
homme, alors nonce du pape. Le bâtiment fut reconstruit en 1790 
par le cardinal Lorenzana; mais la tradition lui a gardé le même 
nom. 



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«48 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

trouvez quelqu'un qui vous connaisse à Madrid et qui vous 
délivre d'une telle persécution; car il est impossible qu'il 
n'y ait pas dans la ville quelques personnes qui vous aient 
connu, soit au Mexique, soit à Séville quand vous y avez 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. 249 

SCÈNE XI 

DONA VIOLANTE, «eu*. 

Il me suffit de savoir que mon ingrat est ici et qu'il passe 
son temps à tromper des jeunes filles. Depuis hier j'ai connu 
ce qu'est cette Serafina qui fait extravaguer l'Indien et que 
mon amant courtise. J'ai tourné la tête à don Juan et je vais 
l'enlacer, car il importe à mes desseins d'entretenir son es- 
poir. Amour, au milieu de toutes ces intrigues, donne-moi 
cette audace prudente qui rendra célèbre à Madrid la 
paysanne de Vallécas! 

(Elle sort.) 

SCÈNE XII 

Uue rue où l'on voit une hôtellerie voisine de la maison 
de don Gomez. 

DON VICENTE, AGUADO. 

don vicente. Toi à Madrid, traître ! Qu'est devenue ma 
sœur? Elle a fui avec toi sans pudeur; tu sais son aventure 
et le nom de celui qui m'a offensé. Dis-le-moi, ou, vive Dieu! 
je commence par toi ma vengeance. 

aguado.' Retenez, seigneur, votre colère et votre épée. Il 
est vrai que je partis avec la senora pendant cette même 
nuit où vous ne la trouvâtes plus au logis, parce que, trom- 
pée par les promesses d'un soldat de Flandre, elle lui avait 
abandonné en échange de ses paroles et de ses lettres sa ré- 
putation et son honneur; séduite par ses boutons d'or et par 
les plumes légères qui s'envolèrent avec lui, elle dut ap- 



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250 THEATRE DE T1RSO DE MOLINA. 

prendre de moi, quoique trop tard, son châtiment, et que 
celle qui se fie sur des plumes ne recueille que du vent. Nous 
sortîmes de Valence; mais n'allez pas croire que son malheur 
lui ait à ce point fait perdre l'esprit qu'elle ait livré son nom 
à la médisance en suivant cet amant jusqu'ici. Ne voulant- 
pas vivre déshonorée sous vos yeux à Valence (un cœur 
noble pense toujours que chacun devine son secret), et 
s'abandonnant à ma prudence, elle m'accompagna jusqu'à 
Monviédro, où, dans lé cloître royal de Santa-Matrona, elle 
conta son aventure à l'abbesse, qui est sa tante. Enfermée 
là, elle passe chaque jour à pleurer, maudissant la femme 
qui croit à la loyauté des hommes. Je lui promis de me rendre 
sans retard à Madrid pour chercher don Pedro de Mendoza ou 
plutôt don Gabriel de Herrera, qui cache, sous ce premier 
nom son nom véritable pour mieux tromper. Dieu voulut 
que dans la même hôtellerie où je suis descendu à Madrid, 
l'auteur de votre offense se trouvât logé. Croyant entrer 
dans ma chambre, j'entrai dans la sienne et je vis sur une 
table des lettres de votre sœur qu'elle lui écrifit de 
Valence. Par quelques papiers môles avec ces lettres, et 
que je lus par curiosité, je sus qu'il se .nommait don Gabriel 
de Herrera, qu'il était capitaine en Flandre, qu'il avait tué 
un Allemand de qualité et que, fuyant le châtiment et poussé 
par la crainte, il s'était réfugié à Madrid avec des lettres de re- 
commandation. C'est la vérité pure; et afin que vous sachiez 
si je dis vrai ou si je mens, attendez-moi un peu, je vous ap- 
porterai ces papiers, qui lèveront tous les doutes. 

(Il entre dans l'hôtellerie.) 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. 251 



SCÈNE XIII 

DON VICENTE, seul. 

Honneur, si telle çst la vérité, donnez-moi pour récompense 
le repos que j'ai perdu 1 Si ce capitaine est digne de moi et 
qu'il rende à ma sœur l'honneur qu'il lui a ravi, il sera mon 
beau-frère au lieu d'être mon ennemi. 



SCÈNE XIV 

DON VICENTE, AGUADO, sortant de l'hôtellerie arec de» papier*. 

aguado. On avait laissé la chambre ouverte en tournant la 
clef sans que le pêne fût entré dans la gâche. Cette lettre 
n'est-elle pas de dona Violante? Et ces vers, ne lui sont-ils 
pas adressés? Voyez aussi cette autre lettre, elle vous appren- 
- dra le nom de ce faux don Pedro, la mort du Tudesque, l'ar- 
rivée de don Gabriel à Madrid, et prenez meilleure opinion 

de ma loyauté. (Don Vicente lit les papiers qu'Aguado lui a remis. — A part.) 

j'ai bien fait de me loger dans la môme hôtellerie que don Pe- 
dro. Quoique je sache bien que le pauvre Indien est inno- 
cent, en attendant que l'autre se montre, j'apaiserai la fureur 
valencienne de mon maître, que ce soit ou non au détriment 
de don Pedro de Mendoza. Et puisque j'ai inventé que la de- 
moiselle est à Monviédro, c'est une affaire entre eux. 

don vicente. Mon voyage n'aura pas été sans fruit. A Ma- 
drid, n'est pas prudent qui vide par les armes une affaire 
d'honneur; les voisins interviennent, et parleurs cris ils font 
perdre de vue la vérité. Il vaut mieux avoir recours à la jus- 
tice, et en le faisant arrêter sans risques, se moquer de ce 



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252 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

qu'en dira le monde. Va me chercher tout de suite un 
alguasil. 

aguado. Je reviens à l'instant avec lai. (a part.) Que le Mexi- 
cain me pardonne ! cette ruse me sauve la vie, et sauve l'hon- 
neur à ma maîtresse! 

(Ils sortent.) 

\ 

SCÈNE XV 
DON PEDRO, AGUDO. 

don pedro. Agudo, est-ce bien là l'Espagne ? Est-ce bien 
la Castille et sa capitale tant vantée aux Indes pour sa bonne 
foi ? Ceux qui venaient d'Espagne chez nous nous disaient 
que la fourberie et le mensonge étaient les fruits de notre 
pays. J'en fais moi-même l'expérience, puisqu'à peine arrivé 
à Madrid, mon bonheur se perd dans les labyrinthes de 
Crète; je n'y trouve ni la simple honnêteté ni l'amitié du- 
rable. Tous les habitants de cette ville sont autant de che- 
vaux de Troie. Qu'ai-je à faire, méprisé, sans crédit et sans 
bien, passant pour un fou dans la maison de don Gomez ? 

agudo. Agir au lieu de gémir, seigneur. C'est jour de 
courrier; écrivez à Sévi Ile à quelqu'un qui vienne témoi- 
gner qui vous êtes, afin que vous puissiez détruire les in- 
ventions de votre ennemi. Le capitaine du navire qui vous 
a amené est un autre vous-même; il fut l'ami de votre père; 
vous avez mangé à sa table pendant la traversée. Lui et 
ceux qui vous connaissent dévoileront cette (rame formée 
de tant de mensonges. Allez trouver les marchands de cette 
ville à qui sont adressées les lettres que vous avez appor- 
tées des Indes, afin que celui qui vous prend votre maîtresse 
ne puisse vous prendre votre argent. C'est ainsi que vous 
sortirez de peine. 



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la paysanne de vallecas. asà 



SCÈNE XVI 

DON PEDRO, AGUDO, DON VICENTE, P uu DON GOMEZ, 
DON GABRIEL, DON JUAN, DOSA SERAFINA , DOSA 
VIOLANTE et CORNÉJO. 

don vicbnte, i part. Que le ciel me protège ! si c'est là 
l'infâme auteur de mon affront, vengeance, retenez mon 
épée ! La prudence à plus à faire ici que le courage. 

don Gabriel. Vit-on jamais une pareille insolence? Lais- 
sez-moi, seigneur don Gomez. 

don juan. Calmez-vous î 

don gabriel. Que je me calme ! C'est vous qui me le con- 
seillez, don Juan? Vive Dieu!... 

cornéjo, ha» à son matire. Quel est votre dessein? Pourquoi 
cherchez- vous don Pedro ? 

don gabriel. Qu'il y ait à Madrid un homme capable d'une 
telle friponnerie! quïl ose affirmer que je ne suis pas don 
Pedro ! 

cornéjo, à part, à «on maître. Ne faites pas une telle poussière, 
elle va nous entrer dans les yeux. 

donâ. serafina. Que mes larmes désarment votre colère, 
don Pedro ! 

don gomez. Toi aussi, Seralina, tu es venue? 

dona serafina. L'amour brave tous les dangers. Je crains 
quelque malheur pour mon époux, qui court après ces fous 
et qui emporte mon âme avec lui. 

dona violante, à part. ciel î dans quel labyrinthe s'est 
égaré mon amour ! Où veut en venir mon ingrat amant, qui 
enchaîne les mensonges comme auïant d'anneaux pour ?a 

15 



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254 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

perte et pour la mienne? Je suis ses pas comme une ombre, 
parce que sa présence est l'aimant qui attire les fers de mon 
amour. Que le bonheur vienne un jour les dorer! 

don juan. Charmante villageoise, que faites- vous ici? 

doSa violante. Je meurs, seigneur don Juan, de me trou- 
ver au milieu de ces disputes et de ces querelles. Pardieu ! 
nous allons voir comment tout cela finira. 

don juan. Vous avez en tout du discernement. 

dona violante. C'est ainsi dans notre village, (a pan.) Ciel I 
mon frère est ici ; s'il m'aperçoit, ma mort est certaine. O 
ma robe de burel O mes habits de paysanne, je vous donne 
ma vie à garder! 

don Gabriel, à don Pedro. Est-ce vous qui, au détriment de 
ma réputation et de ma noblesse, prétendez usurper mon 
nom et mes qualités? Est-ce vous qui prétendez arriver 
de la Nouvelle-Espagne, et qui osez avancer que je vous ai 
dérobé votre fiancée, votre nom et votre bien; vous qui 
vous appropriez le blason de Mendoza que j'héritai de mes 
pères, et qui affirmez que je suis don Gabriel de Herrera, que 
je me suis enfui de la Flandre, que j'ai déshonoré une 
femme noble à Valence et autres fourberies de ce genre? 

don pedro. A une pareille audace, peur ne pas dire à une 
pareille impudence, l'épée répondrait mieux que la langue. 
Non-seulement j'affirme cela, mais j'ajoute que vous n'êtes 
pas même don Gabriel, quoi qu'en disent vos papiers peut- 
être falsifiés. Gomment un homme si vil pourrait-il être issu 
d'un sang noble quand il se pare du nom d'àutrui? Voler 
dans une hôtellerie^des qualités que vous donnez pour vôtres, 
comme vous l'avez fait avec moi, ce ne sera pas, sans doute, 
chose nouvelle pour vous. Mais à quoi servent des raisons 
à celui qui n'en tient pas compte? Que mon épée vienne en 
aide à mon droit I 

(Il lire «on épée.) 



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LA PAYSANNE DE VALLECAS. dsft 

don gabaiel. Vit-on pareille extravagance! Cet homme 
est positivement fou; mais une correction lo guérira. Éloi- 
gnez-vous, ma Serafina; laissez -nous, don Juan. 

don juan. Cette offense ne peut vous atteindre. C'est une 
plaisanterie et un passe-temps. 

don gobiez. Je suis sûr de vous, Serafina est satisfaite, 
l'imposture est connue. Qu'y a-t- il donc qui puisse exciter 
votre colère? 

/• 

SCÈNE XVII 
Les Mêmes, un Ai.guasil, AGUADO. 

• 

aguado, à don vi«nte. L'alguasil que vous avez demandé. 

l'alguasil. Je suis informé du cas. Qui faut-il arrêter? 

don vicente. Ce trouble- fête de l'Espagne. Je ne trouve 
pas de nom qui lui convienne mieux. 

l'alguasil. Hidalgo, rendez vos armes. 

don pedro. Moi? • 

l'alguazil. A qui croyez- vous que je parle? Suivez- 
moi en prison. 

agudo, i part. Y a-t-il ici quelque église ? 

l'alguasil. Holà*! Retenez ce laquais. 

cornéjo. Au nom du roi! 

agudo, à cornéjo. Tiens, c'est toi? * 

cornéjo. Moi-môme. 

agudo. Veux-tu me changer avec un autre comme pour les 
valises? 

don pedro. Quelles sont ces nouvelles' persécutions, 
cruelle Espagne? Quel crime ai-je commis? S'agit-il d'une 
rixe, d'une mort ou d'une dette ? 



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256 THÉÂTRE DE TlRSO DE MOLINA. 

l'alguasil. De tout cela à la fois* 

don pedro. Que dites- vous? 

l'alguasil. La dette est envers une jeune fille, la mort 
est celle d'un capitaine, et la rixe, la voici. Les papiers que 
vous portez vous condamnent. 

Aon vicentb. Je suis la partie et le tout; si je vous tenais 
à Valence Je punirais d'une autre façon votre insulte 6t mon 
affront. 

don gabriel. De quoi s'agit-il, seigneur cavalier? 

don vicente. De choses qu'on ne croirait pas et qui pour- 
tant existent. D'après ce que je viens d'entendre, cet homme 
est don Gabriel de Herrera, l'usurpateur du nom de Men- 
doza, qui a jeté le mépris sur ma sœur et que nous cher- 
chons tous deux. 

don pedro. En quoi vous ai -je offensé? Il y a trois se- 
• maines à peine que je débarquai à San Lucar (plût à Dieu 
que ses sables m'eussent englouti !); comment en si peu de 
temps ai-je pu vous faire une offense? Celui dont vous avez 
à vous plaindre est ce traître qui veut m'enlever ma femme 
après m'avoir enlevé mon nom et mon bien. 

dosa serafina. L'invention n'est pas mauvaise. 

don pedro. Agudo, comment ne dis-tu pas tout ce que 
tu sais? 

agudo. Quand cela sera nécessaire, je parlerai; car lutter 
contre tant de langues, c'est lutter contre le vent. 

don pedro. Vous, belle boulangère, ne savez- vous rien? 

doSïa violante. Moi ! que voulez- vous que je sache ? Je ne 
vous ai vu de ma vie. 

don pedro. Quelle confusion t (a A g o*do.) Vous, hidalgo, 
n'étiez-vous pas présent dans ce village, où vous avez connu 
le troc de nos valises? 

aguado. Dans un village, moi, avec vous? Je ne m'étonne 
plus si l'on vous prend pour un fou! Moi, avec vous? 



ized-byVjC 



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258 THEATRE DE TIRSO DE MOI. INA. 

don juan, à dona violante. Comment, vous partez, Thérèse ? 

dona violante. Ne vous parait-il pas qu'il est l'heure ? 

don juan. Quelle que soit l'heure, il ne fait pas nuit là où 
vous êtes. 

dona violante. Voulez-vous dire que je suis un soleil ou 
une lanterne? 

DON GABRIEL, à part, à Cornéjo. Tout Va bien. 

cornéjo. Dépêchez vos amours, car j'ai mille tremblements 
dans le cœur. 

(Don Gomcz sort avec dofia Serafina, don Gabriel et Cornéjo.) 

SCENE XIX 
DONA VIOLANTE, DON JUAN. 

don juan. Voulez- vous que je vous accompagne? 

dona violante. Pourquoi ? mon village est proche;. la 
bourrique vient comme un plomb, mais elle retourne comme 
une plume. Votre Grâce peut se promener sous les balcons, 
il n'en manque pas "ici. 

don juan. Je me promènerai dans votre souvenir; rien à 
Madrid peut-il vous être comparé? 

dona violante. Vraiment l 

don juan. Vous me quittez ? 

dona violante. Vous restez? 

don juan. Dans l'ombre. 

dona violante. Que Dieu vous éclaire. 

don juan. Que m'ordonnez-vous? 

dona violante. De souper et de dormir. v 

don juan. Je ne le pourrai pas. 

dona violante. A cause de quoi? 



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LA PAYSANNE DE VALLÈCAS. 239 

lon juan A cause de vous. 

dona violante. Suis-je donc la diète? 

don juàn. De mes désirs. 

dona violante. Sont-ils nombreux ? 

don juan. Quand je vous regarde. 

dona violante. Et en mon absence ? 

don juan. Ce sont mille tourments. 

dona violante. Qui les cause? 

don juan. La paysanne de Vallécas. 



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TROISIÈME JOURNÉE 



SCÈNE PREMIÈRE 

Une salle dans une hôtellerie de Madrid. 

DOSA VIOLANTE, en costume de dame, DON LUIS, AGUADO. 

dona violante. Comptant sur la courtoisie d'un gentil- 
homme et remettant mon sort entre Vos mains, je vous ai 
prié, seigneur, de m'accorder la faveur de votre visite. J'ai 
appris que vous étiez le cousin de don Gabriel de Herrera, 
et j'espère recouvrer l'honneur qu'il m'a ravi. 

don luis. Quand cette démarche n'aurait pour moi d'au- 
tre intérêt que celui de vous voir, madame, et quand je ne 
devrais vous rendre que plus tard les services que vous me 
demandez, je m'estimerais heureux et digne d'envie si je 
puis vous être utile. Quelle plus belle récompense y a-t-il 
que de servir une personne aussi belle? Je suL< en effet le 
cousin de don Gabriel; je sais qu'il est à Madrid et qu'il a 
donné parole à une certaine dona Violante qu'il a quittée, 
rompant sans délicatesse ses relations avec elle; je sais que 
le frère de la dame, venu tout exprès pour le punir, l'a fait 
emprisonner, et que soit par amour, soit faute de jugement, 
il tâche de persuader à une certaine dona Serafina, jeune 
fille belle, riche et noble dont il sollicite la main, qu'il est 



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la paysanne de vallécau. *ot 

don Pedro de Mendoza, et qu'il vient d'Amérique. Simulant 
un échange de valises, source de toute cette confusion, il 
trompe tout le monde. Son frère aîné est mort à Grenade, il 
y a un mois, et comme on le croit en Flandre, on lui a 
adressé, pour l'avertir, deux plis relativement au majorât 
de trois mille ducats et plus dont il hérite; une autre lettre 
l'attend à la maison. J'ai appris en même temps que la jus- 
tice avait mis la main sur lui; mais comme je ne l'ai jamais 
vu et que je professe le métier des armes depuis mon 
enfance, jusqu'à ce que je sache lequel des deux est mon cou- 
sin, je ne me suis pas fait connaître de lui et ne lui ai point 
parlé. Je partage pourtant l'opinion commune, qui suppose 
que don Gabriel est celui qui est en prison, et don Pedro de 
Mendoza celui qui est en possession du nom et des biens. 

dona violante. Il n'en faut pas douter. 

don luis. Puisque vous le dites, mon doute serait peu 
courtois. Mais que don Gabriel dédaigne votre amour, vive 
Dieu ) pour cela seul je suis prêt à le méconnaître t car ce 
serait une faute de le bien traiter, puisqu'il nous a offensés 
tous les deux en vous offensant. Quand votre gracieuse pré- 
sence ne l'obligerait pas, comme gentilhomme, à un juste re- 
tour, votre voyage de Valence à sa recherche aurait dû être 
un motif suffisant pour qu'il payât libéralement, capital et in- 
térêts, ce qu'il doit à votre honneur déloyalement compro- 
mis. Je me charge de vous venger, quand même le cruel 
voudrait payer de son sang impur l'affront qu'il vous a fait 
publiquement. Je le contraindrai à remplir sa promesse; ce 
serait une double honte de la rompre comme gentilhomme , 
et de ne pas l'accomplir comme soldat. 

dona violante. Vous avez prévenu mes plaintes, et puis- 
que vous me comprenez si bien, je peux retrouver par vous 
ce que j'ai perdu. En vous, seigneur don Luis, je place toute 
mon espérance. 

15. 



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iiift THEATRE DE TIUSO DE MOLINA. 

don luis. Si vous agréez mon offre, ou vous serez vengée, 
ou vous retrouverez l'honneur. Je cours à la prison voir 
votre ingrat débiteur, et s'il sait reconnaître les preuves de 
votre amour, il sera facile de détruire cette intrigue et de le 
délivrer, car j'ai des amis à Madrid qui peuvent lui venir en 
aide. 

dona violante. Je vous donne avis que mon frère est à 
Madrid, qu'il y est venu pour le chercher, et qu'il importe 
que ma présence ici ne lui soit point révélée. 

don luis. Ne craignez rien, belle Violante; puisque j'ai vu 
la beauté qu'il ose dédaigner, ou je ne serai plus son parent, 
ou il vous épousera. 

dona violante. Merci de la faveur que vous m'accordez; 
tout finira bien puisque vous êtes mon appui. J'assiste ce 
matin au mariage d'une belle paysanne à Vallécas... 

dqn luis. Elle ne brille pas auprès de vous, madame, et 
elle a été bien imprudente de vous y inviter. 
• dona violante. Don Luis, cette paysanne peut soutenir 
la comparaison avec les dames de Madrid. Elle m'a donné 
l'hospitalité chez elle (parce que, ainsi cachée, je pouvais 
apprendre ce qui se passait et connaître la belle Gircé qui 
enchante don Gabriel), et je veux payer de cette façon le ser- 
vice que je lui dois. 

don luis. Il faut que je tente un expédient. Si j'amenais 
don Gabriel à Vallécas, et que je l'obligeasse à vous offrir 
sa main, ne serait-ce pas bien joué ? 

dona violante. Le témoin du mariage alors deviendrait la 
mariée. 

don luis. Laissez-moi faire. Si je puis obtenir qu'on le 
laisse libre sous caution, toute cette intrigue sera déjouée 
et j'aurai calmé les craintes de votre amour. Mais je doU 
retourner là-bas pour le délivrer. 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. 463 

dona violante. Ce que vous tentez sera difficile. 

don luis. Mes amis montreront leur crédit. Quand ils sau- 
ront que le prisonnier est mon cousin, ils m'accorderont la 
faveur de lui fournir une bonne caution. Demain retrouvons- 
nous tous deux ici, j'y reviendrai pour vous. 

dona violante. Ne lui dites rien 

don luis. Cela va de soi. Adieu. 

DONA VIOLANTE. Adieu. 

iDod Luis sort/i 

SCÈNE II 
DONA VIOLANTE, AGUADO. 

aguado. A quel propos toute cette complication V 

dona violante. Quand tu auras vu le résultat,, tu diras 
que la femme est tout invention. 

aguado. Si c'est don Pedro qui est prisonnier, pourquoi, le 
faire délivrer pour don Gabriel? 

dona violante. Je t'avoue que j'ai pitié de lui et que j'ai 
peur qu'il ne perde l'esprit. Et puis sa mise en liberté ne 
peut me nuire, car une fois dehors, il prouvera son iden- 
tité et créera de nouveaux embarras, ce qu'il ne pourrait 
faire s'il restait en prison. 

aguado. Mais pourquoi l'avez- vous accusé auprès de don 
Luis? Pourquoi avez-vous dit qu'il vous avait signé une 
promesse de mariage, et que vous étiez venu ici pour lui? 
Pourquoi avez-vous accepté qu'il l'amenât à Vallécas pour 
vous épouser? 

dona violante. Je n'ai pas trouvé de meilleur moyen pour 
exciter don Luis et pour hâter la délivrance de don Pedro. 

aguado. Et là-.bas, que ferons-nous d'eux? 

■ 



2G4 THEATRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

dona violante. Laisse-moi agir. 

aguàdo. Une femme est un démon. Vous m'avez ordonné 
de louer ce logis fastueux. . . 

dona violante. Dans l'occasion, ce qu'on paye cher est à 
bon marché. 

aguàdo Vous quittez pour un jour vos habits de paysanne, 
et pour ce seul moment vous dépouillez une boutique et vous 
occupez trois tailleurs. Je ne puis vous comprendre. 

dona violante. De curieux tu deviens sot. Tant que j'au- 
rai des bijoux à vendre, ne t'inquiète pas de mes dépenses 
et ne prétends jamais en savoir plus que je n'en dis. Fais- 
moi venir don Juan. 

aguàdo. Vous voulez lui jouer un autre tour ? 

dona violante. Un bon. Je l'ai avisé qu'une dame mexi- 
caine l'attendait ici. 

aguàdo. Et il viendra? 

dona violante. Oui. 

aguàdo. Il était à sa porte, et ses yeux vous cherchaient 
. partout; il ne passait pas une paysanne qu'il ne crût aper- 
cevoir sa belle boulangère. 

dona violante. Il jeûnera aujourd'hui s'il attend le pain 
que Thérèse lui pétrira. 

aguàdo. Mais ne vous reconnaîtra-t-il pas, vous ayant vue 
tant de fois? 

dona violante. La toilette noble que je porte ne me 
donne-i-elle pas un tout autre air? Une femme, en chan- 
geant de robe, change de visage. 

aguàdo. Les femmes opèrent de rares prodiges, puisque 
de quatre petits pains de couleur elles savent tirer vingt 
visages. Mais voici déjà don Juan. Quelle nouvelle trame 
av<?z-vous donc préparée? 

dona violanee, Elle est ingéniense. Entre là. 



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266 . THEATRE DE TJRSO DE MOL1NA. 

de mon appartement qu'en carrosse ou en chaise, avec les 
rideaux baissés? 

don juan. Il y a des beautés qui se ressemblent, et l'amour, 
qui a la vue courte, est exposé à commettre des erreurs. J'ai 
pu me tromper. Dites-moi doue en quoi je puis vous être 
utile. 

dona violante. Je voudrais vous voir détrompé. 

don juan. Je le suis. 

dona violante. Vous ne l'êtes pas de ce dont je veux vous 
aviser, et cela est plus important, don Juan, que vous ne 
pensez. J'y suis intéressée, et je dois vous confesser que 
votre honneur est engagé dans. l'affaire à votre insu. Vous 
avez pour hôte un certain don Pedro de Mendoza qui se ma- 
rie, dit-on, avec un beau séraphin dont les grâces l'ont en- 
flammé. 

don juan. Ma sœur est belle et riche, quoique devant vous 
tout éloge soit vain. Ils doivent être unis quand on aura 
éclairci certain doute qui a fait obstacle jusqu'ici; mais tout 
s'arrangera bientôt. 

dona violante. Et quel profit vous en reviendra-t-il si le 
prétendu dont vous êtes si satisfait est déjà marié aux 
Indes ? 

don juan. Don Pedro marié? 

dona violante. Sans doute, ou tout au moins fiancé; je ne 
viens en Espagne que parce que j'ai de lui une promesse de 
mariage. Je lui ai donné des gages de mon amour; en for- 
tune comme en qualité je le vaux, si je ne lé surpasse pas, 
et ma résolution est telle que j'ai osé le suivre jusqu'ici. 
Jugez vous-même s'il est mon égal. Je me nomme dona Inès 
de Fuen-Major, et mon aveugle amour a plus de blason que 
de bonheur; je descends des conquérants du Mexique, qui 
m'ont légué leurs biens ot leur valeur. Le traître don Pedro, 



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LA PAYSANNB'DB VALLÉCAS. 2U7 

après m'avoir vainement courtisée pendant un an et après 
avoir éprouvé mes refus, publia partout qu'il m'avait désho- 
norée; des gouttes d'eau qui tombent sans cesse sur un ro- 
cher finissent par le briser, fût-il de diamant. A peine eut-il 
savouré cette satisfaction de son amour, qu'il partit; un in- 
grat débiteur paye tard et oublie tôt. Son père avait concerté 
par lettres, à ce qu'il paraît, avec le vôtre, d'établir cet 
homme volage qui mérite le mépris de tous; ignorant mon 
malheur, il le fit embarquer pour l'Espagne, laissant mon 
honneur suspendu parmi les flots de la mer, qu'il croyait 
devoir être leur tombeau. Je connus sa perfidie et je m'em- 
barquai en secret pour le suiyre. J'arrivai dans cette ville, 
et au milieu de cette Babel confuse je m'informai de vous; 
je sais aujourd'hui que vous prêtez les mains à ce mariage 
et que vous allez donner à mon séducteur l'occasion de 
tromper aussi dona Serafina, car à peine Faura-t-il épousée 
qu'il fuira de Madrid, et il épousera autant de femmes qu'il 
visitera de provinces. Si vous ne me croyez pas, ce portrait, 
tout muet qu'il est, me servira de témoin; quoique ce soit le 
portrait de mon ennemi, il n'est pas aussi discourtois ni aussi 
ingrat que lui, puisque pour me consoler il m'a accompagné 
jusqu'ici; cet autre portrait pourra me donner crédit auprès 
de vous : c'est le mien que l'inconstant m'a renvoyé. Vous 
pouvez juger maintenant l'injure sur laquelle je fonde mes , 
prétentions, à moins que celui qui vient de l'autre monde ne 
soit en droit de prendre une nouvelle femme dans celui-ci. 

don jûan. Je voudrais tenir en face votre offenseur, par 
Dieu ! et je le punirais, autant pour ce qui vous regarde que 
pour ce qui me touche. Puisque vous ressemblez à celle que 
j'aime, votre vengeance est la mienne. Vous verrez aujour- 
d'hui, madame, son inconstance châtiée, ainsi que le peu de 
respect qu'ila montré pour notre famille. 

poNA violante. Calmez-vous et soyez prudent, le remède 



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368 THEATRE DE T.1RS0 DE MOLINA. 

que j'ai choisi est plus sage et plus secret. A quoi sert-il que 
vous lui donniez la mort si vous ne me rendez pas l'hon- 
neur, et si, par vous, je perds mon époux? Puisque je res- 
semble tant à la dame que vous dites, si elle est la cause de la 
faveur que vous m'accordez, et que j'accepte par courtoisie, 
dissimulez vos doutes et ne fui laissez pas voir que vous 
connaissez sa conduite; vous sortirez bientôt de peine par 
mes soins, et moi je sortirai de souci; je ne vous dis pas 
comment, jusqu'à l'exécution de mon projet. 

don juan. J'admire votre assurance. 

dona violante. Il s'agit de ma réputation, de voir punir 
mon injure et finir mes pleurs. 

don juan. Je me contiendrai pour vous. 

dona violante. Que tout reste, entre nous; cette maison 
est la vôtre. 

don juan. Je suis votre esclave. Adieu. 

(Il sort.) 

SCÈNE IV 

DOSA VIOLANTE, AGUADO, rentn.il. 

aguado. Tout s'embrouille à merveille. Que manque-t-il 
maintenant? Avez-vous encore en réserve quelque men- 
songe? 

dona violante. Il faut que je redevienne paysanne. 

aguado. Votre esprit est un dédale; tantôt boulangère, 
tantôt une feinte Indienne, tantôt la véritable Violante. Où 
diable allez-vous chercher tant d'inventions et de fourbe- 
ries? 

dona violante. Tout cela importe à mon repos. ' 

aguado. Quelle planète fantasque règne donc cette année? 



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170 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

don gabribl. Toute cette maison me regarde comme son 
maître, Cornéjo. Don Gomez, en attendant l'argent que je lui 
ai annoncé... 

cornéjo. De l'argent?... Donnez-lui de l'étain. 

don gabriel. Il me prie libéralement d'user à ma fantaisie 
de tout ce qu'il possède, et i! ne veut pas que, perdant le prix 
de la façon, je vende ces bijoux au poids. J'ai écrit à don An- 
tonio comment je suis arrivé dans cette ville; depuis trois 
ans je n'ai pas touché ma pension; il m'enverra donc à bref 
délai des fonds qui maintiendront sur pied l'édifice que j'ai 
élevé, en attendant qu'il s'écroule. 

cornéjo. Cela sera ainsi s'il paye mieux que par le passé. 

don gabriel. Mon frère a toujours fait honneur à mes af- 
faires; ce n'est pas un prodigue comme les autres; il dépense 
peu et reçoit beaucoup, il s'est enrichi de cette façon parce 
qu'il est rangé depuis son enfance. H m'aime bien et il n'a 
pas d'autre frère ni d'autre héritier que moi. En attendant 
qu'il m'envoie des fonds, il faut punir le vieux et mettre fin 
à cette chimère. 

cornéjo. En lui donnant plus d'explications vous tombe* 
berez par terre avec toute la machine. 

don gabriel. La troisième publication des bans a lieu de- 
main, et je crois que c'est le soir que l'on nous marie. 

cornéjo. Cet incident est inévitable. Si don Pedro produit 
les témoins qu'il attend de Se ville, s'il prouve son identité 
par leur moyen, nous quitterons la ville, pour nous débar- 
rasser d'eux sans tambour ni trompette, et plaise à Dieu que 
nous ne nous cassions pas le nez ! 

don gabriel. Nous serons mariés quand ils arriveront. 11 
faut, pour le moment, trouver quelqu'un qui feigne d'arri- 
ver de Grenade. 

cornéjo. Y a-t-il un nouveau piège tendu? 



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27* THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

don Gabriel. Don Juan, pourquoi marchez- vous tout pen- 
sif? 

don juan. Je ne sais pourquoi je suis triste. 

don GABRIEL. Vous rêvez à une femme? 

don juan. Je ne m'abandonne pas à ces chimères; passer 
son temps à cela, c'est le perdre. Les affaires sont plus sé- 
rieuses. 

don gabriël. Mon esprit est pourtant tout rempli de ma 
Serafina, et différer ce mariage c'est avancer ma mort. 

don juan. Puisque vos bans sont publiés et que vous vous 
mariez demain, que craignez- vous? 

don gabriel. Ma mauvaise destinée, qui est grosse d'in- 
somnies et qui peut me perdre à chaque instant. 

don juan, à par». Le malfaiteur doute toujours; tout est re- 
mords dans le crime. 

don gabriel. Je vais voir ma Serafina. 

SCÈNE VII 
DON JUAN, seul. 

Folle imagination ! est-il possible que vous vous trom- 
piez et que ce qu'ont vu les yeux, la bouche, le nie?... Mon 
cœur, c'est à vous de chasser le fantôme; vous avez toujours 
été vrai, dites-moi si l'Indienne dona Inès est ma belle por- 
teuse de pain. Mon intelligence niera cette impossibilité, 
mais mon affection répondra que ma pensée est juste. Quoi- 
que ce rêve n'ait pas de fondement, le trouble que j'éprou- 
vai en la voyant me dit que l'âme ne s'émeut pas sans un 
motif réel. La ressemblance aurait-elle produit en moi ce 
miracle en reflétantmon espérancedans ses yeux? C'est possi- 
ble ; mais comment en si peu de temps un tel changement? 



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374 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

# 
don juan. Querellée ? 

dona violante. Et si le père et le fils ne m'ont pas battue, 
c'a été de la chance. 

don juan. Je les tuerai. 

dona violante. Le docteur les tuera, lui qui fait vivre le 
curé. 

don juan. Quel fut le motif de la querelle? 

dona violante. Son obstination. Mais je n'ose rien vous 
dire, cela vous causerait de la peine, par ma foi ! 

don juan. Comment ? 

dona violante. Si vous m'aimez bien, cela vous chagrinera 
d'apprendre qu'ils veulent me marier. 

don juan. Vous marier! Quand et avec qui ? 

dona violante. Qoand? Demain de bonne heure, le curé 
l'a dit. Avee.qui? avec Antoine, le fils démon vieux maître, 
Blas Serrano. Comment? en joignant nos mains pendant que 
nous dirons oui. Mais que sert de joindre nos mains si on ne 
joint pas nos cœurs? Où? chez l'écrivain qui fait pour nous 
les écritures. Par qui ? par la main du curé, en présence du 
sacristain. 

don juan. Et vous, qu'avez- vous répondu? 

dona violante. Que depuis le jour où je vis les vilaines 
grimaces que faisait, en accouchant, la femme de Garrido, 
j'avais décidé de ne pas me marier. 

don juan. Enfin..., 

dona violante. Enfin, Antoine a pleuré, la marchande a 
eu du chagrin, la femme du .barbier m'a suppliée... je me 
suis attendrie, et quand il m'a offert une belle robe cramoisie, 
j'ai dit oui entre les dents. 

don juan. Vous l'avez dit? 

d na violante. En baissant les venx. 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS «75- 

don jiuN. Alors, que me reste-t-il à faire ? 

dona violante. Sa Grâce veut se moquer. Pourrait-elle 
donc se marier avec moi ? 

don juan. Pourquoi non ? 

dona violante. Votre parole que vous vous marieriez? 

don juàn. Hélas! ne vous Tai-je pas juré? 

dona violante. C'est vrai, je ne m'en souvenais.pas. Mais 
la journée n'est pas encore passée. 

don juan. Que la duplicité habite aussi sous la bure! 

dona violante. Ne pleurez pas, vous verrez... 

don juan. Qu'ai-je à voir ? 

dona violante. Allez là-baset donnezdelafiancpesix réaux 
de; plus; peut-être l'aurez- vous; c'est ainsi que tous les ans 
s'afferme le cabaret avec la boutique. Ne vous faites pas de cha- 
grins, offrez; faites-en réfff eu ve. Faut-il parler sérieusement? 

don juan. Jusqu'ici vous avez donc plaisanté ? 

dona violante. Quant à l'offre du mari, c'est vrai, et 
quant à avoir dit oui, quoique ce soit par force, c'est vrai 
aussi. 

don juan. Que reste-t-il alors ? 

dona violante. Que j'aime bien Votre Grâce et que s'il en 
est ainsi, on peufremédicr à tout. 

don juan. Mettez à l'épreuve ma bonne volonté. 

dona violante. S'il est vrai que vous m'aimez, vous pou- 
vez le montrer demain. Vous direz que vous êtes l'un de 
mes témoins... On les attend à Vallécas, et amenez des amis 
prêts à tout; je crois qu'ils ne seront pas inutiles. Quand 
nous arriverons ensemble avec le curé, et que le licencié, 
comme c'est l'usage, nous demandera : « Voulez- vous An* 
toine pour époux, vous, Thérèse de Barroso? » Je lui répon- 
drai : « De bien bon cœur je prendrai don Juan pour mari. » 



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a?6 ■ ÏHÉATRE Î>E ÎIRSO Dfe MÔLÎNA. 

Et si vous répondez : c Moi je vous prends pour femme, » 
nous serons aussi bien mariés qu'Adam et Eve. S'ils veulent 
nous chercher noise, ce sera le moment de jouer des mains; 
mais si les autres ont peur comme des vilains et s'ils s'en- 
fuient, nous vivrons tranquillement, vous heureux et moi 
contente. Et si cela ne vous convient pas, prenez que j'ai 
parlé par la bouche d'une oie. . 

don juan. Paysanne de mon cœur, quoique vous nous jet- 
tiez dans des aventures impossibles, je dirais même terribles 
pour qui n'aimerait pas, la colère de mon père, l'opinion de 
me$ parents, le peu que je sais de votre position et de votre 
vie antérieure, et mille autres empêchements, votre empres- 
sement et ma volonté m'obligent à passer par-dessus tout. 
J'accepte votre moyen et je ne recule pas devant la difficulté. 
J'irai demain à Vallécas; préparez tout pour le mariage. 

dona violante. Pardieu I vous êtes un homme de bien. 

don juan. Voici ma sœur qui sort. Allez avec Dieu! 

dona violante. C'est mon amie; elle me prêtera ses paru- 
res pour que tout le village soit ébouriffé. 

don juan. Eh bien, je vous laisse avec elle; je vais préve* 
nir les amis qui doivent m'accompagner. Que l'amour as- 
sure notre succès! 

(Don Juan sort; dona Violante se retire et s'arrête %u fond dn théâtre.) 

SCÈNE IX 

DONA VIOLANTE, a« fond, DONA SERAF1NA, 
DON GABRIEL. 

dona sEftAFiNA. Croyez-moi, don Pedro, si pour vous les 
heures de retard sont des années, depuis l'instant où je vous 
ai vu, chaque jour que je passe loin de vous m'a paru un 
siècle. 



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la Paysanne de vallécas. ttf 

DONA VIOLANTE, criant et comme si elle entrait. VeUt-011 des balai S 

dans la maison ? 

(Pendant tonte la scène, doffa Violante a la figure à demi cachée 
par sa mante.) 

dona serafina. Des balais ? 

dona violante. D'Arabie. 

dona serafina. Eh! Thérèse, quel est ce changement de 
métier? 

dona violante. Madame, une paysanne fait tous les mé- 
tiers, et avec ça elle ne gagne pas son pain. Tantôt je vends 
du froment, tantôt des balais, et je vendrais même des chagrins 
si quelqu'un en voulait acheter. 

don Gabriel. Vous, des chagrins ? 

dona violante. Par boisseaux. 

don gabriel. Qui vous les donne? 

dona violante. Est-ce que je sais, moi? Les méchants qui 
rôdent la nuit et trompent à tort et à travers ceux qui se 
sont liés à eux. S'il n'y avait pas tant de soties il n'y aurait 
pas tant de fourbes. 

don gabriel. Je ne vous comprends pas. 

dona violante. Ça ne m'étonne point, (criant.) Qui veut des 
balais ? 

don gabriel. Celle qui les vend donne envie de les ache- 
ter. 

dona violante. Ceux qui veulent les acheter me donnent 
quelquefois l'envie de m'en aller. 

don gabriel. Sommes-nous donc si mal ensemble? 

dona violante. Les hommes ne sont pas de bons ba- 
layeurs. 

do&a serafina. Et surtout les gentilshommes amoureux. 

dona violante. Je le dis aussi, quoique pourtant vous 

16 



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278 TI1ÈATRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

m'ayez l'air, quand il vous prend fantaisie de balayer, d'être 
capable du premier coup de balai de jeter les gens dans un 
coin et de vous emparer de leur volonté. 

dora serafina. Pointez cette ligne à la marge, don Pedro. 

don Gabriel. Me connaissez-vous ? 

dona violante. Vous êtes jeune et vous péchez tous par 
là. 

don gabriel. Vous rougissez; écartez un peu la mante qui 
vous cache; je verrai si votre bouche ressemble à ce que 
j'entrevois. 

dona violante. Si ma bouche dit des vérités, elle vous 
déplaira; la plus grande vérité est celle qui choque le plus. 

don gabriel. Ne craignez rien. 

(Il s'approche pour écarter la mante.) 

D(5ja violante. Arri donc! restez tranquille, ou je vous 
balayerai le visage! 

don gabriel. Vous balayez les visages? 

dora violante. Vous le verrez si vous recommencez. 

dona serafina. La vilaine est sauvage. 

dona violante. Il y a de par le monde un vilain qui m'a 
plantée là, mais je me vengerai demain. 

don gabriel. Vous êtes jalouse de quelque laboureur ? je 
.vous ai coupé la parole. 

dona violante. Mais la terre qu'il cultive donnera à un 
autre ses fruits et ses fleurs. 

dona serafina. Comment cela ? 

dona violante. C'est une énigme que moi seule je com- 
prends. Voulez-vous ou non des balais? 

don gabriel, à dona seraûna. Cette paysanne est enjouée. 
Perdons un peu de temps à l'écouter. 

dona violante. Vous en serez bientôt las; un bohémien 
change souvent d'habits. 



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380 THÉÂTRE DE TIUSO DE MOLINA. 

SCÈNE X 
DOSA violante, doSa serafina. 

dona violante. Puisque nous voilà seules, j'ai un secret 
à vous dire. Vous pensez peut-être que j'arrive seulement 
avec Tidée de vendre et de faire de l'argent; eh bien, si vous 
le pensez, vous vous trompez. Je vous aime beaucoup et je 
viens pour vous découvrir un piège. Comme je vais vendant 
ma marchandise et que j'entre où je veux, j'entends parfois 
des choses utiles. J'ai appris que celui qui doit vous épouser 
a amené une femme avec lui, ou des Indes ou de l'Irlande, 
avec laquelle il vit mal , et aujourd'hui, pour que cette 
femme ne trouble pas la fête de ses noces, il l'a cachée à 
Vallécas en lui disant que la justice a été avertie de son 
intrigue; et elle, en attendant que ce nuage ait passé, elle se 
prête à cette feinte. J'ai entendu cela du vestibule hier en 
allant vendre du pain, pendant que cet homme' était chez 
elle. Voyez quel mari vous allez prendre. 

dona serafina. Il a ramené une femme des Indes ? 

dona violante. Et ce n'est pas une ignorante. 

dona serafina. Où demeure cette femme ? 

dona violante. Elle habitait tout près de Lavapiès; mais 
si elle change aujourd'hui de logis, où la trouverez-vous ? 

dona serafina. Je la ferai arrêter et je romprai mon ma- 
riage avec un homme qui me trompe. 

dona violante. La dame indienne est un véritable ange. 
Vous avez donc cru qu'elle parlait mariage avec ce beau 
seigneur? Quand j'entrai chez elle avec mes balais, elle se 
moquait de lui; quoique paysanne, je me connais à tout. 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. 281 

dona serafina. Enfin il amène avec lui une femme mé- 
prisable? 

dona violante. Ecoutez : je me maFie demain, avec votre 
permission; que Votre Grâce aille là-bas et elle la verra à 
Vallécas. 

dona serafina. Vous vous mariez ? 

dona violante. Avec Antoine. Et le seigneur don Juan, 
votre frère, veut bien être mon témoin; si vous venez tous 
les deux, je vous montrerai la jeune fille. 

dona serafina. Vous avez une bonne idée; j'irai à votre 
village pour y rencontrer don Pedro de Mendoza. 

dona violante. Vous serez donc aussi mon témoin? 

DONA SERAFINA. Soit. 

dona violante. Que le ciel vous bénisse l Un témoin 
jaloux, il n'y a pas à dire, ce sera divin. 

dona serafina. La jalousie rend -elle jolie? 

dona violante. Quand il y a conflit, la présence fait le 
reste; vous serez jolie si vous êtes jalouse. Vous ayante 
mon côté, je n'y gagnerai pas, mais l'honneur et le profit ne 
tiennent pas dans le même sac. Je profite et vous me faites . 
honneur; vous avez l'avantage en tout. Adieu. 

dona serafina. Vous partez? 

dona violante. Je retourne à mon village. 

(Elle sort.) 

dona serafina. traître don Pedro t II a raison celui qui 
dit que tout ce qui vient des Indes est bon, excepté les 
hommes. 

(Elle sort.) 



16. 



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882 THEATRE DE TiRSO DE MOLINA. 

SUÈNE XI 

L'ue pri.-'ou. 
DON PEDRO, AGUDO. 

don pedro. Personne ne veut nous croire. 

agudo. Patience ! Il ne peut tarder à arriver de Séville 
quelqu'un qui débrouille cet éeheveau et qui nous fasse re- 
connaître. 

don pedro. C'est ce que m'écrivait hier le capitaine Juan 
d'Oviedo, qui nous amena sur son navire; mais j'ai peur 
qu'en attendant la fin de cet enchantement et de cette capti- 
vité, ce fourbe ne se marie. Le danger lui fera hâter la noce. 

agudo. Votre Serafina verra un joli coup de théâtre quand 
on lui apprendra cette invention. 

SCÈNE XII 
DON PEDRO, AGUDO, VALDIV1ESO. 

valdivieso. Est-ce vous qui êtes don Gabriel de Herrera 
et qui avez été soldat en Flandre? 

don pedro, bas * Agudo. Autre tentation. Que répondrai-je? 

agudo, à part, à soo maître. Dites que oui; sans cela j'ai peur 
qu'on ne nous conduise à la maison du Nonce *. 

don pedro. A vos ordres, seigneur. 

valdivieso. Je suis heureux de vous connaître. Don An- 

1. Nom de l'hôpital des fous à Tolède. 



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LA PAYSANNE DK VaLLKCAS. i83 

tonio, votre frère, est charmé de votre retour de Flandre et 
il vous envoie cette lettre en réponse à la vôtre. 

don pedro. Il montre sa grande amitié pour moi. Gom- 
ment va-l-il ? 

valdivieso. Il est toujours malade; mais il pense à vous, 
puisque je vous apporte de sa part quatre mille écus. 

agudo, k pan. Dieu jette un regard de pitié sur nous. 

don pkdro. Combien dites-vous? 

valdivieso. Quatre mille. J'ai su qu'on vous avait empri- 
sonné par suite d'une aventure étrange que me conta un 
alguasil, et quoique je ne sois arrivé qu'hier de Grenade, je 
viens vous voir aujourd'hui. 

DON PEDRO, Usant la lettre que lui a remise Valdivieso. Combienje VOUS 

suis redevable! Cet argent vient à propos; sans lui je ne 
serais jamais sorti d'ici. J'ai lu ce qu'on m'écrit; la lettre dit 
seulement que, toute affaire cessante, je dois partir pour 
l'aller voir et que le porteur de son billet me remettra deux 
millo doublons. 

valdivieso. Venez, seigneur, les compter; je les ai ici 
avec moi. 

don pedro. L'alcade de la prison, qui est mon ami. pourra 
lue les garder. 

AGUDO, bas i son maître. Et moi, SUÎS-je ComéjÔ? 

DON PEDRO, de même, à Agudo. Que VeUX-tUl puisqu'ils m'OIlt 

fait don Gabriel. (Haut.) Qu'attends-tu? Accompagne ce ca- 
valier.* 

agudo, bai à don Pedro. Vous recouvrez une partie de votre 
argent. 

don pedro. J'aurai le reste. 

agudo. doublons de mon âme! Venez, hidalgo. 

valdivieso. Dorénavant je ne vous quitterai plus. 

(fl sort avec Valdivieso.) 



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28'» THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 



SCÈNE XIII 

DON PEDRO, *eui. 

Que ferai-je? Tous me croient don Gabriel. Sans doute 
ma fortune change depuis que j'ai changé de nom. C'est jus- 
tement la somme que j'avais en or et en perles; puisque je 
les convertis en doublons, le mensonge deviendra une 
vérité ; je recouvrerai les lettres de change lorsque viendra 
à Madrid quelqu'un qui se portera caution pour moi. 



SCENE XIV 

DON PEDRO, DON LUIS. 

don luis. Seigneur cavalier, ôtes-vous don Gabriel de 
Herrera ? 

don PEDRO, à part. Est-il une plus jolie chose dans le monde? 
Je répondrai oui, car il m'apporte peut-être encore de Far-, 
gent; s'il me rapporte mes lettres de change, je prendrai le 
nom qu'il voudra. 

don luis. Vous ne daignez pas me répondre? 

don pedro. Je suis heureux de vous voir, mais je balance 
entre un oui et un non. 

don luis. Pour moi, laissez là le non; c'est le oui qui est 
la vérité. Je suis don Luis, votre cousin; embrassez-moi. 

don pedro. Qui êtes-vous ? 

don luis. Don Luis de Herrera qui, désireux de vous voir, 
de vous servir et de vous connaître, malgré l'intrigue dans 



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LA PAYSANNE DE VALLECAS. 285 

laquelle vous a jeté votre passion, vient vous rendre la 
liberté. 

don pedro. Pardonnez à mon ignorance. Foi de soldat, je 
ne savais pas que j'eusse à Madrid un cousin. 

don luis. Enfin puis-je vous appeler don Gabriel? 

don pedro. Je suis confus. L'amour fait faire bien des 
folies. Que ne peut une femme? Si elle change un homme, 
elle peut bien changer un nom ! 

don luis. Vous savez bien vous retourner. Si vous aviez 
été aussi constant qu'amoureux, vous n'auriez pas provoqué 
les plaintes de la belle dona Violante, qui, courant les che- 
mins sur les pas de son séducteur, est venue jusqu'ici. 
'don pedro. Comment? 

don luis. Par elle j'ai connu vos malheurs. Permettez-moi 
de les appeler ainsi par amitié pour vous. Est* il possible 
qu'un gentilhomme ait eu assez peu d'estime de soi-même 
pour méconnaître sa parole et son devoir et pour oublier ce 
qu'il vaut? 

don pedro. Se peut-il, don Luis, qu'elle soit ici ? 

don luis.. La preuve, c'est qu'à sa prière je viens vous 
délivrer. Elle m'a conté vos torts... 

don pedro. Elle sait donc que je suis prisonnier? 

don luis. Devait-elle l'ignorer ? 
* don pedro. Elle affirme que je suis don Gabriel ? 

don luis. Vous me la donnez bonne ! Si c'est vous, que 
doit-elle faire? 

don pedro. A-t-elle vu mon compétiteur? 

don luis. Je l'ignore, pardieu ! 

don pedro, à part. Chose étrange t Elle est dans Terreur 
comme les autres. Mais que je sorte d'ici, et quand elle 
m'aura vu, cet embrouillement finira pour mon honneur 
comme pour le sien. 



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2S0 THÊATUE DE TiKSO'DE MOLINA. 

don luis. Comment vous êtes-vous séparés? 

don pedro. Que voulez- vous! Je ne sais ce que je don- 
nerais pour qu'elle n'eût rien appris de mes infortunes. 

don luis. Ça été un stimulant pour son amour. Elle vous 
pardonnera tout, cousin, si vous cessez de l'outrager. Elle 
est témoin à Vallécas d'une belle paysanne qui se marie. 

don pedro. Violante? 

don luis. Oui. 

don pedro. Quand? 

don luis. Aujourd'hui. Elle veut que vous soyez là pour 
devenir votre femme; je lui ai donné parole pour vous; 
vous allez m'accompagner, puisque vous êtes libre. 

don pedro. Allons! c'est Dieu qui l'ordonne. Je confessé 
que par vous j'ai recouvré l'esprit. Je ne pense plus à la 
belle Serafina, et pour ne pas la revoir, je compte partir 
sur-le-champ pour Grenade. 

don luis. Je vous ai gardé la meilleure bouchée pour le 
dessert. Cousin, je vous présenterai un compliment de con- 
doléance accompagné d'une nouvelle qui ne vous fâchera pas; 
il s'agit d'un deuil couvert d'or. Que Dieu soit clément pour 
don Antonio et qu'il vous donne une longue vie ! 

don pedro. Comment? 

don luis. Votre frère est mort. 

don pedro. ciel ! 

don luis. Vous héritez de trois mille ducats de rente. 

don pedro. La douleur est plus forte que la nouvelle que 
vous me donnez. 

don luis. Maintenant , laissons cela. Votre chagrin est 
aigre-doux. Allons parler à l'alcade, dont vous êtes le prison- 
nier, afin qu'il vous délivre incontinent. Dona Violante est 
inquiète de son amant; en vous voyant elle se calmera. 



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LA PAYSANNE DE VALLKCAS. £87 

don pedro. Allons, (a part.) Que je sorte d'ici, le nuage se 
dissipera. (Haut.) Ah ! mon pauvre frère ! En vous perdant 
j'ai toiU p<r<lu ! 

(TU sortent.) 

SCÈNE. XV 

Une salle dans la maison de Blas Serrano, à Valh'cas. 
AGUADO, BLAS. 

aguado. Puisque Thérèse est déterminée a cela, et qu'en 
me rendant ma parole elle donne le repos à nos vieux pa- 
rents d'Ocana, qui voulaient la tuer pour ne pas voir mêler 
leur sang à un sang roturier, je consens à ce qu'elle épouse 
Antoine qui l'aime et qu'elle aime, tous les deux étant d'é- 
gale condition. Je lui compterai une dot de quatre cents 
ducats; je finirai les tourments de ma famille et Antoine 
sera au comble de ses vœux. 

blas. Pardieu! seigneur don Alexis, quoique je n'aie ja- 
mais grapillé dans les vignes vendangées, je suis si ennuyé 
de cette folie de mon fils , que pour ne pas le voir mourir 
quelque jour de mort subite (c'est bien le moins du train 
dont il y va), je me résigne à le laisser faire; puisqu'il aime 
le melon qu'il n'a pas visité, les habits de rencontre, les sou- 
liers qu'un autre a portés , qu'il s'accommode avec elle, et 
grand bien lui fasse; que saint Pierre la bénisse, je la bé- 
nirai par-dessus le marché 1 



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288 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

SCÈNE XVI 

Les Mêmes, DONA VIOLANTE, en munu. 

dona violante. Eh bien, que manque- t-il à la noce? 

blas. Peu de chose ou rien, Thérèse. 

AGfADO. Vous êtes maintenant la fille de Blas Serrano, si 
jusqu'à présent vous avez été sa servante. 

dona violante. N'allez pas croire , mon beau-père , que 
que je sois née sur la paille. J'ai de nobles témoins pour 
la cérémoni?. 

blas. Qui sont-ils donc? 

dona violante. Des gens de la cour. L'un sera pour le 
moins don Juan de Peralta, chez qui je porte le pain, et 
l'autre sa sœur. Je parie qu'ils vont arriver. 

blas. Je vais alors faire mettre à Antoine ses beaux ha- 
bits et lui adresser mes compliments. 

dona violante. Père, qu'il se fasse beau comme à Pâques. 
Prévenez le curé et le sacristain , les alcades, et enfin tout 
le village. Mais la maison est bien petite. 

blas. Doit-il donc y avoir bal ? 

dona violante. Pourquoi pas? Pero Alonso, celui de Ba- 
rajas, nous jouera du tambourin; Gil Carrasco des sonajas ! 
et Mari Crespa du tambour de basque. 

blas. Y aura-t-il aussi une collation? 

dona violante. Apportez des nougats, des pois chiches 
grillés, des poires, du vin, des noix et des châtaignes. 

aguado. Je payerai tout. 

i. Sonojas, instrument de percussion qui ressemble au tambour de 
basqu*, mais qui est >ans peau, 



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la Paysanne de vallêcas. 269 

blas. J'y vais, (a part.) Quelle fête! le diable soit de la fille! 
Mais des femmes, rien ne m'étonne! Pour se marier chaque 
semaine elles donneraient un doigt par noce, jusqu'à ce 
qu'elles restent manchottes. . 

(Il sort.) 

SCÈNE XVII 

DOSA violante, aguado. 

dona violante. Que dis-tû de cela, Aguado? 

aguado. Que vous êtes Pedro de Urde Malas ! . 

dona violante. Dis plutôt, Thérèse, de Urde Buenas. Je 
les tiens tous dans mes filets. 

aguado. Votre frère va venir; don Luis lui a promis, pour 
qu'il consentir à la délivrance des prisonniers, que cçlui-ci 
retournerait à Valence avec lui pour épouser sa sœur. Votre 
frère a parlé à don Pedro, et lui qui est à moitié fou de se 
voir jeté au milieu de cette série d'événements , a concédé 
tout c^ qu'on a voulu, et ils viennent tous ici. 

dona violante. On ferait un beau conte de tout cela. 

aguado. Voici deux coches qui s'avancent. Ce sont eux 
sans doute. 

dona violante. Gomme la Serafina est belle! 
„ aguado. C'est la jalousie qui l'amène. De quoi vous éton- 
nez- vous? 

1. Voyez la pièce de ce nom dans le théâtre de Michel Cer- 
vantes. 



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Î90 THEATRE DE TIRSO &E MÔL1NA. 

SCÈNE XVIII 

Les Mêmes, DON VICENTE, DON JUAN, DON GOMEZ, 

DOSASERAFÏNA, DON GABRIEL et CORNÉJO , entrant 
d'an côté, et de l'autre DON LUIS, DON PEDRO, AGUDO. 

don gomez, dn dehor*. Dites-nous où sont les mariés? 

(Ils entrent.) 

dora violante. Oh ! seigneurs! soyez les bienvenus! Tout 
le village vous attend. 

dona serafina. Comment n'êtes-vous pas en habits de 
noce ? 

dona violante. Je vais les passer tout d'un coup comme 
un bonnet. Pendant la danse je me mettrai sur mon trente- 
six. * 

(Elle sort.; 

SCÈNE XIX • 

Les Mêmes, moins DONA VIOLANTE. 

don pedro, à part. Voilà donc la paysanne qui s'est aussi 
moquée de moi ! 

don gabriel, k part, à ton yaiet. Qu'est-ce que cela veut dire : 
don Pedro libre et plein de joie? 

cornéjo. Que voulez- vous! Dieu voit les tricheries! 

don pedro, à part. Dona Violante va sans doute paraître et 
me venger de don Gabriel. 

aguado. Ce sera parfait quand tout à coup cette tour en- 
chantée va s'écrouler à sa confusion. 



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LA PAYSANNE DE VàLLÊCAS. 291 

don Gabriel, à don» senfioa. Pourquoi , mon amour, m'avez- 
tous amené à cette noce ? 

dona sebafina. Pour que vous y voyiez une dame dont je 
suis jalouse et qui me vengera. 

don gabbiel. Jalouse à propos de moi t 

DONA SERAFINÀ. Tout est COOMI. 

don Gabriel. C'est une plaisanterie. 

dona serafina. Si vous dites vrai , c'est moi que l'on a 
plaisantée. 

don pedro. Quand partirons -nous, seigneur don Vicente? 

don vicente. Demain. 

don luis. Avant d'aller à Valence, vous ne serez pas fâ- 
ché de passer par Grenade, où don Gabriel doit prendre pos- 
session de sa fortune et de sa maison. 

don vicente. Les malheurs de ma sœur ne m'en laissent 
pas le temps. 

don pedro. Ils se changeront bientôt en bonheur. 

don vicente. Comment ? si nous n'allons pas la voir? 

don pedro. En lui écrivant une lettre. 

do«a serafina, à don Juan. Vous êtes un superbe témoin. 

doj* juan. Et vous aussi, ma sœur, (a part.) Ah ! ma belle 
paysanne ! Arriverai-je au terme de mes désirs ? 

SCÈNE XX 
Les Mêmes, 8LAS. 

blas. seigneurs ! vous étiez ici ? soyez les bienvenus ? 
vous honorez notre village. Mais attendez un peu, la mariée 
va venir habillée à la mode de la ville , comme vous, empe- 
sée et... 



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*92 THÉÂTRE DE ÎIRSÔ Dt MOLINA. 

don juan. Et le marié? 

blas. Il a apporté de Madrid des diables de chausses de 
louage, et il se perd au milieu de toutes ces taillades. 

SCÈNE XXI 
Les Mêmes, DON A VIOLANTE, •» co*nne de a.*.. 

doSa violante. Avant que les habitants de Vailécas con- 
naissent la fin de toutes ces intrigues, je viens pour les dé- 
nouer. Don Gabriel, vous êtes mon époux, et moi je suis 
doua Violante qui, malgré ses griefs, oublie sa vengeance 
pour ne se souvenir que de son amour. Gomme preuve de 
cette vérité, je soumets à don Vicente, juge de notre cause, 
vos paroles et vos écrits. Vous, don Pedro de Mendoza, 
c'est vainement qu'on a voulu usurper votre nom et votre 
dame ; soyez heureux avec votre séraphin. Si vos chagrins 
méritent que l'amour les récompense, sa beauté vous payera. 
Pardonnez, don Juan, ma plaisanterie ; si j'avais deux âmes, 
je vous en donnerais une; mais la seule que je possède est 
esclave. Don Luis, je vous adresse les remercîmentsqueje 
vous dois; à don Vicente, je donne un baiser, et la constance 
de mon cœur à mon époux. 

don Gabriel. Mon amour dès aujourd'hui achèvera de 
faire oublier mes fautes, et je serai satisfait s'il me gagné le 
pardon et l'amitié de don Vicente et de don Pedro. 

don pedro. Les moqueries de l'amour n'offensent pas 
quand elles finissent aussi bien. 

don vicente. Ma sœur devenant votre femme, mon injure 
n'est-elle pas oubliée ? 

don Gabriel. Seigneur don Pedro , je vous ai gardé vos 



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LA PAYSANNE DE VALLÉCAS. 293 

lettres de change; quant au prix de vos bijoux, je vous l'ai 
fait remettre en or par le moyen que vous savez. 

don pedro. L'amour est ingénieux. 

dona sbrafina. A l'avenir mon dévouement effacera les 
torts que j'ai eus envers vous. 
v don pedro. Si vous m'aimez je serai assez payé. 

don luis, k don Gabriel. Puisque vous êtes mon cousin et que 
je me suis trouvé mêlé comme tout le monde ici dans ces 
imbroglios, embrassez don Luis de Herrera. 

don gabriel. Puisque Madrid m'a été si favorable , à 
compter d'aujourd'hui je ne le quitterai plus. 

don luis. Retournons-y, et afin que cette fête ne soit pas 
une chimère, je vous donnerai des nouvelles de Grenade. 

blas. Et le marié? qu'est-ce qu'il va devenir après qu'il 
a dépensé un ducat en vêtements ? 

dona violante. Avec cinq cents que je lui donne il pourra 
s'en procurer d'autres. 

don pedro. Allons, seigneurs ! aux carrosses ! 

dona violante, au publie. Je suis, s'il vous plait, la paysanne 
de Vallécas; sinon je ne serai rien. 



FIN DE LA PAYSANNE DE VALLECAS. 



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LE 



DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI 



COMÉDIE EN TROIS JOURNÉES 



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PERSONNAGES: 



PAULO, ermite. 
£NRICO. 

UN ANGE, sous les traits d'un pelit pasteur. 
LE DÉMON. 

ANARÉTO, père d'Enrico. 
CELIA. 

LIDORA, servante. 
OCTAVIO. 
LfSANDRO. 
PÉDRISCO, bouffon. 
GALVAN. 
ESCALANTE. 
ROLAND. 
CHÉRINOS. 
ALBANO, Tieillard. 
LE GOUVERNEUR DE NAPLES. 
L'ALCADE DE LA PRISON. 
UN JUGE. 

Sbires, Brigands, Voyageurs, Guich&tiers, Prisonniers, GbA 
mers, Paysans, Peuple. 



La scène est à Naples et aux environs. 



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LE 

DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI 

EL CONDENADO POR DESCONFIADO 

PREMIÈRE JOURNÉE 



SCÈNE PREMIÈRE 

Une. forêt. — Deux cavernes entre deux rochers escarpés. 

PAULO, >êlu en ermite. 

Omoo heureuse retraite! solitude paisible et délicieuse, 
qui, par le chaud et le froid, .me donnez un logis dans 
cette forêt ombreuse, dont l'hôte est l'herbe verte ou le pâle 
genêt ! A ce moment où l'aube humectant les émeraudes de 
ces feuilles salue le soleil qui se lève dans les halliers, écar- 
tant de ses mains, pleines de pure lumière, les ombres de la 
nuit, je sors de cette caverne que surmontent des pyramides 
de rochers dont le sommet touche les nuées errantes. Je sors 
pour contempler ce ciel, tapis d'azur que foulent des pieds 

17. 



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298 THÉÂTRE DE T1RS0 DE MOLLNA. 

divins! Qui donc, ô céleste voile, pourrait entrouvrir ces 
taffetas lumineux pour voir... Ah I pitié pour moi ! je deviens 
fou. Mais puisque c'est impossible et que je suis certain, 
Seigneur, que vous me voyez de ce trône de lumière inacces- 
sible, au pied duquel sont les anges qui vous servent, plus 
beaux que la lumière du soleil, je veux tous rendre mille 
grâces pour les bienfaits que vous m'accordez sans que je les 
aie mérités. — Quand donc ai -je été digne d'être par vous 
relire du tumulte du monde, qui est le seuil de la porte de 
l'enfer? Quand donc, divin Seigneur, mon indignité pourra- 
t-elle vous remercier de m'avoir mis dans le chemin qui me 
fera jouir de votre vue si je ne l'abandonne pas? Et après 
cette victoire me donner tant de gloire dans ces forêts! Ici 
les petits oiseaux qui chantent leurs amoureuses chansons 
dans les joncs et le thym me font souvenir de tous et je dis : 
Si la terre donne cette gloire, quelle sera donc la gloire 
que donne le ciel? Là ces petits ruisseaux, fragments de cris- 
tal au milieu des prés verts > me tiennent éveillé et me font 
souvenir de vous. C'est une grande joie que verse dans mon 
âme leur sonore acéent! Ici des fleurs champêtres aromati- 
sent le vent fugitif et habillent cette plaine de mille couleurs. 
Sa beauté fait mon admiration ; il semble qu'elle soit tapissée 
d'une étoffe d'Afrique. Pour ces dons et pour ces joies, sois 
béni mille fois, Dieu immense, toi qui m'offres tant de biens! 
Ici je pense te servir, puisque j'ai laissé le monde pour mon 
bonheur; ici je pense te suivre sans que jamais aucune fo- 
lie humaine, à qui le monde pourrait ouvrir la porte, me 
fasse dévier. Je veux, Seigneur divin, vous prier humble- 
ment à genoux de me maintenir toujours dans ce pieux che- 
min. Souvenez- vous que vous avez fait' l'homme d'un vil 
limon facile à briser. 

Il entre dans l'une des crottes.) 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. i99 

SCÈNE II 

PÉDRISCO, portant une bot le d'herbe. 

Comme si j'étais une bourrique, j'arrive chargé de ces 
herbes dont la montagne est pleine; si je mange cela, mal- 
heureux, je me prédis une triste fin. Pourquoi dois-je man- 
ger de l'herbe, moi, nourriture que le ciel créa pour les 
animaux? Qu'il me donne patience pour tout ce que je 
souffre! Quand ma mère me mit au monde, elle disait: 
« Pédrisco de mon âme, puissent mes yeux te voir devenir 
un saint! » Si c'est là le vœu d'une mère, quel sera celni 
d'une marâtre? Être un saint est certes un grand bonheur, 
mais ne pas manger est un grand mal. Pardonnez-moi cette 
folie, mon Dieu! Ne vous fâchez pas si je vous demande de 
me délivrer de la faim, quitte à ne pas être un saint de toute 
ma vie. Et si cela se peut, seigneur, puisque votre immense 
amour surmonte les obstacles les plus invincibles, que je 
sois un saint et que je mange, ô mon Dieu, le mieux possible! 
Il y a dix ans que Paulo me tira de mon village pour m 'em- 
prisonner dans cette montagne; il habite cette caverne et 
moi l'autre. Ici nous faisons pénitence, nous ne mangeons 
que des herbes, et parfois nous nous souvenons de tout ce 
que nous avons quitté et du peu que nous possédons. Au 
bruit du torrent rapide, je dis à ces sombres ormes : « Où 
êtes- vous mes jambons, qui n'avez pas pitié de mon mal? 
Lorsque autrefois je courais la ville et non les rochers (le sou- 
venir m'en fait' pleurer!), vous veniez au-devant de mes 
moindres appétits. Vous étiez fidèles, mes jambons, je peux 
vous donner ce titre, quoique aujourd'hui vous n'ayez nul 
souci de la faim qui me dévore. Mais tout est perdu, je man- 



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300 THEATRE DE T1RSO DE MOL1NA. 

gérai tristement des herbes, et j'enfanterai un jour quelque 
printemps à cause des fleurs dont je me suis nourri. » Mais 
Paulo sort de sa cave obscure; rentrons dans mes ténèbres, 
et là je mangerai. 

(Il 8ort.) 



SCÈNE III 

PAULO, sortant de sa caverne. 

Quelle mésaventure ! quelle disgrâce certaine et digne de 
pitié t Le sommeil m'a vaincu, vivante ou plutôt ténébreuse 
image de la cruelle mort! et dans mon accablement, j'ai 
oublié de prier. Un rêve a suivi l'autre, de sorte que sans 
doute j'ai offensé mon Dieu, à moins que ce ne soit le démon 
qui m'ait envoyé cette illusion. J'ai vu la mort! Quelle 
épouvantable figure! Ah! malheureux! si elle est ainsi 
en songe, que sera-t-elle donc en réalité? Son bras in- 
vincible m'a porté le coup, non avec la faux, mais avec 
l'arc; elle tenait la flèche de la main droite, et de la 
gauche l'arc qui dompte les plus hautains; elle me frappa 
au cœur. Me sentant blessé, j'abandonnai ma dépouille 
h la terre et je déprisonnai mon âme qui s'envola; en un ins- - 
tant je fus en la présence de Dieu. Qui aurait pu ne pas le 
voir en ce moment? Quel air terrible! A l'un de ses côtés, 
je vis le Fiscal des âmes, fier, et tenant dans sa main droite 
l'épée de justice. Quoique triomphant, il semblait irrité. Il 
lut mes fautes, et mon ange gardien lut mes bonnes œuvres; 
le Justice-Mayor du ciel, la terreur des demeures infernales, 
les plaça dans des balances; mais le poids de mes fautes 
emporta tellement le plateau de mes bonnes œuvres, que le 
Juge saint me condamna an domaine de l'épouvante. Je m'é- 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE KOI. 301 

veillai brisé de terreur, je ne vis plus rien que ma faute, 
et je suis si confus que je no sais si je dois attribuer tout 
cela à mon malheureux sort ou à une trame de mon ennemi, 
qui brandit contre moi son épée de feu. Vous, Dieu saint, 
dites- moi la cause de ma frayeur. Serai-je damné, Dieu di- 
vin, ainsi que le prétend ce songe, ou bien irai -je dans le pa- 
lais descieux? Faites-moi cette grâce, Seigneur. Quelle sera 
ma Un? Puisque je suis en si droit chemin, ne me laissez pas 
dans ce doute, seigneur éternel t Irai-je dans votre ciel ou en 
enfer? J'ai trente ans, mon Seigneur; j'en ai passé dix au 
désert, et si je vivais un siècle, un siècle je serais le même, 
je vous rassure. Si j'accomplis cela, Seigneur, avec force et 
courage, quelle sera ma On? Je verse des pleurs. Répondez- 
moi, Seigneur, Seigneur éternel, irai- je dans votre ciel ou en 
enfer? 

SCÈNE IV 
LK DÉMON, PAULO. 

(Le démon apparaît sur le sommet d'un rocher.) 

le démon, invisible pour Pauio. Depuis dix ans je persécute ce 
moine dans le désert, lui rappelant ses souvenirs et ses pen- 
sées d'autrefois, et je l'ai toujours trouvé femme et résistant 
comme un rocher. Aujourd'hui il chancelle dans sa foi, car 
ce qu'il a fait aujourd'hui est douter dans sa foi ; la foi ensei- 
gnant au chrétien que l'amour de Dieu et les bonnes œuvres 
le conduisent, 5 sa mort, dans le sein de Dieu. Celui-ci, quoi- 
qu'il ait vécu comme un saint, doute de la foi, puisque dans 
son incertitude il consulte Dieu lui-même. Il a péché aussi 
par orgueil : le cas est certain. Personne ne le sait comme 
moi, puisque je souffre à cause de mon orgueil. Il a encore 



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302 THÉATUE DE T1RSO DE MOL1NA. 

offensé Dieu en ne se confiant pas en lui. La cause a élé un 
songe; mettre ua songe en balance avec la foi en Dieu, n'est- 
ce pas un péché manifeste? Aussi le Juge droit et suprême 
ra'a-t-il permis de le tenter de nouveau. Qu'il sache donc 
soutenir bravement les assauts que je vais lui livrer, puis- 
qu'il a su manquer de foi et pécher par orgueil à mon exem- 
ple. 11 faut qu'il efface la faute de la demande qu'il a adres- 
sée à Dieu, et moi je prépare ma nouvelle embûche à propos 
de cette demande. Je vais prendre la forme d'un ange et je 
.lui répondrai des choses qui lui coûteront sa damnation si 
je puis. # 

(Il se métamorphose eu ange et devient visible.) 

paulo. Mon Dieu, je vous supplie. Me sauverai-je? Joui- 
rai-je de votre gloire? J'attends que vous me répondiez, 

le démon. Dieu, Paulo, t'a entendu et il a vu tes larmes. 

PAur.o. Comme j'ai peur! Sa vue m'aveugle! 

le démon. Dieu m'a ordonné de dissiper ton doute et celte 
illusion, œuvre de ton ennemi. Pars pour Naples, et à la 
porte qu'on appelle la porte de Mer, et par laquelle tu entre- 
ras, pour ton bonheur ou pour ton malheur, tu verras (écoute- 
moi avec attention), tu verras un homme... 

paulo. Quelle joie tu me donnes avec tes paroles P... 

le démon. Que l'on nomme Ënrico, fils du noble Anaréto. 
Tu le reconnaîtras à ce signalement : c'est un gentilhomme 
haut de taille et à l'air fier. Je ne t'en dis pas davantage; à 
peine arrivé, tu le verras. 

paulo. Que lui demanderai-je? 

le démon. Tu n'as qu'une chose à faire. 

paulo. Qu'ai-je à faire? 

le démon. Le regarder et te taire, remarquant ses paroles 
et ses actions. 

paulo. Tu jettes dans mou cœur chimères et confusions. 
N'ai-je à faire que cela? 



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LE DAMNÉ POlTtt MANQUE DE FOI. 30S 

le démon. Dieu veut que ta l'étudiés, parce que (a dois 
avoir le même sort que lui. 

(Il disparait.) 

paulo. mystère souverain t Que sera cet Enrico ? Je meurs 
du désir de le voir. Que je suis content et joyeux! Ce 
doit être un homme divin; il n'y a pas à en douter. 

SCÈNE V 
PAULO, PÉDRISCO. 

pédrisco. La fortune vient toujours en aide au cœur le 
plus débile. J'ai bien mangé, et je suis satisfait. 

paulo. Pédrisco ! 

pédrisco. Je vous baise les pieds. 

paulo. Tu es arrivé à propos. Nous avons un voyage à 
entreprendre et nous partons à l'instant. 

pédrisco. Je saute de joie. Où allons-nous? 

paulo. A Naples. 

pédrisco. Que me dites-vous? Et pourquoi, père? 

paulo. En chemin tu sauras une chose extraordinaire : 
plaise à Dieu qu'elle ait un heureux résultat! 

pédrisco. Nos amis de là-bas nous reconnaîtront- ils? 

paulo. Personne ne nous reconnaîtra, car le costume et 
l'âge nous ont bien changés. 

pédrisco. Voilà dix ans que nous sommes absents, et je 
crois que nous sommes à l'abri de tout risque; dans ce temps- 
ci, au bout d'une heure on ne reconnaît plus un ami. 

paulo. Partons, 

pédrisco. Que Dieu m'accompagne! 

paulo. Je pleure de joie. Je m'empresse de vous obéir, 



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304 THÉÂTRE DE TIR^O DE MOL1NA. 

mon Dieu. Rien ne m'abattra puisque vous m'ordonnez 
d'aller visiter le bienheureux Enrico. Ce doit être un grand 
saint! Je suis plein de contentement. 

pédrisco. Moi aussi, puisque je vous accompagne. ( a part.) 
Je ne puis manquer de voir aussi, puisque mon bonheur est 
certain avec une si haute merveille, le bouchon de Juanilla 
et le cabaret du borgne. 

(Ils sortent.) 

SCÈNE VI 
LE DÉMON, mu!. 

Ma ruse est bien préparée. Celui qui perd la foi en Dieu et 
en son pouvoir connaîtra aujourd'hui son sort, puisqu'il l'a 
cherché lui-même. 

<I1 sort.) 



SCÈNE VII 

Une salle daus la maison de Célia, à Naples, avee un vestibule 
• sur la rue. 

OCTAVIO et LISANDRO, dan, le ve.Ubule. 

lisandro. La réputation de cette femme m'a seule conduit 
ici pour la voir. 

octavio. Quelle réputation a-t-elle? 

lisandro. D'être la femme la plus spirituelle que le 
royaume de Naples ait vu dans ce siècle. 

octavio. On vous a dit vrai; mais cet esprit est l'appât de 
ses vices : c'est par ce moyen qu'elle abuse les niais et qu'elle 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 305 

escroque les galants. Avec un huitain ou un sonnet qu'elle 
rime de temps en temps en style picaresque, elle tourne la 
tête à mille hommes. Eux, pour paraître polis, vantent son 
talent, son style et son esprit. 

lisandro. On m'a dit de cette femme des choses éton- 
nantes. 

octavio. Très-bien. Ne vous ai-je pas dit, moi, que la mai- 
son de cette femme est un mauvais lieu, toujours ouvert au 
riche napolitain, à l'Allemand, à l'Anglais, au Hongrois, à 
l'Américain ou à l'Indien, et même un peu à l'Espagnol, quoi- 
qu'il soit abhorré à Naples? 

lisandro. En est-il ainsi? 

octavio. La vérité, c'est ce que je vous dis, comme il est 
vrai que vous êtes épris d'elle. 

lisandro. Je vous affirme que je suis épris de sa répu- 
tation. 

octavio. Mais il y a bien autre chose... 

lisandro. Vous êtes un ami fidèle. Qu'y a-t-il? 

octavio. Elle a pour galant un certain jeune homme, le 
plus mauvais sujet de Naples. 

lisandro. Sans doute Enrico, le fils du vieil Anaréto, qui 
depuis quatre ou cinq ans est au lit et paralysé? 

octavio. Lui-même. 

lisandro. On m'a parlé de ce jeune homme. 

octavio. Je vous assure, Lisandro, que c'est le pire gar- 
nement de la ville. Cette femme lui donne tout ce qu'elle 
peut, et quand le jeu l'a mis à sec, il vient chez elle, la souf- 
flette et lui «arrache ses chaînes et ses bagues. 

lisandro. Pauvre femme 1 

octavio. Elle prend sa revanche en soutirant l'argent 
des amoureux novices au moyen da sa fausse poésie. 



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30G THEATRE DE TIBSO DE MOL1NA. 

lisàndro. Puisque je suis prévenu par un si bon profes- . 
seur, entrons, et vous verrez si je vous seconde. 

octavio. J'entrerai avec vous; mais ayez l'œil à la bourse, 
ami. 

lisàndro. Nous lui ferons un conte en entrant. 

ogtavio. Vous lui direz que vous avez su qu'elle tournait 
élégamment les vers, et que vous la priez, en échange d'une 
bague, de vouloir bien vous en écrire quelques-uns à l'a- 
dresse d'une dame. 

usandro. Bon expédient ! 

octavio. bit moi, puisque je vous accompagne, je lui di- 
rai quelque chose de semblable. Voici la maison. 

lisàndro. Je pense qu'elle est chez elle, 

octavio. Si Enrico nous attrappe là dedans, pour Dieu, je 
crains quelque danger! 

lisàndro. N'est-ce pas un homme seul? 

octavio. Oui. 

lisàndro. Je ne le crains pas plus que je ne l'estime. 

SCÈNE VIII 
CÉLIA, LIDORA, P uu OCTAVIO et LISANDRO, 

entrant dans la salle. 

(Célia entre en lisant un papier. — Lidora apporte tont oe qu'il faut pour 
écrire et le dépose sur une table. — Tontes denx viennent à l'arant-scène. 
— Oetayio et Lisàndro restent an fond.) 

# 

célia.. Ce billet est bien écrit. 
lidora. Séverino a de l'esprit. 
célia. Mais il ne le montre pas. 
lidora. Celle qui loue son billet a dû pourtant s'en aper- 
cevoir, 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 307 

célia. La lettre est bien écrite; voilà ce que dis. 

lidora. Oui, je comprends. La main et la plume sont 
d'un maître d'école.,. 

célia. Et les pensées, d'un ignorant. 

octavio, à usudro. Lisandro, avancez- vous hardiment. 

lisandro. Elle est belle, sur ma vie! On voit rarement 
tant d'esprit et de beauté dans une même personne, 

lidora. Deux cavaliers, si j'en juge par l'habit, viennent 
d'entrer. 

célia. Que veulent-ils? 

lidora. Gomme d'ordinaire. 

OCTAVIO, à Lisandro. Elle t'a VU. 

célia. Que demandent Vos Grâces? 

lisandro. Nous nous sommes permis d'entrer parce que 
les poètes et les grands seigneurs ne refusent rentrée de 
leur maison à personne. 

lidora, à part. Elle a une grande patience, puisqu'on l'a 
appelée poëte et qu'elle s'est tue. 

lisandro. On dit que vous êtes spirituelle au possible, et 
que vous passez la renommée d'Homère et d'Ovide. C'est 
pourquoi moi et cet ami, qui me vante votre esprit, nous 
sommes venus ensemble vous demander quelques vers pour 
une certaine dame qui a dédaigné mon amour et qui s'est 
mariée, vous assurant de vous donner mon cœur pour ré- 
compense si vous Pen jugez digne. 

lidora, ba« à célia. Il vous a prise pour Belerma. 

octavio. Je viens aussi, madame (puisque votre divin gé- 
nie oblige les hommes discrets), pour le même motif. 

célia. De quoi s'agit-il? 

lisandro. D'une femme qui m'aima tant que j'eus de l'ar- 
gent à lui donner, et qui m'a quitté quand elle m'a vu 
pauvre. 



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308 THÉÂTRE DE T1RSO DE MOLINA. 

lidorà, i part. Elle a agi en femme d'esprit. 

célia. Vous êtes bien arrivés. J'allais répondre à une 
lettre que je reçois, et puisque vous dites que je passe l'an- 
tique renommée d'Ovide, je ferai plus qu'il n'aurait fait. Il 
faut écrire en môme temps vos lettres et la mienne, (a u- 
don.) Donne-nous à tous de l'encre et du papier. 

lisandro. Moyen bien trouvé! 

octavio. Et rare. 

lidora. Voici encre et papier. 

célia. Ecrivez donc! 

(Célia, Lisandro et Octavio s'asseyent devant une table.) 

lisandro. Nous écrivons. 
célia. Vous dites : à une femme qui se maria... 
lisandro. C'est cela. 

gélia. Et vous : à celle qui vous abandonna quand vous 
eûtes perdu votre argent. 
octavio. C'est la vérité. 
célia. Et moi, ici, je réponds à Séverine. 

(Célia dicte à Lisandro et à Octavio en même temps qu'elle écrit.), 

SCÈNE IX 
Les Mêmes, ENRICO, GALVAN, amc^u «i n»<uch«i. 

# 

enrico. Que cherchez- vous dans cette maison, hidalgos? 

lisandro. Nous ne cherchons rien; elle était ouverte, et 
nous sommes entrés. 

enrico. Me connaissez-vous? 

lisandro. Passons. 

enrico. Allez à la maie heure! Je jure Dieu que si je me 
fâche... Célia, ne me cligne pas l'œil. 



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le damné pour Manque de foi. 309 

ogtavio. Quelle folie égale la sienne! 

ENRico. Car je les jetterais à la mer, quoiqu'elle soit loin 
d'ici. 

célia, bu i Bar»» Mon bien, poar l'amour de moi 1 

enrico. Tu oses te mêler décela! Retire -toi, ou je jure 
Dieu que je te donnerai un soufflet. ' 

ogtayio. Si notre présence vous contrarie, nous nous reti- 
rons tous les deux. 

lisandro. Êtes-vous parent ou frère de cette dame? 

enrico. Je suis le diable. 

galvan. .Et moi, me voici avec la rapière en main, (a e h - 
rieo.) Chasse- le*. 

ogtavio. Modérez- vous! 

gélia. Mon bien, pour l'amour de Dieu! a 

ogtavio. Nous venons ici tous les deux, non avec de las- 
cifs désirs, mais pour qu'elle nous écrive quelques lettres... 

enrico. Et vous, qui vousqualiûez de beaux-esprits^ vous 
ne savez pas écrire? 

octavio. Ne vous irritez pas. 

enrico. Qu'est cela? 

OCTAVIO, lui remettant l«t papiers. Voilà Ce que C^St. 

enrico, tes déchirant. On les récrira plus tard, ce n'est pas le 
moment. 

gélia. Tu les as déchirés ? 

enrico. Sans doute, et si je me fâche... 

célia, ban i Enrico. Mon bien 1 

enrico. J'en ferai autant de leurs figures. 

lisandro. Gela suffit. 

enrico. Je prétends agir à ma guise en toutes ehoses, et si 
vous le désirez, seigneurs, considérez-vous déjà comme à 
terre, car des gens de votre espèce ne m'ont jamais effrayé. 



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310 ÎHEAÎRE DE TlRSO DE MOLINA. 

lisandro. Qu'un homme nous traite ainsi! 

octavio. Taisez- vous! 

enrico. Si vous vous dites des hommes, quoique vous 
ayez des âmes de femmes, et si vous prétendez vous illus- 
trer et gagner d'honorables noms, défendez-votte contre 
cette épée. 

célia. Mon bien! 

(Enrico et GaWan attaquent, l'épée a la main, Lisandro et Octavio.) 

. enrico. Retire-toi ! 
célia. Arrête! 

enrico. L'enfer lui-même ne m'arrêterait pas. 
célia. Qu'est-ce que cela? Ah ! malheureuse t 

(OcteTio et Lisandro fait»!.) 

SCÈNE X 
CÉLIA, LIDORA, ENRICO, GALVAN. 

lidora. Us courent, que c'est un plaisir de les voir. 

galvan. Quel coup d'épée je lui ai donné. 

enrico. Poules mouillées! Est-ce ainsi que vous désho- 
norez votre escrime? 

célia. Mon bien, qu'as-tu fait ? 

enrico. Une bagatelle : j'ai donné au plus grand une es- 
tafilade d'un demi-pied. 

lidora, i céua. Voilà ce qu'on gagne à venir vous voir. 

galvan. J'ai porté un coup de pointe au plus petit, et je 
lui ai mis dehors vingt-cinq livres de laine. Il avait on fa- 
meux plastron. 

enrico. Tu as toujours, Célia, un déplaisir à me donner. 

céua. Que mon repentir te suffise; calme-toi, par ma vie! 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. âll 

enrigo. Ne t'ai-je pas dit que je n'aime pas voir entrer ici 
ces grands marquis, tout crinière et moustaches, qui me 
dégoûtent. De quel profit te sont-ils? Que t'offrent-ils, que te 
donnent-ils, ces gens qui sont toujours à se friser les che- 
veux? Ils sont durs à donner comme des rochers ou des 
chênes, et leur bourse fit profession dans l'ordre de Saint- 
François. Alors, pourquoi les admets-tu? pourquoi les 
laisses-tu entrer? Ne t'ai-je pas avertie? Tu finiras par me 
mettre en colère. 

cklia. C'est bien. 

enrico. Retire- toi. 

célia. Écoute, mon bien, et sache qu'il y en a qui don- 
nent. Ceux-ci m'ont fait cadeau de cette chaîne et de cette 
bague. 

enrico. Fais- moi voir la chaîne, qui me parait de bon 
aloi. 

celia. La chaîne? 

enrico. Et la bague aussi. 

lidora. Laissez quelque chose à madame. 

enrico. Ne saurait-elle pas le demander elle-même? Pour- 
quoi parles-tu? . 

galvan. Elle est si bavarde ! 

lidora, i part. Quel malheur de vous aimer, rufians de 
Belzébuthl 

célia. Tout est à toi, ma vie; et puisque je suis toute à toi, 
écoute. 

enrico. Je suis attentif. 

célia. Je voulais seulement te prier de nous conduire ce 
soir à la porte de Mer. 

enrico. Va prendre ta mante. 

célia. J'aurai soin qu'il y ait là une collation. 



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âlâ THÈAÎRË DE TlRSO DE MOLlNA. 

enrjco. Ecoute, Gai van, cours aviser à l'instant nos amis 
Escalante, Chérinos et Roland que j'arrive avec Célia. 

g al van. Je le ferai. 

enrjco. Dis-leur d'aller nous attendre à la porte de Mer 
avec leurs maîtresses. 

lidora. Bien, ma foi ! 

galvan. On s'amusera; mais se battra -t-on? 

célia. Veux-tu que y allions voilées? 

enrico. Non, ce n'est pas mon désir. Vous irez à visage 
découvert, parce que je veux qu'aujourd'hui l'on sache que 
tu es à moi. 

célia. Allons comme tu voudras. 

(Enrico et Galvan passent dans le vestibule et parlent bas en sortant.) 

lidora, à céha. Que vous êtes innocente I Vous lui avez tout 
donné? 

célia. Ce n'est pas trop pour un homme aussi brave. 

gaj.van, à Enrico. Tu oublies qu'on t'a dit hier que tu avais 
aujourd'hui un homme à tuer. 

enrico J'ai déjà dépensé la moitié de l'argent. 

galvan. Eh bien, pourquoi vas- tu au bord de la mer? 

enrico. Ensuite nous combinerons notre plan; car main- 
tenant, Galvan, je ne veux pas : j'ai l'anneau et la chaîne, 
j'aurai de l'argent tout à l'heure. 

galvan. Je vois oïï tu veux en venir. 

enrico. Que le malheureux vive libre de soucis et de 
peines, nous le rachèterons en dépensant la chaîne. 

. (Ils sortent ) 



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le damné pour manque de foi. sis 

SCÈNE XI 

Une plage près de la porte de Mer, à Naples. 

PAULO, PÉORISCO, pais ENRICO, CÉLIA, ROLAND, 
CHERINOS. 

pédrisgo. Je sais éinerveillé de l'aventure. 

paulo. Ce sont les secrets de Dieu. . 

pédrisgo. De façon, père, que la fin que doit avoir cet En- 
rico, vous devez l'avoir aussi ? 

paulo. La parole de Dieu ne peut faillir. Son ange m'a dit 
que si Enrico est damné, je le serai aussi, et que s'il se 
sauve, ce sera mon salut. 

pédrisgo. Sans doute, père, que cet Enrico est un saint 
homme ? 

paulo. Je le crois. 

pédrisgo. Voici la porte qu'on appelle la porte de Mer. 

paulo. L'ange m'a dit de l'attendre là. 

pédrisgo. Ici habitait un gros cabaretier, père, que je vi- 
sitais très-souvent, et plus loin, si par hasard vous vous en 
souvenez, logeait cette grande fille rouge qui ressemblait à 
un archer de la garde et à qui vous en contiez. 

paulo. vil ennemi ! Des pensées coupables m'assiègent! 
faible chair! Écoute, mon frère : le démon me tente par 
le souvenir et par mes goûts passés. 

(Il se jette à terre.) 

pédrisgo. Que faites-vous? 

paulo. Je me jette ainsi sur le sol pour que tu me foules 
sous tes pieds. Viens, frère, piétine-moi à plusieurs re- 
prises. 

1S 



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314 THEATRE DE TIRSO. DE MOMNA. 

pédrisco. Volontiers; je suis très-obéissant, mon père, (u 
marche sur loi.) Est-ce bien ainsi ? 

paulo. Oui, frère. 

pédrisco. Cela ne vous fait pas de mal? 

paulo. Marche, et ne te mets pas en peine. 

pédrisco. En peine, père! et pourquoi serais -je en peine? 
Je vous foule et je vous refoule, père de ma vie, mais je 
crains de mal faire. 

roland, au dehors. Arrêtez, Enrico ! 

enrico, de même. \} faut que je le jette dans la mer, vive 
Dieu t 

paulo, se relevant. J'ai entendu nommer Enrico. 

enrico. Faut-il qu'il y ait au monde des mendiants! • 

CHÉR1NOS, au dehors. Arrêtez ! 

m- 

enrico, de même. Il n'y a pas de remède. Je te fais une 
grande faveur, puisque je te délivre d'une si grande mi- 
sère. 

roland. Qu'avez-vous fait ? 

SCÈNE XII 

Les Mêmes, ENRICO, CÉLIA, LIDORA, GALVAN, 
ROLAND, ESCALANTE, CHÉRINOS. 

(L'ermite et Pédrisco se retirent d'un côté et observent j les antres 
personnages occupent le milieu de la scène.) 

'enrico. Un pauvre est venu me demander l'aumône. J'ai 
été affligé de le voir dans une si grande misère, et pour que 
dorénavant il ne se hasardât pas auprès d'un autre, je l'ai 
saisi dans mes bras et je l'ai jeté dans les dots. 
paulo, à part. Crime énorme ! 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 313 

enrico. Il ne sera plus pauvre. 

pédrïsco. Que quelque diable Taille demander l'aumône! 

célia. Tu es toujours cruel. 

enrico. Ne réplique pas, car j'en ferais autant pour toi et 
pour les autres. 

escalante. Laissons cela. Asseyong*iioas tous deux, ami 
Enrico. 

paulo, à pëdrisco. C'est celui-là qu'ils ont appelé Enrico? 

pédrïsco. Ce sera un autre. Pensez-vous que ce pourrait 
être ce méchant homme qui, dans cette rie même, brûle 
du feu de l'enfer. Attendons un peu, pour voir ce qui arri- 
vera. 

enrico. Eh bien, que Vos Grâces s'asseyent, afin que nous 
causions. 

«scalante. Très-bien dit. 

enrico. Que Célia s'asseye ici. 

célia. Me voilà assise. 

escalante. Toi auprès de moi, Lidora. 

lidora. Je dis de même, seigneur Escaiartte. 

chérinos. Ici, Roland. 

roland. Me voici, Chérinos. 

pédrïsco, i Pauio. Voyez quelles bonnes âmes, mon père. 
Approchez* vous pour entendre ce qu'ils disent. 

paulo. Mon Enrico ne vient pas! 

pédrïsco. Attention et faites srlence, car nous gommes 
pauvres, et cet homme sans âme pourrait noas jeter à la 
mer. 

enrico. Il faut que chacun de vous raconte les hauts faits 
de sa vie, vols, coups d'épée, blessures, morts, attaques de 
grands chemins et autres choses de cette espèce. 
- escalante. Bien parlé, Enrico ! 



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316 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

enrico. Et eelui qui aura fait le plus de mal, nous lui 
ceindrons une couronne de lauriers et nous chanterons des 
motets à sa louange. 

esgalante. Je suis satisfait. 

enrico. Commence, seigneur Ëscalante. 

paulo, & put. Et Dieu souffre cela ! 

pédrisgo. Rien ne l'étonné. 

esgalante. Je dis ainsi. 

pédrisgo. /Comme il est gai et content 1 

ëscalante. J'ai tué vingt-cinq pauvres diables, j'ai esca- 
ladé six maisons et fait trente blessures avec le poignard. 

pédrisgo. Quand te verra-t-on exécuter des cabrioles au 
bout d'une potence t ' 

enrico. Parle, Chérinos. 

pédrisgo. Quel abominable nom il porte 1 Chérinos 1 ! Peu 
de chose ! 

chérinos. Je commence. Je n'ai tué personne; j'ai pour- 
tant donné plus de cent coups de poignard. 

enrico. Et aufcun ne fut mortel ? 

chérinos. La fortune les a protégés. J'ai enrichi un fripier 
avec les manteaux que j'ai volés. 

enrico. Et il les a vendus? 

chérinos. Pourquoi non? 

enrico. On ne les reconnaissait pas? 

chérinos. Pour s'en débarrasser il les convertissait en 
pourpoints et en chausses. 

enrico. Avez-vous fait autre chose? 

chérinos. Je ne m'en souviens pas* 



1. Cherinol, cherinola, signifient, en langue de bohème, chef de 
filous, réunion de voleurs. 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 317 

pédhisco. Qui m voudra absoudre ce larron ? 

célia. Et toi, voyons tes. exploits, Enrico? 

enrico. Que Vos Grâces m'écoutent. 

escàlante. Que personne ne mente. 

enbico. De ma vie je n'ai été homme à cela. 

galvan. C'est connu. 

pédrisco. Père, ne l'écoutez-vous pas ? 

paulo. Je regarde si Enrico ne vient pas. 

enrico. Prêtez- moi votre attention. 

pédrisco. Voyons son sermon. * 

enrico. Je naquis avec de mauvais penchants, comme le 
prouvera le récit de ma vie, que je vais vous faire. Je fus 
élevé dans le luxe, à Naples; vous avez entendu, je pense, 
parler de mon père , qui était riche , quoiqu'il ne fût pas 
noble, et j'estime que dans notre temps la richesse est la 
première des qualités. Enfin il m'éleva, comme je dis, au 
milieu de l'abondance; je fis des espiègleries dans mon en- 
fance et des folies dans ma jeunesse. Je volais mon vieux 
père, ouvrant ses coffres, et je jouais ses hardes, ses bijoux 
et son argent; je dis que je jouais pour que vous sachiez 
que le jeu est le pire de tous les vices. Je restai pauvre, et 
comme j'en avais l'habitude, j'allai volant des choses de peu 
de prix de maison en maison. Je jouais et je perdais; mes 
vices s'accroissaient. Je me joignis à des professeurs dans 
cet art; nous escaladâmes sept maisons et nous tuâmes leurs 
propriétaires; nous nous partageâmes l'argent volé pour 
nourrir le jeu. De cinq que nous étions on en arrêta quatre, 
et aucun ne me dénonça, quoiqu'on* les eût mis â la ques- 
tion; ils expièrent leur faute sur la place publique, et moi, 
corrigé par l'exemple, je me décidai à agir seul. Toutes les 
nuits j'allais à la maison de jeu et j'attendais à la porte ceux 
qui en sortaient. Je leur demandais poliment In bonne 

18. 



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318 THÉÂTRE DK T1HS0 DE MOLINA. 

étrenue *, et lorsqu'ils tiraient leur bourse, je tirais, moi, 
mon couteau, et je le leur plongeais dans la poitrine, et parfois 
ils perdaient ce qu'ils avaient gagné. J'enlevais la nuit les 
manteaux; j'avais divers instruments pour ouvrir les portes 
et m'emparer de ce que je trouvais. J'attrapais les femmes, 
et si elles ne me donnaient pas d'argent, mon couteau leur 
labourait à l'instant le visage. J'agissais ainsi au temps 
de mon adolescent; mais écoutez, et vous saurez ce que je 
faisais parvenu à l'âge d'homme. Moi et cette lame, qui est 
le ministre de la mort, nous avons enlevé de ce monde 
trente infortunésf j'en tuai dix par fantaisie, et les vingt 
autres pour avoir de chacun un doublon. Vous me direz que 
ce n'était pas payé, c'est la vérité; mais je jure Dieu que 
quand je suis sans argent je tuerais pour un doublon tous 
ceux qui sont ici pour m'écouter. J'ai forcé six demoiselles, 
et je puis m'estimer heureux, au temps où nous vivons, 
d'en avoir rencontré six. Je pris de l'affection pour une 
dame mariée, et étant entré secrètement chez elle pour exé- 
cuter mon désir, elle cria , et survint le mari. Contrarié et 
résolu je luttai avec lui et je le serrai si fort dans mes bras, 
qu'il tomba ; à peine le vis-je dans cet état, que je le jetai du 
haut d'un balcon; il roula sur le sol et se tua. La dame 
poussa des gémissements, et moi, tirant ma lame, je lui en 
portai cinq ou six coups dans sa blanche poitrine, d'où son 
âme s'échappa par des portes de rubis. Rien que pour faire 
le mal, j'ai accumulé les faux serments, forgé des men- 
songes et des tromperies. Un prêtre voulut, dans son zèle, 
m'adresser des remontrances, je le jelai à terre d'un soufflet, 
et il demeura demi-mort; sachant qu'un de mes ennemis 
était enfermé dans la maison d'un pauvre vieux, je mis le 



1. El barato. C'est l'argent que le joueur qui gagne donne volon- 
tairement à quelqu'un. 



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LE DAMNE PtfUtt MAiNQUE DE FOI. 319 

feu à cette maison, où tout le monde brûla, jusqu'à deux pe- 
tits enfants , deux frères, qui furent réduits en cendres. Je 
ne dis pas une parole sans jurer, parce que je suis que j 'of- 
fense le ciel. Je n'ai entendu une messe de ma vie, et étant 
en danger de mort , je ne me suis jamais confessé et je n'ai 
pas invoqué le nom du Dieu éternel. Je n'ai jamais pratiqué 
l'aumône, même ayant de l'argent; au contraire, je persécute 
les pauvres. Comme vous en avez vu un -exemple, je n'ai 
aucun respect pour les religieux. J'ai enlevé dans les églises 
six calices et les ornements de l'autel. Je me moque de la 
justice; mille fois je lui ai tenu tête et j'aî tué ses agents, si 
bien qu'ils n'osent plus mettre la main sur moi. Finalement, 
je suis prisonnier des beaux yeux de Célia, qui est ici. pré- 
sente. Tout le monde la respecte parce que je l'adore. Quand 
je sais qu'elle a de l'argent, avec le peu qu'elle me donne, 
je nourris mon vieux père; vous le connaissez sous le nom 
d'Anaréto. Voilà cinq ans qu'il est au lit et paralysé; j'ai 
pitié de lui, car le bon vieux est pauvre, et je suis cause de 
. son malheur , puisque j'ai joué son bien autrefois. Je jure 
que tout ce que j'ai dit est vrai. Jugez maintenant qui a le 
mieux mérité le prix. 

pédrisco, a paaio. Certes, père de ma vie, voilà de bons ser- 
vices, et il peut aller solliciter à la cour. 

escalante, à Enrico. Je confesse que tu as mérité la palme. 

roland. Je fais le même aveu. 

chérinos. Nous sommes tous de ton avis. 

célia. Je veux te donner le laurier. 

enrico. Célia, puisses-tu vivre de longs jours I 

CÉLIA, posant une couronne sur la téta d'Enrico. Prends, mon bîeil, et 

avec cela allons-nous-en, car le goûter nous attend. 
galvan. Tu as très-bien agi. 
célia. Répétez tous : « Vive Enrico 1 » 



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320 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

tous. Vive le fils d'Anaréto ! 

knhico. Maintenant, allons tons nous réjouir et nons 
amuser. 

(Enrioo tort arec ceux qui l'ont accompagné.) 

SCÈNE XIII 
PAULO, PÉDRISCO. 

paulo. Coulez, mes larmes, coulez sans vergogne! Quel 
triste événement! 

pédrisco. Qu'avez- vous, père? 

paulo. Ah! frère, je suis affligé et malheureux t Ce mé- 
chant homme que j'ai vu est Enrico! 

pédrisco. Comment cela se peut-il? 

paulo. Le signalement que m'a donné l'ange est le sien. 

pédrisco. Est-ce bien sûr? 

paulo. Oui, frère, puisqu'il m'a dit qu'il était fils d'Anaréto, 
et cet homme l'a dit aussi. 

pédrisco. Mais celui-ci brûle déjà dans les flammes de 
l'enfer. 

paulo. Malheur ! C'est ma seule crainte. L'ange de Dieu m'a 
dit que si cet homme va en enfer, j'irai comme lui, et que 
j'irai au ciel s'il y va. Mais comment irait-il au ciel, mon 
frère, quand nous voyons en lui tant dé méchanceté, tant de 
vols avérés, tant de cruauté, de méfaits et de viles pensées ? 

pédrisco. Qui pourrait douter de cela? 11 ira en enfer 
comme le traître Judas. 

paulo. Grand Seigneur! Seigneur éternel! Pourquoi m'a- 
vez-vous châtié par cet immense châtiment? Il y a dix ans, 
Seigneur, que je vis dans le désert, mangeant d'amères ra- 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 321 

cines, buvant une eau saumâtre, dans le seul but, Seigneur, 
juge miséricordieux, sage et droit, de me faire pardonner 
mes péchés. Gomme je vois tout changé! L'enfer m'attend. Il 
me semble déjà que ses flammes dévorantes embrasent mon 
corps. Ah! quelle rigueur! 

pédrisco. Soyez patient. 

paulo. Quelle patience ou quelle résignation peut avoir 
celui qui sait qu'il est réservé pour l'enfer? enfer! obscure 
profondeur qui renferme l'éternel tourment et qui doit durer 
ce que durera Dieu! ciel! et cela ne finira jamais! Les 
âmes brûleront éternellement ! éternellement ! hélas ! 

pédrisco , à part. Je tremble rien que de l'entendre. (iuut ) 
Père, retournons à la montagne. 

paulo. Oui, j'y veux retourner, mais non pour faire péni- 
tence, car cela ne doit in'être d'aucun profit. Dieu m'a dit 
que si cet homme allait au ciel, j'irais aussi, et que s'il allait 
à l'abîme, je l'y suivrais. Puisqu'il en est ainsi, je veux vivre 
comme lui; Seigneur, pardonnez-moi cette audace; puisque 
je dois avoir sa fin, je dois agir comme il agit. Il n'est pas 
juste que je fasse pénitence sur la terre, qu'il vive 5 son gré 
dans les villes, et que tous deux nous ayons la même fin. 

pédrisco. C'est une sage résolution» Vous avez bien parlé, 
mon père. 

paulo. Il y a des brigands dans la montagne. Je veux être 
brigand, afi;i de ressembler à Enrico, puisque nous devons 
finir de même. Je veux être aussi méchant que lui, pire si 
je le peux. Puisque tous deux nous sommes damnés, il faut 
nous venger dans ce monde avant d'aller où nous devons 
aller. Ah! Seigneur, qui l'aurait pensé? 

pédrisco. Allons, et pendons nos vêtements à ces arbres. 
Habillez-vous en gentilhomme. 

paulo. Je le ferai, Je veux que l'on tremble devant 



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322 THEATRE DE T1KS0 Dbi MOLINÀ. 

l'homme juste qui fut condamné à l'enfer. Je dois être un 
coup de tonnerre sur le monde. 

pédrisco. Mais que ferons-nous sans argent? 

paulo. J'en arracherais au démon si j'étais certain d'en 
avoir. 

pédrisco. Parlons toujours. 

paulo. Seigneur, pardonne si je me venge injustement! 
Tu m'as déjà condamné. Ta parole, assurément, ne peut re- 
tourner en arrière. Donc, puisqu'il en est ainsi, je veux me- 
ner une bonne vie sur la terre, puisqu'une si triste fln 
m'attend. Je suivrai les pas d'Enrico. 

pédrisco. J'ai bien peur de voyager en croupe avec vous 
si vous allez en enfer. 



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DEUXIÈME JOURNÉE 



SCÈNE PREMIÈRE 

Une salle de la maison d'Anaréto. Une alcôve au fond, avec les 
rideaux fermés. 

ENRICO, GALVAN. 

enrico. Que le diable emporte le jeu) comme il m'a mal- 
traité ! 

galvan. Tu es toujours malheureux. 

enrico. Au feu! mes mains! au feu! Etes- vous done ex- 
communiées? 

galvan. Ton habileté t'a fait perdre. 

enrico. En jouant simplement ou en trichant, je ne gagne 
pas davantage. 

galvan. C'est un jeu insensé. 

enrico. Cette main m'a ruiné. J'ai perdu quatre-vingt-dix- 
neuf écus. 

galvan. Pourquoi es- tu triste? ils ne t'avaient rien 
coûté. 

enrico. Qu'ils ont peu duré! As-tu vu pareille chose? As* 
tu vu une telle quantité de coups? 

galvan. Tu passes ton temps à te chagriner, et tu oublies 
tout. Pourtant tit dois tuer Albano, car le frère de Laura t'a 
dtfjà donne la moitié de l'argent. 



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m THEATRE DE TiRSO DE MOLINA. 

enrico. Je suis sans le sou. Il faut que je tue Albano. 

galvan. Et cette nuit, Enrico, Chérinos et Escalante?... 

enrico. L'affaire est importante et je les aiderai. Ne doi- 
vent-ils pas dévaliser la maison d'Octavio le Génois? 

galvan. Ne parle pas de cela. 

enrico. Puisque je dois monter le premier aux balcons; 
dans de telles occasions je vais toujours en avant. Va et dis- 
leur de venir me trouver ici ! 

(Galvan sort.) 

SCÈNE H 

ENRICO, .eu». 

Pendant qu'ils sont absents et qu'ils attendent le sombre 
manteau de la nuit, qui doit les protéger, je veux voir mon 
vieux père qui habite cette chambre. Voilà cinq ans qu'il est 
là, sur ce lit, et je l'aime d'autant plus que, malgré mes 
crimes, je le nourris ici à mes dépens. De l'argent que Célia 
me donne, ou que je lui prends, j'apporte ici ce que je puis, 
je soutiens cette existence qui va finir. J'y ajoute ce que je 
puis dérober de nuit dans diverses habitations, et quelque- 
fois je n'ai rien. Dans ma vie désordonnée, je n'ai conservé 
q:ie cette vertu : être un fils obéissant est une dette envers 
s on- père. Jamais je ne l'ai offensé, ni ne lui ai causé aucun 
chagrin; dans tout ce qu'il m'a commandé, je lui ai toujours 
obéi depuis ma naissance. De mes escapades et de mes folies, 
il n'a jamais rien su, et s'il les avait connues, il les aurait 
arrêtées, quoique j'aie des entrailles de pierre et un cœur de 
bjte iérocee; mais j'ai toujours empêché qu'on ne l'informât , 
de ma conduite, et pas un des chagrins que j'ai causés n'a 
re nonté jusqu'à lui. 

Jl écarte les rideanx de l'alcôve, et l'on voit Anaréto endormi sur un 
fauteuil.) 



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LE DAMNÉ FOUR MANQUE DE FOI. 3*5 

SCÈNE III 

ËNRICO, ANARÉTO. 

enrico. Le voici, je veux le voir. Je crois qu'il dort. (a PP o- 
ant.) Père ! 

anaréto, s'éteiiiant. Mon cher Enrico ! 

enrico. Vous me pardonnerez ma négligence, père de mes 
yeux. Je suis en retard ? 

ANARETO. Non, fils. 

enrico. Je ne voudrais pas vous causer d'ennui. 

anaréto. Je me réjouis de te voir. 

enrico. Le soleil, dont 4 les reflets de pourpre viennent dis- 
siper la nuit, ne donne pas au jour autant de bonheur que 
vous m'en donnez, car vous êtes mon soleil, et vos rayons 
sont vos cheveux blancs, l'honneur de ce royaume. 

anaréto. Tu es le creuset où la vertu s'épure. 

enrico. Avez- vous mangé? 

anaréto. Moi, non. 

enrico. Vous avez faim? 

anaréto. Le bonheur de te voir m'a ôté la faim. 

enrico. Cette raison, mon père, née de la grande affection 
que vous avez pour moi, ne me rassure pas. Mais vous allez 
manger; je crois qu'il est deux heures du soir. Je vais vous 
apprêter la table. 

anaréto. Je suis fâché de te donner cette peine. 

enrico. Un fils soumis doit faire tout cela, et bien plus 
encore, (a part.) J'ai réservé un écu sur l'argent que j'ai joué 
pour acheter de quoi le nourrir. Quoiqu'il blâme le jeu, je 
devais agir ainsi. (Haut.) J'apporte ici dans ce mouchoir, mon 
père, de quoi manger. Rendez justice à mon attention. 



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320 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

anaréto. Soyez béni, mon Dieu, sur la terre et dans le 
ciel, puisque vous m'avez donné un tel fils qui remplace 
mes pieds et mes mains paralysés ! 
enrico. Mangez, pour que je le voie. 
anaréto. Aide- moi à soulever mes tristes membres. 
enrico. Je vais vous aider. 
anaréto. Tes bras me donnent de la force. 
enrico. Plût à Dieu que mes embrassements pussent vous 
donner la vie ! Je dis la vie, père, parce qu'une infirmité si 
grande est une mort anticipée. 
anaréto. Que la volonté de Dieu s'accomplisse ! 
enrico. Le repas vous attend. Approcherai-je la table? 
anaréto. Non, mon fils, le sommeil s'empare de moi. 
enrico. Vraiment? Eh bien, dormez! 
anaréto. Je sens un grand froid ! 
enrico. Je vous donnerai vos habits pour vous couvrir. 
anaréto. Je n'en ai pas besoin. 
enrico. Dormez. 

anaréto. Enrico, je tremble toujours de te voir pour la 
dernière fois (car cette infirmité me fait cruellement souffrir), 
et je voudrais te voir établi. 

• enrico. Tu penses ainsi? Que ta volonté s'accomplisse. 
Demain jeme marierai. (A. P art.)Je veux lui donner cette fausse 
satisfaction. 
anaréto. Ce sera me rendre la santé. 
enrico. Il'est juste que je t'obéisse. 
anaréto. Je mourrai content. 

enrico. Je veux te complaire en tout, afin que tu voies 
de cette façon que c'est seulement pour l'obéir que je m'as- 
sujettis au mariage. % 
anaréto. Ensuite, Enrico, comme un vieillard, je te don- 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 327 

nerai un conseil. Ne cherche pas une belle femme, parce 
que c'est une chose périlleuse que d'être le gardien de la 
beauté dans une prison peu sûre. Sois attentif, Enrico. 

enrico. Parle. 

anaréto. Qu'elle n'apprenne jamais de toi que tu ne te 
fies pas à son amour; si elle voit que tu n'as pas de confiance 
tout ira mal. Traite-la comme ton égale, aime-la, sers-la, et 
qu'elle ne manque de rien; ne sois pas jaloux ; il n'y a pas 
de femme qui se conduise bien quand elle s'aperçoit que l'on 
doute d'elle. Ne déclare ta passion qu'à bon escient, et aus- 
sitôt... 

(Il s'endort.) 

enrico. Le sommeil Ta vaincu; il est maître de nos sens 
et nous donne les meilleures leçons. Couvrons-le de ses vête- 
ments et laissons-le reposer. 

(Il le couvre.) 

SCÈNE IV 
ENRICO, GALVAN. 

galvan. Tout est prêt, et, regarde, voici Albano qui passe 
dans la rue. 

enrico. Qui? 

galvan. Albano, que tu dois tuer. 

enrido. 11 me faut donc commettre cette cruauté? 

galvan Comment? 

enrico. Le tuer pour un vil intérêt? 

galvan. As-tu peur? 

enrico. Galvan, ces deux yeux fermés par le sommeil me 
donnent cette crainte, car je tremble de les voir s'ouvrir. Je 



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3*8 ÎHÉAÏRE DE ÎIRSO Î)E MOLINA. . 

n'ose, malgré la réputation terrible que je me suis acquise 
dans la mémoire des hommes, commettre un crime là où ce 
vieillard repose. 

galvan. Qui est-il ? 

enrico. Le seul homme que je redoute et que je respecte 
dans cette vie : un père est tout pour un bon fils. Si je l'a- 
vais eu toujours près de moi, je n'aurais pas commis les 
crimes dont je rougis; sa présence eût été un frein qui m'eût 
arrêté ! Mais ferme ce rideau. Si je ne le vois plus, il arrivera 
peut-être (car il fait chanceler ma résolution) que je re- 
prenne mon énergie affaiblie par la pitié 1 

GALVAN, fermant les rideaux. LOS VOÎlà fermés. 

enrico. Galvan, à présent que je ne le vois plus, et que la 
lumière de ses yeux ne m'éblouit pas, tuons, si tu le veux, 
autant d'hommes qu'il y en a sur la terre. 

galvan. Regarde, Albano s'avance, et le frère de Laura 
veut que tu lui donnes la mort. 

enrico. Puisqu'il vient la chercher, c'est un homme perdu. 

galvan. Cela va de soi. 

(Ils sortent.) 

SCÈNE V 

Une rue. 

ALBANO, un moment après ENRICO et GALVAN. 

é 

albano, traversant le théâtre. Le soleil, comme mon âge, s'avance 
vers le couchant, ma femme doit m'attendre. 

(Enrico, qui est resté immobile dey an t lui en le regardant, le laisse sortir.) 

enrico, à Gaivan. Retiens ton bras. 
galvan. Qu'attends-tu donc, Enrico? 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 329 

enrico. Je regarde un homme qui est le portrait et la vi- 
vante image de celui que j'environne de mon respect. Ré- 
ponds, si je commets cette cruauté, ne serai-je pas ingrat en- 
vers mon père î Aujourd'hui, Albano, ta vieillesse te protège; 
tes cheveux blancs sont de muets et pieux intercesseurs. 
Va-t'en en liberté; si je te tuais, je croirais tuer mon père. 

galvan. Vive Dieu! je ne te comprends pas. Tu n'es plus 
ce que tu as été. 

enrico. Mon courage en souffre peu. 

galvan. Tu pouvais le frapper. 

enrico. Je ne l'ai pas voulu. De ma vie je n'ai craint per- 
sonne. J'ai commis toutes sortes de méfaits, j'ai été homicide, 
et il n'y a pas de mauvaise action que mon cœur n'ait ac- 
cueillie; mais à la vue de ces cheveux blancs, que j'ai res- 
pectés en pensant à mon père, j'ai réprimé ma fureur. Si j'a- 
vais su qu'Albano fût un vieillard, je ne me serais jamais 
engagé avec le frère de Laura. 

galvan. Ce respect à été une folie. Il faudra rendre l'ar- 
gent qu'il t'a donné, puisque Albano n'est pas mort. 

enrico. C'est possible.* 

galvan. Qu'est-ce qui est possible ? 

enrico. Cela se pourra si je le veux. 

galvan. Le voici qui vient. 

SCÈNE VI • 

Les Mêmes, OCTAVIO. 

octavio. J'ai rencontré Albano vivant et sain comme 
moi. 
enrico. Je le crois. 
octavio. J'étais loin de penser que la parole que me donna 



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330 THEATRE DE TIRSO DE MOLLNA. 

Votre Grâce ne s'accomplirait pas comme le payement que 
je vous ai fait. Est-ce là être homme de bien? 

galvan, i part. En voilà un qui cherche un soufflet avec le 
poignard. 

enrigo. Je ne tue pas de vieillards, moi. Si celui-ci vous a 
offensé,, courez après lui et tuez-le; je me contente de l'ar- 
gent que vous m'ayez donné. 

octavio. Vous me le rendrez. 

bnrico. Que Votre Grâce aille avec Dieu! Ne m'ennuyez 
pas, ou je jure Dieu... 

(Enrico et Octayio tirent leurs épées et se battent.) 

galvan. Les voilà aux prises; le diable ne dort pas. 

octavio. Il me faut mon argent. 

enrigo. Vous ne l'aurez pas. 

octavio. Vous êtes une poule mouillée. 

enrico. Tu mens 1 

(Il le blesse.) 

octavio, tombant. Je suis mort! 

enrico. Gela y ressemble fort. 

galvan. Il allait se coucher. 

enrico. Je donne la mort à des insolents comme toi et non 
pas à des vieillards. Et si tu veux savoir ce que je puis faire, 
demande à Dieu de te ressusciter et je te tuerai de nouveau. 

SCÈNE VII 

Les Mêmes, LE GOUVERNEUR, Sbires, Suite. 

le gouverneur, au dehors. Arrêtez- le t tuez-le l , 9 

galvan. Cela va mal. Plus de cent hommes et le gouver- 
neur accourent pour t'arrêter. 
enrico. Qu'il en vienne six cents. S'ils s'emparent de moi, 



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LE DAMNÉ POUK MANQUE DE FOL 331 

Gai van, ma mort est certaine. Si je me défends, je puis cou- 
rir la chance de n'être pas tué et de m'échapper; en tous 
cas, j'aime mieux mourir avec mon honneur et ma renom- 
mée, (criant.) Voici Enrico! Lâches! ne viendrez-vous pas? 

galvan. Ils l'enveloppent de tous côtés. 

enrico. Vive Dieut je me jetterai au milieu d'eux ! 

galvan. Je te suis. 

enrico. Songe que César est avec toi. 

(Entrent le gouverneur et ses gens. Enrico et Galvan les attaquent.) 

le gouverneur. Es-tu le diable? 
enrico. Je suis un homme qui veut échapper à la mort. 
le gouverneur. Rends-toi, je te laisserai libre. 
enrico. Je ne le crois pas. Il faut me prendre. 

(Ils se battent.) 

galvan. Vous êtes des lâches ! 

(Enrico poursuit les gens de justice; le gouverneur s'interpose; Enrico 
lui donne un coup d'épée.) 

le gouverneur, tombant. Ah! je suis mort! 

un sbire. Grand malheur. Il a tué le gouverneur. 

un autre. Mauvaise parole. 

(Tous s'enfuient.) 

SCÈNE VIII 

Un site près de la mer. 
ENRICO, GALVAN. 

enrico. Quand la terre ouvrirait ses entrailles pour m'en- 
sevelir, il est impossible que j'échappe. mer, cache-moi 
dans ton sein 1 Je veux me jeter dans ses flots l'épée aux 
dents. Dieu puissant, recevez mon âme dans votre miséri- 
corde! Tout mauvais que je suis, je suis accessible à votre 



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332 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

sainte foi. Mais que vais-je faire? Me jeter à la mer quand 
je laisse derrière moi un pauvre vieillard malade 1 Je veux 
retourner vers mon père, et l'emporter avec moi comme 
Énée le vieil Anchise. 

galvan. Où vas-tu? Arrête. 

une voix, au dehors Suivez-moi par ici. 

galvan. Garde ta vie. 

enrico. Pardonnez-moi, père de mes yeux, de ne pouvoir 
vous emporter dans mes bras comme je vous emporte dans 
mon âmel Suis-moi, Galvan. 

galvan. Je te suis. 

enrico. Nous ne pouvons nous échapper par terre. 

galvan. Eh bien, je me précipite dans la mer. 

enrico. Qu'elle soit mon tombeau, ô pèrebien-aimé ! Com- 
bien je souffre de vous quitter! 

galvan. Viens avec moi. 

enrico. Je suis uij lâche, Galvan, si je ne te suis pas. 

(Ils sortent.) 

SCÈNE IX 

Une forêt. 

PAULO ET PÉDRISGO, habillés en bandits; autres bandits amenant trois 
voyageurs prisonniers. 

premier bandit. Toi seul, brave Paulo, puisque nous avons 
juré de t'obéir, tu dois juger ces trois hommes et décider de 
leur vie ou de leur mort. 

paulo. OnMls donné leur argent? 

pédrisco. Ils ne nous ont pas donné un sou. 

paulo. Eh bien, qu'attends-tu, imbécile ?. 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 333 

pédrisco. Nous le leur avons pris. 

paulo. Et ils ne l'avaient pas donné f Je vais prononcer 
leur arrêt. 

pédrisco. Voyons. 

premier voyageur. Ayez pitié de nous! 

paulo. Pendez-les à ce chêne. 

les trois voyageurs. Seigneur! 

pédrisco. Remuez les pieds. Vous serez un excellent fruit 
pour les oiseaux de proie dans cette forêt écartée. 

paulo. Ne t'étonne pas de cette cruauté. 

pédrisco. Je ne m'étonne de rien. Je vous ai vu naguère, 
seigneur, jeûner avec ferveur, et plongé dans la prière , 
prosterné aux pieds de Dieu, lui demander le courage et sa 
faveur pour continuer de vivre dans la pénitence, et aujour- 
d'hui je vous vois, à la tête de ces coquins, tuer les voya- 
geurs après les avoir dévalisés. Que pourrait-on espérer 
do plus ? Je ne saurais en vérité m'étonne r de rien. 

paulo. Je prétends imiter les hauts faits audacieux d'Eu- 
rico , et peut-être les surpasser. Que Dieu me pardonne si 
je l'offense; puisque nous devons avoir la même fin, cela est 
juste, et je m'entends. Moi qui adorais Dieu et qui passais pour 
un saint dans la montagne voisine, un ange descendu du 
ciel m'a fait quitter le droit chemin en me donnant une si 
triste récompense. Le ciel verra aujourd'hui si je n'égale 
pas Enrico en méchanceté. 

pédrisco. Je vous plains. 

paulo. Mes yeux lancent des flammes. Aujourd'hui, bêtes 
féroces qui habitez les montagnes napolitaines, vous verrez 
mes œuvres. Aujourd'hui , arbres de ces forêts qui êtes le 
plumage de la terre , l'hôtè que vous avez accueilli vous 
épouvantera. Je suspendrai à chacun de vos rameaux, cha- 
que jour, une tête; vous donnez des fruits à l'homme, et moi 



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334 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

je donnerai ces grappes opimes aux oiseaux; au printemps 
comme en hiver ce sera votre fruit éternel, et si je pouvais 
en faire davantage, je le ferais. 

pédrisco. Vous allez gaillardement en enfer. 

paulo. Va, et pends- les à l'instant à un chêne. 

pédrisco. J'y vole. 

premier voyageur. Seigneur t 

paulo. Ne répliquez pas, si vous ne voulez pas être châ- 
tiés plus rigoureusement. 

pédrisco. Venez tous les trois. 

les voyageurs. Nous sommes perdus ! 

pédrisco. Je dois ici jouer le rôle de bourreau, puisque le 
sort Ta voulu; j'en remontrerai à l'exécuteur quand, à mon 
tour, on me pendra. 

(Pédrisco sort avec les bandits, emmenant avec eux les voyageurs.) 

SCÈNE X 
PAULO, deux Bandits. 

paulo, pariant à lui-même. Enrico, si c'est ainsi que je dois t'ac- 
compagner, et si tu dois être damné/tu m'entraîneras avec 
toi; je ne t'abandonnerai jamais. Ce fut la parole d'un ange, 
je suivrai ta route; et quand Dieu, juge éternel, me condam- 
nera à l'enfer, nous aurons agi pour cela. 

une voix, au dehors, chaulant : « Si grand pécheur qu'il soit, 
que nul ne désespère de la miséricorde de Dieu. » 

paulo. Quelle est cette voix ? 

un bandit. Le feuillage touffu de ces arbres nous em* 
pêche, seigneur, de voir d'où vient la voix. 

la voix, c Que l'humble pécheur s'approche avec le ferme 



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LE DAxMNÈ POUR MANQUE DE FOI. 335 

repentir des offenses qu'il a faites au Seigneur, et Dieu lui 
pardonnera. » 

paulo. Gravissez tous deux cetle montagne, et voyez si 
c'est quelque berger qui chante ainsi. 

le bandit. Nous allons voir tous les deux. 

la voix. < Sa majesté souveraine appelle le pécheur pour 
qu'il vienne lui demander ce qu'il ne refuse jamais à per- 
sonne. » 

SCÈNE XI 

PAULO, UN JEUNE BERGER qui apparaît sur le sommet do U montagne, 
tressant une couronne de fleurs. 

paulo. Descends, descends, jeune berger. Ton chant, vive 
Dieu ! me rendait déjà confus , et j'admirais ta voix. Qui 
t'enseigna cette chanson que j'écoute avec terreur, parce 
qu'il me semble que ma propre imagination parle par ta 
bouche? 

le berger. Cette chanson que j'ai dite , seigneur, c'est 
Dieu qui me Ta enseignée. 

paulo. Dieu? 

le berger. Ou l'Église son épouse, à qui il a donné son 
pouvoir sur la terre. 

paulo. Tu as raison. 

le berger. Sachez que je crois en Dieu, les yeux fermés, 
et que je connais, quoique étant un misérable pasteur, les 
dix commandements que Dieu nous a donnés. 

paulo. Et Dieu pourrait pardonner à un homme qui l'of- 
fensa par ses œuvres, ses paroles et ses pensées? 
• le berger. Pourquoi non ? Quoique les offenses soient 
plus nombreuses que les atomes du soleil, que les étoiles du 
ciel, que les poissons de la mer; telle est sa miséricorde. 



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336 THEATRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

En disant au Seigneur : J'ai péché souvent, il reçoit le pé- 
cheur dans ses bras aimants; enfin il agit comme Dieu. 
Parce que s'il n'en était pas ainsi, quand il créa les hommes il 
ne les aurait pas faits avec leur fragile condition; parce que 
si Dieu, qui est parfait , tira l'homme dû néant pour lui of- 
frir sa gloire, il ne lui a pas dênné cette imperfection. Dieu 
le doua du libre arbitre, et il donna la fragilité à son âme et 
à son corps; il lui donna en même temps le droit de deman- 
der miséricorde, et il ne la refuse jamais à personne. De 
sorte que si, en péchant, l'homme rencontrait une juste ri- 
gueur, le nombre serait moindre de ceux qui contemplent 
Dieu dans PAlcazar céleste. La fragilité du corps est grande; 
une seule action, un seul regard déshonnête offense Dieu. 
Pourquoi donc celui qui l'offense une fois ou deux dans son 
imperfection serait-il nécessairement damné? Non, seigneur, 
cela n'est pas; Dieu est miséricordieux, et il estime le plus 
grand des pécheurs, parce que tous lui ont également coûté la 
sueur que vous savez et le sang qu'il versa si libéralement, 
faisant une mer de son corps qu'ilpartagea par amour en cinq 
fleuves sanglants, parce qu'il a formé pendant neuf mois son 
esprit dans les entrailles de celle qui mérita le nom de Vierge 
quand elle fut mère. Si ces exemples peuvent vous guider, 
dites, Pierre ne fut-il pas un pécheur, et ne fut-il pas digne 
ensuite d'être pasteur des âmes? Matthieu, son historien, 
ne l'offensa-t-il pas aussi ? et ne fut-il pas pourtant son 
apôtre revêtu par lui de cette grande dignité? François ne 
fut-il pas un pécheur? ne lui pardonna-t-il pas et n'im- 
prima-t-il pas sur son corps ces plaies divines qui lui valu- 
rent tant d'honneur? La Palestine n'appela-t-elle pas Made- 
leine sa pécheresse publique , et sa conversion n'en fît-elle 
pas une sainte? Je pourrais vous citer mille autres exem- 
ples, mais mon troupeau m'attend, et il y a longtemps que 
je suis loin de lui, 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOL 337 

. paulo. Arrête, berger, ne t'en va pas ! 

le berger. Je ne puis m'arrêter davantage, car je vais par 
ces vallées cherchant avec amour une brebis perdue qui 
s'est enfuie du bercail; et cette couronne que vous me voyez 
tresser est pour elle si elle revient ; le maître m'a ordonné 
de faire ainsi, l'estimant ce qu'elle lui a coûté. Que celui qui 
offensa Dieu demande pardon à Dieu; le Seigneur est si en- 
clin à la pitié que jamais il ne la dénia à personne. 

paulo. Arrête, berger! 

le berger. Je ne le puis . 

paulo. Je te retiendrai par la force. 

le berger. Ce serait vouloir arrêter le soleil. 

(Il disparaît.) 

SCÈNE XII 

PAULO, seul. 

Ce berger m'a révélé, sous sa forme d'emprunt plutôt di- 
vine qu'humaine, que j'ai irrité Dieu pour avoir manqué de 
foi en sa pitié, cela e$t certain, et il me donne pieusement 
à entendre par des exemples que l'homme qui se repent ob- 
tiendra le pardon céleste. Enrico ne peut-il donc aussi trou- 
ver le pardon de ses fautes? Je commence à comprendre 
que grande a été mon erreur. Mais comment le Seigneur par- 
donnera-t-il , hélas! au plus méchant homme que le monde 
ait jamais engendré? Berger, qui as fui loin de moi, ne t'é- 
tonne pas de mon épouvante. Si Enrico avait quelque in- 
tention de se repentir un jour, mon erreur pourrait bien 
s'excuser et je vivrais content. Pourquoi, berger, veux-tu 
que j'espère son salut de la clémence de Dieu ? mon âme, 
lui et moi nous serons damnés! 



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338 THEATRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

SCÈNE XIII 

PAULO, PÉDRISCO. 

pédrisgo. Écoute, Paulo, et ta apprendras , tout en refu- 
sant de le croire, l'événement le plus inattendu. Sur cette 
verte plage habitée par tant de bétes féroces, après avoir 
pendu ces trois infortunés, nous étions là, Gélioetmoi, 
quand se' fit entendre une voix qui nous troubla. < Je me 
noie, » disait-elle, et nous vîmes deux hommes qui nageaient 
vaillamment, et l'un d'eux tenait entre ses dents une épée. 
Nous courûmes à leur secours, car les flots agités de la mer 
menaçaient de les engloutir. On voyait les deux têtes de ces 
malheureux dominant les vagues; elles avaient l'air de 
têtes coupées posées sur la planche d'un échafaud. Us arri- 
vèrent enfin à force de résolution. Pour ne pas te donner 
l'ennui de deviner, l'un d'eux était Enrico. 

paulo. Gela m'étonne. 

péd/usco. N'en doutes pas, quand je le dis; je ne suis pas 
aveugle. 

paulo. Tu l'as vu? 

pédrisco. Je l'ai vu. 

paulo. Que lit-il en prenant terre ? 

pédrisgo. Il jura et blasphéma. C'est ainsi qu'il remercia 
Dieu, qui venait de le délivrer. 

paulo, à part. Et le berger dira maintenant que le Seigneur 
peut lui pardonner! Ce dernier trait m'achève. Mais je ne 
risque rien de le voir et d'éprouver son intention. 

pédrisgo. Tes gens l'amènent ici. 

paulo. Écoute °,e que tu as à faire. 

(Il parle bas à Pédrisco.) 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 339 



SCÈNE XIV 

LES MÊMES, ENRICO, GALVAN, ruUselant d'eau et les main* 
attachées. Ils sont conduits par les bandits. 

enrigo. Où me conduisez-vous ainsi? 

premier bandit. Le capitaine, qui est ici, te répondra. 

paulo, bas à Pédnsco. Fais ce que j'ai dit. 

(Il sort.) 

pédrisgo. Tout géra fait. » 

le bandit. Le capitaine s'en va ? 

pédrisgo. Oui. (aux prisonniers.) Où allaient Vos Grâces? Il 
est dangereux de cheminer dans l'eau. Vous ne répondez 
pas? 

enrico. Nous allions en enfer. 

pédrisco. Pourquoi vous donner cette peine inutile, 
quand il y a des diables si légers qui vous y emporteraient 
gratis. 

enrico. Pour nous affranchir de la reconnaissance. 

pédrisco. Votre Grâce parle bien, et vous agissez sage- 
ment en n'étant pas reconnaissant au diable d'un service 
qui est tout à son profit. Comment se nomme Votre 
Grâce? 

enrico. Je me nomme le diable. 

pédrisco. C'est pour éteindre votre feu que vous vous 
êtes jeté à l'eau? D'où êtes- vous ? 

enrico. Si, las d'avoir lutté contre les flots et le vent, je 
n'avais jeté mon épée à la mer, elle répondrait avec le tran- 
chant de sa lame à tes sottes questions. 

pédrisco. Écoutez, mon gentilhomme, ne vous aigrissez 
pas et ne nous adressez pas tant de menaces, car je jure 



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3t0 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

Dieu que si je me fâche, je vous ouvre dans le corps 
soixante et dix trous, sans compter ceux que la nature y fît 
à votre naissance. Sachez que vous êtes prisonnier, et que 
si vous êtes vaillant, moi je suis un Hector; et si vous avez 
tué bien des gens, sachez que moi j'ai tué bien des puces à 
tâtons, et que si vous êtes un voleur, j'en suis un autre, et 
que je suis le démon en personne, et par ma vie... 

le bandit. C'est bien. 

enrico, à part. Je souffre cela et je ne puis me venger! 

pédrisco. Pour le moment, on va vous attacher à un 
arbre. 

enrico. Je ne me défends pas. Faites de moi ce que vous 
voudrez. 

PÉDRISCO, montrant Gahran. Et lui aUSSÎ. 

galvan, à part. Cette fois, je ne l'échapperai pas. 
pédrisco. Attachez-les, c'est le désir du capitaine. 
enrico. Que je sois traité ainsi? 

(On attache à des arbres Enrico et Gai y an.) 

pédrisco. Je leur banderai les yeux avec mes jarretières. 

galvan. Je suis du même métier que vous, je suis aussi 
un voleur. 

pédrisco. Nous épargnerons ainsi du travail à la justice 
et du contentement au bourreau. 

le randit. Les voici attachés et les yeux bandés. 

pédrisco. Prenons nos arcs et nos flèches, et clouons-leur 
à chacun douze pointes dans le corps. (Bas aux bandits.) Ceci est 
une feinte; que personne ne les touche. 

le bandit. Je crois que le capitaine les connaît. 

pédrisco, bas aux bandiu. Retirons-nous et laissons -les ainsi. 

(Ils sortent.) 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 341 

SCÈNE XV 

ENRICO, GALVAN, attachés, pais PAULO, télu en trait*, portent un 
rosaire et une croix. 

galvan. Ils vont nous percer de leurs flèches. 

enrico. Ce n'est pas une raison pour montrer de la fai- 



galvan. Il me semble déjà que j'en ai une dans le ventre! 

enrico. Que le ciel se venge de moi ! Je voudrais me re- 
pentir, mais je ne puis. 

paulo, à part, en entrant. Je saurai par ce moyen si cet homme 
se souvient de Dieu qu'il a offensé. 
• enrico. Mourir ainsi, sans être vu ni entendu de per- 
sonne. 

galvan. Chaque moucheron qui passe me fait l'effet d'une 
flèche. 

enrico. Mon cœur est en feu. Que ma force me soit inutile! 
Ah ! fortune, toujours avare ! 

paulo. Que le Seigneur soit loué ! 

enrico. Qu'il soit loué pour toujours! 

paulo. Votre mérite parera ce coup du soft. 

enrico. Rigueur extrême l Qui êtes-vous, vous qui me par- 
lez ainsi? 

paulo. Un moine qui habito ce désert, où vous attendez 
la mort. 

enrico. Soyez le bienvenu ! Et maintenant, que voulez- 
vous? 

paulo. J'ai supplié humblement ceux qui vous ont lié à 
ce chêne, et qui se préparent à vous tuer, de me permettre 
de 5i ous parler. 



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342 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

enrico. Et pourquoi ? f 

paulo. Pour le cas où vous Voudriez vous confesser, puis- 
que vous suivez la loi de Dieu. 

enrico. Vous pouvez vous en retourner, père, ou qui que 
vous soyez. 

paulo. Que dites-vous? N'êtes- vous pas chrétien? 

enrico. Je le suis. 

paulo. Vous ne l'êtes point, puisque vous n'acceptez pas 
le bien précieux que je veux vous donner. Pourquoi ne l'ac- 
ceptez- vous pas? 

enrico. Parce que je ne le veux pas. 

paulo. Hélas! je l'avais deviné. (Haut.) Mais ne voyez- vous 
pas que dans un instant ils vont vous tuer! 

enrico. Taisez-vous, frère, et laissez-moi. Si les seigneurs . 
brigands veulent me donner la mort, me voici. 

paulo, à part. Dans quelle confusion est mon âme! 

enrico. Je n'adresse d'excuses è personne. 

paulo. Mais à Dieu? 

enrico. Puisqu'il sait quel pécheur je suis, à quoi bon? 

paulo. Grave faute! Son amour peut pardonner. 

enrico. Père, ce que je n'ai jamais fait, je ne le ferai pas 
à cette heure. 

paulo. Son cœur est un rocher. 

enrico. Gai van, que devient dans ce moment la senora 
Célia? 

galvan. Dans ma situation se souviént-on de quelque 
chose? 

paulo. Chassez de tels souvenirs. 

enrico. Mon père, vous m'ennuyez. 

paulo. Mes paroles pieuses vous offensent-elles ? 

enrico. C'est une chose insupportable; si je n'étais atta- 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 343 

ché, je vous aurais déjà jeté d'an coup de pied dans la mer. 
paulo. Souvenez-vous que vous allez mourir. 
enrico. Je suis las d'attendre. 
galvan. Père, confessez-moi, je suis déjà mort. 
enrico. Père, ôtez-moi ce bandeau. 
paulo. Je le ferai certainement. 

(Il ôte le bandeau d'Enrico et celai de GaWan.) 

enrico. Grâce à Dieu! je vois! 
galvan. Et moi aussi! 

paulo. Tournez maintenant les yeux vers vos meur- 
triers. 

SCÈNE XVI 

LES MÊMES, BANDITS, avec escopeltes et arbalètes. 

enrico. Pourquoi s'arrêtent-ils? 

pédrisco. Puisqu'il sait comment il va finir, pourquoi ne 
se confesse-t-il pas ? 

enrico. Je ne veux pas me confesser. 

pédrisco, à un bandit. Gélio, traverse-lui le cœur avec une 
ûèche. 

paulo. Laissez-moi lui parler. C'est du désespoir. 

pédrisco. Allons, qu'on le tue. 

paulo. Arrêtez, (a part.) Hélas! s'il se damne, il me damne 
avec lui. 

EifRico. Vous êtes des lâches. Quoi ! vous ne m'ouvrez pas 
la poitrine ? 

paulo. Prenez garde; si vous le frappez, ce sera pour 
ma confusion. Souvenez-vous, mon fils, que vous êtes un 
pécheur. 



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344 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA, 

bnrico. Et le plus grand du monde, je le sais. 

pavlo. J'espère te sauver. Confesse*toi à Dieu. 

enrico. Je refuse, ennuyeux prêcheur. 

paulo. Eh bien, qu'il sorte de mon cœur un fleuve de lar- 
mes dans lesquelles mon âme se noie, puisque j'ai perdu la 
foi en Dieu. Bure, cesse de couvrir mon corps, puisque mon 
cœur me dit qu'une pareille enveloppe ne doit pas recouvrir 
un faux cristal, (u jette «a robe d'ermite.) Je retombe dans mon in- 
famie et je redeviens serpent. Je ne me révolte pas contre ma 
fin malheureuse, puisque j'ai vu ma mésaventure; je prends 
les habits du démon et je me dépouille de ceux du Christ. 
Pendez ici ce froc pour qu'il dise (hélas!) : « Ici m'a suspendu 
Paulo, qui ne fut pas digne de me porter. » Donnez-moi ma 
dague et mon épée; vous pouvez prendre cette croix. Il n'y 
a d'espérance nulle part, puisque le sang sacré n'a pu me 
sauver. Déliez ces hommes. 

(On met en liberté Enrico et Galvan.) 

enrico. Je suis libre! Je ne puis en croire mes yeux! 

galvan. Je rends grâce au ciel ! 

enrico. Je désire savoir la vérité ! 

paulo. Suis-je assez malheureux ! Ah ! Enrico, plût à Dieu 
que tu né fusses pas né ! tu as été la cause de mon malheur. 
Plût à Dieu que lorsque tu ouvris les yeux à la lumière, ta 
nourrice t'eût étouffé dans ses bras, qu'un lion t'eût déchiré, 
qu'un ours eût dispersé les lambeaux de tes membres, ou 
que tu fusses tombé du plus haut balcon de ta maison avant 
que d'avoir tranché le fil de mon espérance? 

enrico. Que signifie ce discours étrange? 

paulo. Je suis Paulo, un ermite, qui laissai ma patrie bien- 
aimée dès l'âge de quinze ans, et qui servis dix autres années 
le Seigneur dans cette montagne. 

bjtoico. Quel bonheur! 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE 1701. 34b 

paulo. Quelle disgrâce! Un ange descendant des nues me 
dit, quand je demandais à Dieu quelle serait ma fin : « Va 
vers la ville et tu verras Ënrico (hélas ! mon ârnel), fils du 
noble Anaréto, renommé à Naples. Remarque bien ses ac- 
tions et écoute ses paroles; si Enrico va au ciel, le ciel t'at- 
tend; s'il va en enfer, tu l'y suivras. » Je m'imaginai alors 
que cet Enrico devait être quelque saint; mais nos désirs 
nous trompent. J'allai là-bas, je te vis, et de ta bouche elle- 
même j'appris que tu étais le plus méchant homme du 
monde. Et pour avoir la même fin que toi, je quittai le froc 
et je pris les armes, et on me donna le commandement 
de celte bande. Je voulus connaître ta pensée, pour sa- 
voir si tu te souvenais de Dieu dans ce terrible danger; 
je fus détrompé. Je me dépouillai alors, comme tu viens 
de le voir, et mon âme songea tristement, puisque Dieu l'a 
damnée. 

enrico. Les paroles célestes répétées par un ange contien- 
nent des choses auxquelles l'homme ne peut s'élever. Je 
n'aurais pas abandonné, moi, la vie que tu menais; car cet 
abandon fut peut-être la cause de ta damnation. C'est le dés- 
espoir qui t'a fait agir, et bien plus encore tu t'es voulu 
venger de la parole de Dieu et l'opposer tyranniquement à 
son ineffable pouvoir. Et en voyant qu'il ne tire pas l'épée 
de sa justice contre la rigueur de ta cause, je pense qu'il dé- 
sire te sauver; car où n'atteint pas la pitié divine? Je suis 
le plus méchant homme que le monde ait produit, celui qui 
n'a jamais dit une parole sans jurer; celui qui a tué cruel- 
lement un grand nombre d'hommes, qui ne confessa jamais 
ses fautes, malgré leur nombre, et qui ne se souvint jamais 
de Dieu ni de sa mère sainte, et, qui ne.se conduirait pas 
autrement aujourd'hui quand il verrait des épées dirigées 
contre son cœur; mais j'ai toujours l'espérance de faire un 
jour mon salut, parce que cette espérance n'est pas fondée 



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346 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

sur mes œuvres, mais sur la conviction que Dieu s'huma- 
nise avec le plus grand pécheur et que sa pitié le sauve. Mats 
puisque tu as déjà commis cette extravagance, tâcbe que 
nous menions tous deux une vie joyeuse et contente dans 
cette montagne jusqu'à la fin de nos jours. Nous devons 
avoir le même sort : si le bonheur des justes nous manque, 
le mal est aussi une joie; mais je me fie dans la pitié de 
Dieu, puisque sa justice sacrée n'a pas de bornes. 

paulo. Tu m'as donné quelque consolation. 

galvan. Pardieu, ceci m'étonne. 

paulo. Venez vous reposer. 

enrico, i part. Ahl mon père chéri! (Haut.) Ami Paulo, j'ai 
oublié à la ville un joyau précieux ; et quoique je craigne le 
sort qui me menace si je retourne là-bas, j'y dois aller pour- 
tant, dussé-je périr dans mon entreprise! Envoie avec moi 
l'un de tes soldats. 

paulo. Accompagne-le, Pédrisco. 

pédrisco, i part. Pour Dieu! moi qui m'effrayais de me trou- 
ver avec lui! 

paulo. Donnez à Enrico une bonne épée, et sur ces che- 
vaux aussi légers que le vent, vous arriverez à Naples en 
deux heures. 

galvan, à pédrisco. Je reste dans la montagne pour faire ton 
office. 

pédrisco, à Gawan. Je vais où mes épaules payeront les dé- 
lits que tu as commis. 

enrico, à p&uio. Adieu, ami. 

paulo. Que je t'embrasse pour m'avoir donné ce nom. 

enrico. Malgré mes fautes, j'ai foi en Dieu. 

paulo. Et moi, j'ai perdu la foi parce que mes fautes sont 
trop nombreuses. 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 347 

enrico. Ce manque de foi fera de toi un damné. 

paulo. Je le suis déjà, qu'importe! Ah ! Enrico, plût À Dieu 
que tu ne fusses jamais né! 

enrico. C'est vrai; mais la foi que j'ai en lui fera peut-être 
qu'il aura pitié de moi. 



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TROISIÈME JOURNÉE 



SCÈNE PREMIÈRE 

Une prison avec des barreaux au fond, à travers lesquels on voit 
la rue. 

ENRICO, PÉDRISCO. 

pédrisco. Nous voilà bien tous les deux ! 

enrico. Pourquoi diable pleures-tu? 

pédrisco. Ne puis-je pas pleurer des fautes que je paye 
sans les avoir commises ? 

enrico. Est-il une vie comme celle-ci? 

pédrisco. Au diable la vie 1 

enrico. La nourriture te manque-t-eile? La table n'est- 
elle pas dressée à toute heure? 

pédrisco. Que m'importe la table, si sur la table il n'y a 
rien à manger? 

enrico. Trêve de folies! 

pédrisco. Donne-moi à manger? 

enrico. Est-ce que je ne souffre pas comme toi? 

pédrisco. Que je paye pour mes fautes, c'est juste; mais 
pour les fautes des autres, non. 

enrico. Pédrisco, veux-tu te taire? 

pédrisco. Enrico, je me tairai; mais la faim ferait parler 
un mort et taire un courrier de la poste. 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 349 

enrico. Crois-tu donc que tu ne sortiras jamais de prison? 

pédrisco. Ce fut mon erreur. Le jour où j'entrai ici, j'ai 
présumé que tous deux nous sortirions... 

enrico. Eh bien, qui nous en empêchera? 

pédrisco. Nous serons exécutés, si Dieu n'y met ordre. 

enrico. N'aie pas peur. 

pédrisco. C'est facile à dire; mais je crains que nous ne 
dansions sans musique. 

enrico. Cela tournera mieux que tu ne le crois. 

SCÈNE II 
Les Mêmes, CÉLIA et LIDORA, dans ia me. 

CÉLIA, qu'on aperçoit à travers les. barreaux de la fenêtre. Quoique J6 ne 

craigne personne, je ne voudrais pas qu'on nous enfermât 
aussi toutes les deux. 

lidora. Puisque je suis votre servante, je puis bien vous 
accompagner. 

enrico. Silence! voici Céliat 

pédrisco. Qui? 

enrico. La femme qui m'adore le plus. C'est ma liberté 
qui arrive. 

pédrisco. J'ai bien faim. 

enrico. Veux-tu par hasard dépenser l'argent que m'ap- 
porte Célia? 

pédrisco. Je me souviens, pardieu! que j'ai quelque chose 
dans ma poche. 

(Il sort une bourse.) 

enrico. C'est bien peu. (Allant vers la fenêtre.) Belle Célia de ma 
vie! 

20 



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350 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. m 

célia, à pari. Hélast je suis perdue, (a uàon.) C'est Enrico 
, qui m'a appelée, (s-approchant de ta rendre.) Seigneur Enrico ! 

pédrisco. Seigneur 1 Tant de politesse ne présage rien de 
bon. 

enrico. Je n'osais, Célia, concevoir l'espoir d'une si grande 
faveur. 

célia. En quoi puis-je vous servir? Comment vous por- 
tez-vous, Enrico ? 

enrico. Bien, et à présentjnieuxencore,puisqu'auprixde 
mille sacrifices mes yeux se reposent sur les tiens. 

célia. Je veux vous donner... 

pédrisco. Très-bien 1 Quelle femme charmante! quelles 
suaves paroles l Allons, jetez la bourse ; j'espère que son con- 
tenu... 

enrico. Célia, je désirerais savoir ce que tu me donnes. 

célia. Je viens te donner pour te tirer d'embarras... 

ENRICO, à Pédrisco. Tu VOis. 

pédrisco. Tu es bien heureux 1 

célia. La nouvelle que l'on t'exécutera demain. 

pédrisco. La bourse est déjà pleine; il faut se mettre en 
quête d'une autre. 

enrico. Qu'ai-je entendu? Célia, écoute. 

célia. Je suis mariée. • 

enrico. Mariée, vrai Dieu! Avec qui, Célia? 

célia. Avec Lisardo; je m'y suis résignée. 

enrico. Je le tuerai. 

célia. Ne pensez pas à cela et mettez-vous bien avec 
Dieu. 

lidora. Allons-nous en, Célia. 

enrico. Je deviens fou. Célia, regarde-moi. 

célia. Je suis pressée. 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 351 

-pédrisco. Par Dieu! j'ai envie de rire» 
célia. Je sais ce que vous voulez me dire; vous voulez 
des messes, je m'en charge; allez avec Dieu! 
enrico. Qui rompra ces barreaux? 
lidora. N'écoutez pas ses cris : allons-nous-en. 
enrico. Que je souffre ! Y a-t-il une pareille cruauté ! 
pédrisco. La bourse n'est pas lourde. 
célia. Quelle colère ! 
pédrisco. Je n'y vois plus. Quelle audace ! 

(Gélia et Lidora disparaissent dans la rue.) 

SCÈNE III 

* ENRICO, PÉDRISCO. 

pédrisco. Je n'aime pas la monnaie qu'elle nous a don- 
née, vive Dieu! elle ne pèse pas un fétu de paille. 

enrico. Ciel ! à moi, un tel affront ! Ne pouvoir rompre ces 
fers! 

pédrisco. Contiens-toi ! 

enrico. Laisse-moi, imbécile. Jç vais briser ces grilles et 
me venger. 

pédriscoi J'entends venir les guichetiers. 

enrico. Qu'ils viennent! 

SCÈNE IV 

Les Mêmes, Deux Guichetiers . 

premier guichetier. Ce voleur, cet assassin a-t-il perdu 
la tête? Que je meure si je ne le punis pas ! 
enrico. Je me ferai une arme de ma chaîne. 

(Il rompt la chaîne qui le retenait et frappe les guichetiers.) 



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352 THÉÂTRE DE TÏRSO DE MOLINA. 

pédrisco. Contiens-toi, je t'en supplie! 

les guichetiers. Tuez- le! 

enrico. Vous allez voir, infâmes, ce que peut un cœur ja- 
loux et désespéré. (Les guichetiers foient. Enrico les poursuit hors de la scène, 

pais ii retient.) Pourquoi fuyez-vous, lâches? 

voix ait dehors. Tuez-le ! 

enrico. Me tuer? Faute d'une épée, je venge mes outrages 
avec cette chaîne et je vous mets en fuite. 

pédrisco. Tout ce bruit a fait venir l'alcade. 

SCÈNE V 

Les Mêmes, L'Alcade de la prison, Geôliers, 
Guichetiers. 

l'alcade. Holà 1 Qu'y a-t-il ? 

(Les geôliers s'emparent d' Enrico.) 

deuxième guichetier. Ce brigand a tué Fidélio. 

l'alcade. Vive le ciel ! Si tu ne devais être pendu demain, 
mon poignard te percerait de mille, coupsl 

enrico. Et je souffre cela, Dieu éternel! qu'on me mal- 
traite de la sorte! Mes yeux jettent des flammes.^Ne crois 
pas, infâme alcade, que je te respecte à cause de ton office; 
non, mais ma colère est impuissante. Si je pouvais, ô ciel ! 
je te mettrais en morceaux et je mangerais ta chair! 

l'alcade. Nous verrons demain, à dix heures, si le bour- 
reau ne triomphera pas de toutes tes menaces. Mettez-lui une 
autre chaîne et enfermez-le dans un cachot. 

enrico. Je Fai mérité. II n'est pas juste qu'un ennemi de 
Dieu voie le ciel ! 

(On remmène.) 

pédrisco. Pauvre Enrico I 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 353 

pn geôlier, iu dehon. Allons, venez manger. 
pédrisco. A la bonne heure; car demain je soupçonne 
qu'ils vont me serrer le gosier. 

(Ils sortent.) 

SCÈNE VI 

Un cachot. 

ENRICO, .eui. 

Vous voici dans une triste perplexité, brave Enrico; 
pourtant ne perdez jamais courage. Ayez une âme forte, car 
voici l'occasion de montrer votre valeur et d'acquérir de la 
renommée. 

UNE VOIX, au dehors. EnHCOl 

enrigo. Qui appelle? Cette voix me fait frissonner. Mes 
cheveux se dressent. Où donc est mon courage? 

la voix. Enrico! 

enrigo. Mon âme est pleine de crainte. Juste ciel ! Quelle 
est donc cette voix qui fait naître en moi une si grande 
épouvante? 

la voix. Enrico 1 

enrigo. On appelle toujours. J'ai honte de ma faiblesse. 
C'est de ce côté que vient la voix qui me jette dans un tel 
trouble. Si c'était quelque prisonnier à la chaîne? Vive 
Dieu ! je le plains. 



go, 

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354 THÉÂTRE DE TiRSO Dfc MOLINA. 

* 

SCÈNE VII 

ENRIGO, LE DÉMON, iiimible pour Emieo. 

lb démon. Ton malheur, digne de pitié, m'a ému. 

ENRico. Quel abîme plein de confusion ! Je ne me connais 
plus moi-même, et mon cœur n'a pas de repos. Ses ailes bat- 
tent sous le souffle de la crainte. Enrico, où est ton cou- 
rage? (h écoule.) Le bruit se fait entendre de nouveau. 

lb démon* Enrico, je yeux te délivrer. 

enrico. Gomment pourrais-je te croire, voix, si je ne sais 
qui tu es ni d'où tu viens ? 

lx démon. Je vais me montrer à toi. 

(Il apparaît sous la forme d'une ombre.) 

enrico. Je regrette de t'avoir vu. 
le démon. Ne crains pas. 
enrico. Une sueur froide couvjre mon corps. 
le démon. Tu acquerras aujourd'hui une nouvelle renom- 
mée. 
enrico. Je ne me ùe pas à mes forces. Ne t'approche pas. 
le démon. C'est une folie de craindre ce qui doit te sauver. 
enrico. Calme-toi, ô mon cœur I 

(A un sigue du démon, le mur s'entr'ouyre.) 

le démon. Tu vois cette ouverture ? 

ENRICO. Oui. 

le démon. Saute et tu seras hors de la prison. 
enrico. Qui es-tu? 

le démon. Saute vite et ne demande pas qui je suis; moi 
aussi je suis un prisonnier, et je viens te délivrer. 
enrico. Que me dis-tu, mon àme? Puirai-je ? Cela est clair. 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 355 

La peur me fait sentir l'haleine de la mort qui me regarde 
Echappons-nous. Qui me trouble? Mais j'entends une autre 
voix. 

voix chantant au dehon. « Arrête, et sache qu'au lieu de t'affran- 
chir de lai prison, il vaut mieux rester en prison. » 

enrico, «a démon. La voix que j'ai entendue dans les airs a 
retenu mon pas, que tu voulais presser. Elle a dit qu'il va- 
lait mieux pour moi rester en prison. 

le démon. Ceci, Enrico, est l'illusion de la peur. 

enbigo. Je dois mourir si je reste; allons-nous-en, tuas 
raison. 

voix qui chante, c Arrête, Enrico, l'on te trompe, ne fuis pas 
de cette prison, car tu mourras si tu sors, et si tu restes, 
non. » 

enrico. La voix a dit que je mourrai si je sors, et que je 
vivrai si je reste. 

le démon. Enfin tu ne veux pas t'enfuir ? 

enrico. Je préfère rester. 

le démon. C'est l'effet de la peur. Mais puisque tu es si 
aveugle, reste dans les fers, et tu verras que tu as pris le. 
mauvais parti. 

(Le démon disparaît.) 



SCÈNE VIII 

ENRICO, wui. 

Le fantôme a disparu et m'a laissé tout troublé. N'est-ce 
pas là la brèche? Non. Ce prodige m'épouvante. Étais-je 
aveugle, ou ai-je vu dans ce mur une brèche? Pourtant je 
m'étonne de m'être ainsi effrayé. Puis-je sortir d'ici? Oui, 



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356 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

j'en puis sortir. Comment? Par la mortl Cette voix m'a 
rendu timide. Le trouble où elle m'a jeté fait prévoir un 
grand malheur. N'importe, je suis ici préparé à tout. 

SCÈNE IX 
ENRICO, L'Alcade, »»ec u *nte»ce. 

l'alcade, tu dehon. Je dois entrer seul : que ceux qui m'ac- 
compagnent m'attendent à la porte. (Appelant) Enrico ! 

enrico. Que m'ordonnez-vous? 

l'alcade. Dans les graves circonstances le courage se 
montre. Soyez attentif. 

enrico. Dites. 

l'alcade, à part. Il n'a pas encore changé de visage, (usant.) 
« Dans le procès qui a lieu entre les parties, d'un côté le pro- 
cureur fiscal de Sa Majesté, et de l'autre l'accusé Enrico, 
pour les crimes de meurtre, méchanceté et autres, vu, 
etcœtera... Nous disons que nous devons le condamner et 
que nous le condamnons à être extrait de la prison où il est 
enfermé, avec une corde au cou et des crieurs marchant 
devant lui, publiant son crime; qu'il soit conduit à la place 
publique, où il sera dressé une potence à trois branches à 
laquelle il sera pendu. Et que personne ne se hasarde à l'en 
détacher sans notre licence et commandement. Et par cette 
sentence définitive, disons ainsi et ordonnons, etc. • 

enrico. Qu'est-ce que j'entends? 

l'alcade. Que dis-tu? 

enrico. Remarque bien, ignorant, que tu es un faiblp 
ennemi pour ma colère; sans cela je te ferais... 

l'alcade. L'arrogance ne peut remédier à rien. Ce qui 
importe, c'est dp vqus mettre çr\ paiiç ayec Diei;. 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 357 

enrico. Et ta viens me prêcher après m'a voir lu ma sen- 
tence ? Vive Dieu ! canaille infâme, je veux en finir avec 
toi! 

l'alcade. Que le démon te garde ! 

(Il sort.) 

SCÈNE X 

ENRICO, scui. 

Me voici condamné à mort; ma misérable vie n'a plus que 
deux heures de durée. Voix qui as causé ma perte, n'as-tu 
pas dit que je vivrais si je restais dans la prison? Triste 
sort ! J'ai le droit de t'accuser, puisque je meurs ici quand 
je pouvais reprendre ma liberté. 

SCÈNE XI 

ENRICO, un Guichetier. . 

le guichetier. Deux pères de l'ordre de Saint-François 
attendent dehors pour, te confesser. 

enrico. Bon ! Pardieu! quelle aimable attention ! Dis-leur 
de s'en retourner à leur couvent. 

le guichetier. Souviens-toi que tu vas mourir. 

•enrico. Je mourrai sans me confesser. Personne n'en 
portera la peine pour moi. 

le guichetier. Un païen ne ferait pas mieux. 

enrico. Que cette parole te suffise, car si je me fâche, 
pardieu, ton corps portera la marque de ma chaîne. 

le guichetier- Je n'attends plus. 

enrico. Tu fais très-bien. 



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358 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

SCÈNE XII 
ENRICO, «.i. 

Quel compte rendrai-je à Dieu de ma vie et comment 
passerai -je ce dernier moment? Dois-je me confesser? Je 
crois que c'est une niaiserie. Qui pourrait se souvenir au- 
jourd'hui de tant de vieux péchés ? Quelle mémoire récapi- 
tulerait les offenses que j'ai faites à Dieu? Il vaut mieux ne 
pas penser à ces choses. Dieu est grand et plein de pitié; je 
rends justice à sa miséricorde. Elle pourrait peut-être me 
sauver. 

SCÈNE XIII 
ENRICO, PÉDRISCO. 

pédrisco. Pense que tu vas mourir et que ces deux pères 
sont fatigués de t'attendre. 

BNRico. Est-ce moi qui leur ai dit de m'attendre? 

pédrisgo. Ne crois-tu pas en Dieu? . 

enrico. Je jure par le Christ que je vengerai mes ennuis 
sur les pères et sur toi. Démons, que me voulez- vous ? 

pédrisco. Je crois au contraire que ceux qui viennent te 
parler ainsi sont des anges. 

enrico. N'achève pas de me fâcher, ou, pardieu! d'un coup 
de pied je t'envoie hors de la prison. 

pédrisco. Je te remercie de l'intention. 

enrico. Va-t'en et ne m'assomme plus ! 

pédrisco. Tu vas tout droit en enfer. 

(Il tort.) 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 339 

SCÈNE XIV 

ENRICO, m.1. 

Voix que poar mon malheur j'ai entendue dans cette région 
de l'air, es-tu la voix de quelque ennemi qui a voulu se 
venger ainsi de moi ? N'âs-tu pas dit que je serais sauvé 
sans sortir de cette prison? Eh bien, réponds, pourquoi 
vient-on me tirer d'ici pour m 'exécuter? Tu m'as trompé, 
et moi je fus un lâche, puisque je pouvais fuir et éviter les 
vengeances de tous. Triste fantôme, qui m'as donné un pieux 
conseil, reviens et tu verras comment un coeur fier, au son 
de ta terrible voix, sort de tant d'obscurité. J'entends mar- 
cher : sans doute ma fin est proche. 

SCÈNE XV 

ENRICO, ANARÉTO, un Guichetier. 

le guichetier. Parlez-lui; il est possible que vos cheveux 
blancs attendrissent un si dur diamant. 

anaréto. Enrico, mon cher fils, quoique je sois chagriné 
de te retrouver chargé de ce3 fers, j'éprouve une vive joie à 
voir que tu payes ton péché. Bienheureux celui qui sur cette 
terre rachète ses fautes par un ferme repentir ; les tourments 
humains ne sont rien comparés à ceux de là-bas ! J'ai quitté 
mon lit, Enrico, et m'appuyant sur ce bâton qui me soutient, 
je viens vers toi dans ce suprême instant. 

enrico. Ahl mon père! 

anaréto. Je ne sais, Enrico, si ce nom me convient en* 
core, quoique ma rigueur t'étonne. 



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360 THÉÂTRE DE T1RSO DE MOLINA. 

enrico. Est-ce là une parole paternelle? 

anaréto. Il ne convient pas qu'un fils qui ne croit pas en 
Dieu m'appelle son père. 

enrico. Mon père, est-ce vous qui dites cela ? 

anaréto. Vous n'êtes plus mon fils, puisque vous ne 
suivez pas ma loi. Nous sommes seuls ici. 

enrico. Je ne vous comprends pas. 

anaréto. Enrico, Enrico 1 je voudrais changer vos folles 
pensées, la mort que je vous annonce étant si proche. On 
doit aujourd'hui vous exécuter et" vous refusez la confessionl 
Belle religion, ma foi ! Le mal est pour vous, et pour vous 
le regret. C'est une vengeance contre Dieu, dont le pouvoir 
règne dans l'empire du ciel éternel. Enrico, songe qu'il y a 
un enfer pour de pareilles pensées. Te venger de la sorte, 
c'est combattre contre une montagne ou contre un rocher; 
quand ton bras le touche, la douleur est pour toi. C'est jeter 
une. pierre contre le ciel pour l'offenser, et cette pierre 
retombe sur celui qui l'a lancée. Tu mourras aujourd'hui, il 
n'y a plus de remède, confesse à Dieu tes péchés, et s'ils te 
sont pardonnes, la mort deviendra pour toi la vie. Si tu 
veux être mon fils, fais ce que je te dis. Sinon (et je m'en 
affligerai), je ne te donnerai plus ce nom de fils et je ne te 
connaîtrai plus. 

enrico. C'est bien, père chéri; mon cœur s'est ému, Dieu 
m'en est témoin} de votre peine. J'avoue, mon père, que j'ai 
mal agi; je confesserai mes péchés et je baiserai les pieds 
de tous pour montrer ma foi. Il suffit que vous me l'ordon- 
niez, père de mes yeux. 

anaréto. Alors tu seras mon fils. 

enrico. Je ne voudrais pas vous affliger. 

anaréto. Va, pour que l'on te confesse. 

enrico. Combien il me coûte de vous quitter 1 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOL . 861 

anabéto. Combien il me coûte de te perdre t 

enbico. regards, clairs miroirs, hier brillantes étoiles, 
aujourd'hui avares de lumière! 

anabéto. Allons, mon fils. 

enbico. Je vais mourir. J'ai perdu toute mon audace. 

anabéto. Je perds le sentiment et la vie. 

enbico. Regardez-moi, père chéri. 

anabéto. Que je suis malheureux 1 

enbico. Seigneur éternel et plein de pitié, qui foulez, dans 
votre Alcazar, de blanches montagnes d'étoiles, écoutez ma 
prière. Je fus un méchant homme qui vous fit plus d'offenses 
que la mer ne roule de grains de sable; mais, Seigneur, 
votre pitié les surpasse. Pour racheter le monde du péché 
d'Adam, vous vous êtes placé sur une croix; rendez-moi 
digne de mériter seulement une goutte de votre sang divin. 
Et vous, aurore des cieux, vous, belle Vierge, qui êtes en- 
tourée de messagers aux bonnes nouvelles, vous que l'on 
appelle toujours le refuge des pécheurs, je suis un pécheur, 
, priez pour moi. Dites à Dieu de se souvenir de son passage 
à travers ce monde. Rappelez-lui ce qu'il souffrit pour 
sauver les innocents payant la faute d'un autre. Dites-lui 
qu'aujourd'hui que je commence à réfléchir et à comprendre, 
je souffrirais mille morts et plus encore avant de l'offenser. 

anabéto. On nous presse, là, dehors. 

enbico. Grand Seigneur 1 miséricorde ! Je n'en puis dire 
davantage. 

anabéto. Qu'un père est heureux devoir une telle chose! 

enbico, à iui-mW J'ai maintenant compris l'énigme de*la 
voix et du fantôme ; la voix était celle d'un ange et l'ombre 
était le démon. 

anabéto. Allons, mon fils. 

enbico. Qui entendrait ce nom sans que ses yeux devins- 

si 



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m ^ . THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

sentua océan de larmes! Ne me quittez pas, mon père, 
avant que j'aie rendu le dernier soupir. 

anaréto. Ne craiqs rien. Dieu te favorise. 

ENRico. Qu'il en soit ainsi) Quoique je sois déjà mort, 
c'est une mer 4e miséricorde. 

anaréto. Aie (Ju courage. 

enrico. J'ai foi en Dieu. Allons, père, trouver ceux qui 
doivent m'ôter la vie que vous m'avez donnée. 

\}\s sortent.) 

SCÈNE XVI 

Une forêt. 
PAULO, pois LE PETIT BERGER. 

paulo. Fatigué de courir, je viens dans cette forêt inex- 
tricable. J'ai laissé derrière moi mes gens, que j'entretiens 
avec Je bien d'autrui. Au pied de ce saule vert je veux me 
reposer un peu pour voir si par hasard le chagrin peut sortir 
(Je ma mémoire. Toi, source qui cours sur les cailloux et ré- 
jouis les oiseaux et les plantes du bruit de ton onde fugitive, 
(Joane-moi à cette heure quelque contentement! infuse la 
gaieté dans mon âme avec ce froid courant et cette voix so- 
nore] Aimables petits oiseaux qui chantez sans art et ga- 
zouillez paresseusement parmi les joncs et le thym, avec vos 
becs mélodieux et vos suaves accents, changez en joie mes 
graves soucis et ma vie digne de pitié! Sur ce vert tapis gi- 
ronné de cristal, je veux oublier la triste fin qui m'est pro- 
mise. 
,• ♦ 

' (Il s'endort; entre le petit berger qu'on a vu dans la deuxième journée. 
Il effeuille la couronne de fleurs qu'il tressait aupar ayant.) 

le berger. Epaisses forêts, verts peupliers quJAmaltée 
embellit d'espérances ! sources qui courez en murmurant sur 
le thym et les cailloux blancs, je viens revoir ces fcojs et 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 36S 

fouler les vallées qui me coûtent si cher! Je suis le berger 
qui gardais joyeusement sur vos rives de blanches brebis. 
Leurs toisons, au milieu de cette verdure, ressemblaient à 
des bordures d'argent. J'étais envoyé comme bon gardien 
par plusieurs bergers, et mon maître, qui vit sur la terre 
d'autrui, me voulait beaucoup de bien parce que je lui ame- 
nais, quand il les voulait voir, ses brebis blanches comme de 
la neige. Mais depuis le jour où Tune d'elles , la meilleure , 
s'enfuit du bercail, je me noie dans mes larmes. Toutes mes 
joies sont changées en tristesse, mes vifs plaisirs en souve- 
nirs morts. Je chantais par les vallées des chansons et des 
Utrilles; aujourd'hui je ne chante que des chants funèbres/ 
Parce que je l'aimais, je commençai à tresser cette couronne 
dans la forêt; mais elle ne sera pas pour elle. L'insensée fut 
trompée, et elle délaissa celui qui la chérissait. Et puisqu'elle 
n'a pas voulu de ma couronne, il faut bien que je l'effeuille. 

paulo. Berger, je t'ai déjà vu' une autre fois dans cette 
montagne; tu n'avais pas cette tristesse dont je m'étonne. 

le berger. 6 ma brebis perdue ! Quelle gloire tu fuis et 
vers quel mal tu t'achemines ! 

paulo. Cette couronne n'est-elle pas celle que tu tressais 
avec tant d'ardeur dans la forêt? 

le berger. C'est elle-même; mais la folle brebis refuse de 
revenir vers le bonheur qui l'attend : c'est pourquoi je dé- 
fais ma couronne. 

paulo. Si par hasard elle revenait, petit berger, mon ami, 
ne la recevrais-tu pas? * 

le berger. Je suis fâché contre elle; mais la grande clé- 
mence de mon maître veut que lors même que de blanches 
qu'elles étaient elles reviendraient noires au bercail, je leur 
ouvre mes bras, que je les caresse sans rancune et leur 
dise de tendres paroles. 

paulô. Puisqu'il est ton supérieur, tu lui dois obéir 



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364 THÉÂTRE DE TIRSO DEMOLINA. 

le berger. J 'obéirai; mais, aveuglée par ses vices, elle ne 
revient pas à ma voix. Du haut des rochers de ces monts je 
l'ai appelée déjà en sifflant et en lui faisant des signes; déjà 
par les halliers de cette forêt sauvage j'ai couru à sa re- 
cherche. Quelle peine cela m'a donné ! Mes pieds sont dé- 
chirés et ensanglantés par les cistes et les épines aiguës. Je 
ne puis faire davantage. 

paulo. Les joues du petit pasteur sont inondées de larmes. 
Puisqu'elle te méconnaît, oublie-la et ne pleure plus. 

le berger. Il faut bien que je fasse ainsi. Retournez, belles 
fleurs, vers la terre, puisqu'elle n'a pas été digne de votre 
beauté ! Nous verrons si dans le nouveau pays on lui tres- 
sera une aussi riche et aussi fraîche couronne. Adieu mes 
montagnes, déserts et forêts, car je retourne vers mon maître 
avec la triste nouvelle, et quand il saura cela (il le sait déjà) 
il sentira la faute et non son offense, quoiqu'elle soit bien 
grande. Je vais vers lui pktin de crainte et de vergogne; il 
faut que j'écoute ce qu'il me dira. Il me dira : « Berger, 
c'est ainsi que vous gardez les brebis que je vous confie? » 
Hélas ! je répondrai... Je ne répondrai pas; mes pleurs seront 
ma réponse. 

(Il s'éloigne.) 

SCÈNE XVII 
PAULO, ml. 

♦ 

Il semble que ce soit l'histoire de ma vie. Je comprends 
mal ce qu'a dit ce jeune pasteur; de telles paroles promettent 
d'obscures énigmes... Mais quelle est cette lumière dont les 

rayons font pâlir Celle dU SOleil. (On entend une musique aérienne, el 
l'on voit deux anges qui emportent au ciel l'âme d'Ênrico.) Une musique Cé- 

leste résonne dans les airs, et j'entrevois deux anges qui 
emportent une âme glorieuse vers les sphères éthérées. Mille 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 365 

fois heureuse, âme, puisque tu arrives aujourd'hui là où tes 

misères prendront fin. (L'apparition s'évanouit. Paulo poursuit en disant :) 

Fruits et plantes agrestes que la gelée fait mourir, ne voyez- 
vous pas se déchirer le rideau du ciel? Déjà, perçant l'épais- 
seur des nuages et les voiles transparents de l'air, âme, tu 
montes au ciel pleine de béatitude et de gloire. Tu vas re- 
cevoir la palme que t'offre ta destinée. Ame, malheur à celui 
qui n'a pas tes mérites ! 

SCÈNE XVIII 
PAULO, GALVAN. 

galvan. Sois sur tes gardes, illustre Paulo, une nom- 
breuse troupe de gens armés gravit la montagne et vient ici 
pour s'emparer de nous. Si tu ne veux pas mourir, la fuite 
seule peut nous mettre en sûreté. 

paulo. Une troupe s'avance? 

galvan. Sans doute; on aperçoit vaguement une file 
d'hommes armés, avec tambour et drapeau. Prends garde, ou 
tu seras tué ou pris. 

paulo. Qui leur à montré le chemin? 

galvan. Des paysans habitant les villages voisins, si je ne 
me trompe (nous avons fait .tant de mal dans ce pays), se 
sont réunis... 

paulo. Eh bien, tuez-les. * 

galvan. Quoi? tu peux pençer à cela? 

paulo. Tu ne connais pas Paulo. 

galvan. Le danger est imminent. 

paulo. Note aussi qu'il ne faut qu'un homme de courage 
contre quatre mille paysans. 

galvan. Ils battent le tambour. N'entends-tu pas? 



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366 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

paulo. Allons! ne crains aucun dommage; avant d'être 
ermite j'ai su aussi ce qu'est la guerre. 

SCÈNE XIX 
PAULO, GALVAN, un Juge, Paysans armes. 

le juge. Vous allez payer les mérails que -vous avez 
commis dans cette montagne. 

paulo. La colère embrase mon cœur. Je suis un Enrico 
pour la cruauté. 

un paysan. Allons, bandits, rendez- vous! 

galvan. Plutôt mourir! (a part.) Mais j'ai plus de goût pour 
la fuite. 

(GaWan s'enfuit; des paysans courent snr ses pas, Paulo tire son épée et se 
bat contre les autres; ils disparaissent dans la coulisse.) 

paulo, au dshon. Vos flèches vous donnent l'avantage. Vous 
êtes deux cents contre nous, qui ne sommes que trente. 
le juge, au dehors. Il s'est enfui dans la montagne! 

, • (On voit Paulo blessé descendre de la montagne.) 

paulo. Les mains et les pieds ne suffisent pas. Des vilains 
m'ont donné la mort; j'ai honte de ma couardise. Je veux 
retourner là-bas pour les tuer... Mais, je ne puis... Hélas! 
le ciel, que j'ai offensé, se venge ainsi de moi. 

SCÈNE XX 
PAULO, PÉDRISCO. 

PÉDRISCO, sans voir Paulo, tombé mourant sur le fol. Comme je n'ai pas 

été inculpé dans les crimes d'Ènriqp, aussitôt après son exé- 
cution, les juges m'ont mis hors de prison. Mais que vois-je? 
L'épouvante est dans la forêt et dans la montagne. J'aperçois 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOL 367 

des paysans qui courent l'épée à la main. Ici Finéo blessé, là 
Célio et Labio qui fuient. Ici, ô grande mésaventure, le 
brave Paulo étendu par terre I 

paulo. Vous revenez, vilains, vous revenez? J'ai mon 
cpée, je ne suis pas mort, je vis encore, quoique le souffle me 
manque. 

pédrisco. Je suis Pédrisco, mon cher Paulo t 

paulo. Pédrisco, viens dans mes bras! 

pédrisco. Qui t'a mis dans cet état? 

paulo. Malheur à moi! Des vilains m'ont tué. Mais, avant 
de mourir, je veux savoir de toi, ami, le sort d'Enrico. 

pédrisco. On l'a pendu sur la place publique de Naples. 

paulo. Ainsi, il sera mort damné, il est déjà en enfer? 

pédrisco. Tu te trompes, Paulo. il est mort eh chrétien 1 
après s'être confessé et après avoir communié, tenant dans 
ses bras un crucifix sur lequel ses regards étaient cloues. 
Il demanda pardon et miséricorde, le visage inondé de 
pleurs, et fit l'admiration des assistants. Outre cela, pendant 
qu'il mourait, on entendit dans l'air une musique divine, et 
pour augmenter le miracle et le mettre en évidence, deux 
anges, les ailes déployées, furent vus emportant au ciel 
l'âme d'Enrico. 

paulo. D'Enrico, le plus grand criminel que la nature 
ait créé? 

pédrisco. Pourquoi t'étonrier de cela, Paulo, puisque Dieu 
est la miséricorde même? 

paulo. Pédrisco, c'a été une illusion. On a pu voir une 
autre âme, mais non celle d'Enrico. 

pédrisco. Dieu saint! amendez-vous l 

paulo. Je meurs I 

pédrisco. Songez qu'Enrico jouit de la vue de Dieu, après 
lui avoir demandé pardon. 



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368 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

paulo. Comment me l'accorderait-il, à moi? 

pédrisco. Pourquoi douter? N'a-t-il pas pardonné à 
Enrico ? 

paulo. Dieu est plein de pitié... 

pédrisco. Gela est évident. 

paulo. Mais non pour de tels hommes. Je meurs t Viens 
m'embrasser. 

pédrisco. Sauve-toi comme lui. * 

paulo. Dieu m'a donné cette parole : si Enrico est sauvé, 
je le serai comme lui. 

(Il meurt.) 

pédrisco. Le malheureux est mort criblé de blessures. Ils 
ont troqué leur sort. Enrico , tout criminel qu'il était , a ob- 
tenu son salut, et celui-ci va en enfer parce qu'il a manqué 
de foi. Je couperai les branches de ce saule pour couvrir 'ce 
pauvre corps, (n fait ce qu'a a du.) Mais quels sont ces gens qui 
viennent? 

SCÈNE XXI 

Les Mêmes, le Juge, les Paysans, GALVAN, prisonnier. 

le juge. Si le capitaine de la bande a échappé, c'est grâce à 
votre négligence. 

un paysan. Je l'ai vu tomber, dans sa fuite, percé de mille 
flèches tirées du haut de ces rochers. 

le juge, montrant pédriico. Prenez cet homme! 

pédrisco, à part. Ah ! pauvre Pédrisco! Cette fois on va te 
faire jeûner! 

AUTRE PAYSAN, fignolant GaWan. Celui-là est le Valet de PaUlO 

et le complice de son crime. 

galvan. Tu mens comme un vilain; je le fus seulement 
d'Enrieo. 



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LE DAMNÉ POUR MANQUE DE FOI. 369 

pédrisco. Et moi... (Bas à Gartan.) Petit Galvan, mon frère, ne 
me dénonce pas, pour l'amour de Dieu ! 

le juge, à Gahan. Si tu veux nous dire où est caché le capi- 
taine, que nous cherchons, je te donnerai fa liberté. Parle. 

pédrisco. Vous le cherchez vainement quand il est mort. 

le juge. Comment, mort? 

pédrisco. Je l'ai trouvé, seigneur, percé de plusieurs flè- 
ches et dards, agonisant dans ce lieu même. 

le juge. Et où est-il ? 

PÉDRISCO. Je l'ai COUVert de Ces branches. (On écarle les bran- 
ches, et l'on voit Paulo entouré de flammes.) MaJS quelle 6St Cette ViSÎOIl? 

paulo. Si vous cherchez Paulo, vous pouvez le voir le 
corps enveloppé de flammes. Je n'attribue -à personne la 
faute des tourments que je souffre; c'est moi qui en suis 
le sçul auteur, puisque j'ai consommé ma perte. Je deman- 
dai à Dieu de me révéler la fin qui m'attendait au dernier 
jour de ma vie; je l'offensai, la chose est claire, et comme 
l'ennemi des âmes vit l'offense, il m'incita en me poursuivant 
de ses ruses. Il prit la forme d'un ange et me trompa. Si 
j'avais été sage, je me serais tiré de ses embûches. Mais je 
perdis la foi dans la pitié de Dieu, qui aujourd'hui méjuge 
et me dit : « Descends, maudit de mon père, au centre des 
obscurs abîmes où tu dois subir ta peine. » Que mes parents 
soient maudits pour m'avoir engendré! Et que je sois aussi 
maudit, puisque j'ai perdu la foi ! 

(Il s'englootit dans la terre, d'où sortent des flammes») 

le juge. Ce sont les mystères du Seigneur. 

galvàn. Pauvrç Paulo ! 

pédrisco. Heureux Enrico, qui jouit de Dieu ! 

le juge. Pour que cet exemple vous profite, je ne vous pu- 
nirai pas ; je vous donne à tous deux la liberté. 

pédrisco. Vivez un nombre infini d'années! Frère Galvan, 
puisque nous voilà libres, que penses-tu faire dorénavant? 

21. * 



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370 THÉÂTRE DE TÏRSO DE MOLINA. 

galvan. Devenir un saint. 

pédrisco. Je crois que tu ne feras pas beaucoup de mi- 
racles. % 

galvan. Espoir en Dieu! 

pédrisco. Ami, que celui qui perd la foi ait cet exemple 
toujours" présent. 

le juge. Allons à Naples raconter cet événement. 

pédrisco, «a public. Quoique ce fait soit bien ardu et difficile 
à cwire, comme le cas est véritable, que les curieux con- 
sultent Belarmino; sinon ils trouveront le fait plus développé 
dans la Vie des Pères, C'est ainsi que finit Celui qui manque 
de foi, ou la Peine et la gloire échangées. Que le ciel vous 
garde mille années ! 



FIN DU DAMNE POUR MANQUE DE FOI. 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES 

COMÉDIE EN TROIS JOURNÉES 



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PERSONNAGES 



Dofia JUANA. 
QUINT AN A, valet. 
CARAMANCHEL, laquais. 
Don MARTIN. 
Don PEDRO, vieillard. 
OSORIO. 
Dofia INÈS. 
Don JUAN. 
Dofia CLARA. 
CÉLIO. 
Don DIEGO. 
Don ANTONIO. 
* FABIO. 
DECIO. 

VALDIYIESO,écuyer. 
MUSICIENS. 
UN PAGE. 
UN VALET. 
UN ALGUASIL. 



La scène est à Madrid. 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES 

DON GIL DE LAS CALZAS VERDES 

PREMIÈRE JOURNÉE 



SCÈNE PREMIÈRE 

Décoration représentant uue campagne. 

DON A JUANA, travestie en homme et tout habillée de vert, QUINTANA. 

quintana. Maintenant, donà Juana, que la vue de Madrid 
et de son pont de Ségovie nous fait oublier les jardins de Val- 
ladolid, la porte del Campo, Espoion *, les ponts, les galères 
et la rivière Esguéva, avec tout ce qu'elle emporte dans son 
cours, semblable à un bras justicier qui prouve sa pureté en 
chassant les immondices; maintenant que vos soucis nous 
amènent vers ce pont célèbre, aux arches innombrables, 
où Ton voit le nain Manzanarès rouler sur un sable rouge 
son humble courant d'eau qui ressemble à une larme pour 

1. Promenade de Valladolid, sur la rive gauche du Pisuerga. 



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374 THEATRE DE TIRSO DE-MOLINA. 

tant de paupières *, saurons-nous quel projet .vous a con- 
duite ici, et quel danger vous oblige à vous travestir en 
homme? 

dona juana. Pour le moment, non, Quintana. 

quint ana. Voilà aujourd'hui cinq jours que je" vous ac- 
compagne sans vous interroger. Un lundi, le matin, à Valla- 
dolid, vous voulûtes éprouver ma loyauté; vous laissâtes 
cette ville et vous partîtes pour Madrid, abandonnant la mai- 
son d'un père qui vous aime, sans qu'il ait été possible jus- 
qu'à présent de rien apprendre de vous, et maintenant vous 
me priez de ne pas vous demander le motif de votre voyage. 
Quant à moi, humble instrument de votre volonté, je me 
tais et je chemine derrière vous comme un mathématicien 
qui ne peut résoudre un problème. Où me conduisez- vous? 
Tirez-moi de ce doute par pitié! Si je suis venu avec vous, 
c'est que vous m'y avez contraint, c'est que j'ai craint, si je 
vous laissais partir seule, de voir votre honneur e.n danger; 
c'est que j'ai trouvé plus profitable de vous suivre pour vous 
protéger que de rester en votre absence à consoler mon maî- 
tre. Ayez compassion de moi, mon âme est pleine d'inquié- 
tude jusqu'à ce que je connaisse vos desseins. 

dona juana. Ton étonnement sera grand. Ecoute. 

quintana. Parlez! 

dona juana. Il y a deuxmois que sont passées les fêtes de 
Pâques; avril couvrait alors les champs d'un tapis de moire; 
à cette époque tout Valladolid va se promener vers le pont 
que firent construire les époux Anzurès. J'étais ailée de ce 
côté comme tout le monde; je revins de ma promenade, 
mais j'y laissai mon cœur; car près de la Victoire je vis un 
beau jeune homme, que suivaient du regard toutes les 

1. Lope de Vega disait aux riverains du Manzanarès : « Ou détrui- 
sez vos ponts ou achetez une autre rivière. » 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 375 

femmes et que les hommes jalousaient. J'eus un pressentiment 
de ce qui m'attendait, car l'amour est l'alguasil des âmes, et 
je tremblai comme en présence de mon juge. Je fis un faux 
pas; il s'approcha de moi après avoir ôté son gant, et me 
présenta une main blanche comme l'ivoire en me disant : 
c Senora, prenez garde, il ne faut pas que le séraphin tombe 
comme l'ange révolté. » Il prit un de mes gants, et (si je dois 
ne rien cacher), avec ce gant, il prit mon âme. Pendant cette 
courte soirée (je dis courte quoique les nuits d'avril soient 
longues), mon âme but par mes yeux le poison que me ver- 
sait son air fier et gracieux. Le soleil se coucha comme s'il 
eût été jaloux de lui, et le jeune homme prit congé de moi 
sur le marchepied de la voiture, m'adressant mille protesta- 
tions d'amour, de jalousie, de constance, entremêlées de sou- 
pirs, de craintes, de dédains et de mille artifices, dont il 
m'enveloppa si bien, qu'il fit succéder l'incendie à la glace 
dans mon cœur. Je rentrai toute charmée à mon logis; je ne 
dormis pas. Je me levai les yeux fatigués pour ouvrir une 
fenêtre, et j'aperçus mon ingrat adoré. Depuis ce moment, 
il assaillit ma liberté et mon repos, et me fit résolument la 
cour. Le jour c'étaient des lettres, la nuit des sérénades. Je 
reçus ses présents, et tu sais à quoi peut conduire une telle 
imprudence. Mais pourquoi vais-je t'ennuyer de ce verbiage? 
En deux mois, don Martin de Guzman (tel est le nom de ce- 
lui que je poursuis ainsi) aplanit les difficultés et me donna sa' 
parole de m 'épouser; mais ce ne fut qu'une parole, parole 
pleine de promisses qui ne devaient pas s'accomplir. Notre 
amour vint aux oreilles de son père. Quoiqu'il connût ma nais- 
sance, sinon ma richesse,! 'or (ce vil sang de l'intérêt) fit une 
brèche dans son âme cupide. 5)n lui offrit une alliance avec une 
certaine dona Inès, qui se fait adorer et applaudir ici avec 
ses soixante et dix mille ducats. Le vieux père d'Inès écrivit 
au père de don Martin en lui demandant son fils pour gendre. 



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376 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

Il n'osa pas répondre formellement, parce qu'il savait que 
mon déshonneur devait forcément en résulter. It fit apprêter 
des chevaux de poste, et envoya mon époux dans cette ville. 
En ce moment, Quintana, il est à Madrid. Il lui a fait chan- 
ger son nom de don Martin en celui de don Gil, pour que si 
la justice venait à le rechercher à cause de moi, il pût la dé- 
pister par ce stratagème. Il écrivit en môme temps à don 
Pedro Mendozà y Velastégui, père de ma rivale, lui donnant 
à comprendre le regret qu'il avait que la folle jeunesse de 
son fils l'empêchât de conclure un si heureux mariage, parce 
qu'il était fiancé à dona Juana Solis, la plus noble, mais non 
la plus riche qu'il pût choisir. Il envoyait à sa place et au 
lieu de son fils un don Gil de je ne sais quoi, la fleur de Val- 
ladolid. Don Martin partit sous ce faux nom, mais le soupçon, 
ce lynx qui dirige les pensées, me fil deviner mon malheur, 
et je sus découvrir le secret au moyen de deux diamants 
que je vendis. Enfin je connus tout, et l'abîme qui sépare 
la promesse de son exécution. Je trouvai des forces dans ma 
faiblesse, j'abandonnai la timidité de la femqe ; l'affront me 
donna du courage, et l'adresse de la résolution. Je-me traves- 
tis comme tu vois, et, me confiant à toi, je m'abandonnai aux 
flots du hasard dans l'espoir d'y rencontrer un port. Depuis 
deux jours, mon amant est à Madrid; mon amour a mesuré 
ses étapes. Il n'y a pas à douter qu'il n'ait vu don Pedro, 
et préparé d'avance ses moyens de séduction et ses menson- 
ges. Et moi, je veux voir mon ingrat amant : par quel moyen? 
c'est à moi de le trouver. Il ne me reconnaîtra pas sous ce 
déguisement, pourvu que tune sois pas là. Dispose-toi à par- 
tir tout de suite pour Vallécas, qui est à une lieue d'ici. Je 
pourrai t'écrire ce qui m'arrivera d'heureux ou de malheu- 
reux, et te ferai tenir mes lettres par les gens qui viennent 
apporter le pain. 
quintana. Vous avez réalisé les fables de Merlin. Je ne 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 377 

vous donnerai pas de conseils; que Dieu fasse réussir vos 
projets! 

DORA JUANA. AdiÇUt 

quint ana. Vous m'écrirez? 

DORA JUANA. Oui. 

(Quintana sort.) 



SCÈNE II 
DOSA JUANA, CARAMANCHEL. 

CARAMANCHEL, i quelqu'un, an dehors. Puisque tU ne V6UX pas 

de moi pour caution, tavernier, viens ici, je t'attends sur ce 
pont. 

dora juana. Holà! Qu'y a-t-il? 

caramanghel. Écoutez, seigneur. 

dora juana. Vous cherchez un maître ? 

caramanchel. Oui. S'il pleuvait des maîtres; si on en 
vendait dans les rues; si Madrid en était pavé, et si je mar- 
chais dessus, je n'en trouverais pas un, car j'ai trop peu de 
chance. 

dona juana. Avez-vous servi beaucoup de maîtres? 

caramanchel. Beaucoup, mais pas autant que Lazarille de 
Tonnes. Je servis presqu'nn mois un médecin très-barbu et 
lippu, quoiqu'il ne fût pas Allemand; gants ambrés, habits de 
soie, têtu comme une mule, plein de morgue, beaucoup de 
livres, peu de science; mais je n'avais nul plaisir au salaire 
qu'il me donnait, parce qu'il gagnait son argent avec trop 
peu de conscience; aussi, laissant là une si mauvaise condi- 
tion, je pris la clef des champs. 

dora juana. Gomment donc gagnait-il si mal son argent? 



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378 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

garamanchel. De mille façons. D'abord, avec quatre apho- 
rismes, deux textes, trois syllogismes, il traitait une nie en- 
tière; il n'y a pas de science qui demande plus d'études que 
la médecine, ni de gens qui étudient moins que les médecins, 
quand il s'agit pourtant de notre vie. Mais comment étudie- 
raient-ils, puisqu'ils ne s'arrêtent pas de tout le jour? Je 
vous conterai ce que faisait mon docteur. En s'éveillânt, il 
déjeunait d'une tranche de jambon rance (car il était vieux 
chrétien), et avec cet électuaire, aqua vitis, qui est le jus de 
la vigne, il allait visiter tranquillement les malades du haut 
et du bas de la cité. Nous rentrions à onze heures. Mon 
homme, eût-il été de bronze, après •s'être rassasié de voir 
des urines et des fistules, pouvait-il, en conscience, compul- 
ser Hippocraté et lire les cures de tant de maladies? Il man- 
geait alors «son olla et un rôti avancé, et après le repas, il 
jouait un cent de piquet ou la poule. Trois heures sonnaient, 
il retournait à sa médecine, moi le suivant, comme saint 
Roch et son chien. Quand nous revenions à la maison, il 
faisait nuit. Il se mettait alors à l'étude, désireux (quoiqu'il 
fût peu scrupuleux) d'employer quelques instants à lire les 
commentateurs de ses Rasiset de ses Avicenne. Il s'asseyait, 
etàpeine avait-il jeté uncoupd'œil sur deux auteurs que dona 
Stéphanie criait : * Holà ! Inès ! Léonore ! allez appeler lé doc- 
teur, car la casserole refroidit,» et lui, il répondait: «Ne m'ap- 
pelez pas pour souper avant une heure; laissez-moi étudier un 
moment; dites à votre maîtresse que le fils de la comtesse a 
une esquinancie, et que la Génoise, son amie, souffre d'une 
fièvre scarlatine; il faut que j'examine si Ton doit la saigner 
dans l'état de grossesse où elle se trouve; Dioscoride dit oui, 
mais Galien dit non. » La dame se fâchait alors, et entrant 
chez le docteur, elle lui répliquait : « Vous avez acquis assez 
de renommée, et vous en savez assez pour l'argent que 
vous gagnez. Songez que si vous vous fatiguez ainsi, vous 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 379 

NPiourrez vite; envoyez au diable Galien s'il doit vous mener 
à mal. Qu'importe au bout de l'année vingt morts de plus ou 
de moins ! > Sous le coup d'un tel stimulant, le docteur se 
levait et serrait ses textes morts pour étudier sur le vivant ; 
il soupait, faisant faux bond à la science; il commençait par 
un plat de chicorée et finissait par des olives, puis, se cou- 
chant bien repu, il retournait au point du jour N à ses visites 
sans jeter un coup d'œil à sa théorie; il montait chez le pa- 
tient, disait quatre sornettes, écrivait deux recettes, de celles 
qui d'ordinaire peuvent se formuler sans étude, et leurrait 
son malade avec des mots vides de sens : « La maladie de 
Votre Seigneurie est produite par les vapeurs et par l'hypo- 
condrie; le poumon est embarrassé, et pour déterger les 
flegmes vitreux qu'il renferme, mêlés avec le chyle, il con • 
vient (afin d'aider la nature) que vous preniez un alquermès, 
lequel donnera au foie la substance qui mange le mal. » On 
lui glissait un doublon, et tout étourdi de ses paroles, on ne 
cessait de -chanter ses louanges et de le proclamer un Salo- 
mon. Je jure Dieu que je le vis un jour, ayant quatre mala- 
des à purger, copier bravement (ne croyez pas que ce soit 
un mensonge) dans un antique registre quatre ordonnances 
toutes rédigées (qu'elles fussent ou non à propos), et en of- 
frant une à celui qui devait Se purger, il lui disait : « Grand 
bien vous fasse! » Pensez-vous qu'il me convient de gagner 
un pareil argent? Voilà pourquoi j'y renonçai. 
dona. juana. Vous êtes un valet plein de scrupules, 
c aramanchel. Je m'accommodai ensuite avec un avocat, un 
avaleur de bourses; mais je m'ennuyai de le voir, pendant 
que mille plaideurs attendaient qu'il lui plût d'étudier leurs 
procès, passer quatorze heures à se friser, conduite qui méri- 
tait une volée de coups de bâton. Ils ont un instrument à 
moustaches, en manière de tenailles, au moyen duquel ils 
gomment leur barbe, qu'ils relèvent en pointe. Comme cela 



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380 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

va bien, une physionomie gommée! Je le laissai là; de pa- 
reilles gens, pour engraisser les alguasils, font le droit tortu. 
Je passai au service d'un ecclésiastique, pendant à peu près 
Un mois, comme laquais et pourvoyeur. C'était un homme 
en crédit. Coiffé d'an bonnet brodé, le teint fleuri, grave, 
joufflu, ressemblant à une mule bien nourrie, le col penché 
d'un côté, un homme enfin qui nous mettait £u pain et à 
l'eau les Vendredis pour énonomiser la pitance qu'il nous 
donnait, et lui, il mangeait un chapon (sa conscience était 
large pour celle d'un théologien), et il disait, en dodelinant 
de la tête, quand il ne restait plus que les ailerons : t Ahl 
gouvernante, que Dieu est bon! » Je le quittai pour ne pas 
voir un saint si épais et si repu ne rendre hommage à Dieu 
que lorsqu'il venait de manger. J'entrai alors chez un avare' 
qui chevauchait sur une haridelle; il me donnait deux réaux 
pour mes gages et ma nourriture, et si je commettais la 
moindre faute, oubliant YAgnus Dei, il ne se souvenait que 
de Qui tollis ration. Mais la rossinante et sa demi-mesure de 
grains remédiaient au défaut d'argent, et je vendais sans 
rémission l'orge que je lui dérobais; par ce moyen j'avais 
ma ration, et le cheval son salaire. Je servis un étourneau, 
mari d'une certaine dona Mayor, à qui elle donnait des com- 
missions pour celui-ci ou celui-là, et dont il profitait en 
homme prévoyant, de façon à n'être pas obligé de pourvoir 
aux besoins de sa femme. Si je devais vous énumérer tous 
les maîtres que j'ai servis, aussi nombreux que les poissons 
dans les golfes de cette mer, je vous fatiguerais inutilement. 
Qu'il vous suffise de savoir que je suis aujourd'hui sans place, 
parce que je n'ai trouvé que de mauvaises conditions. 

dona juana. Si tu te fais l'historien des divers person- 
nages qui se distinguent par leurs défauts , place-moi dès à 
présent sur ta liste , parce que dès à présent je te prends à 
mon service. 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. â8l 

càramanchel. C'est du nouveau ! Qui jamais vit un page 
avoir un laquais ! 

dona juaisa. Je ne vis que de mes revenus, et je n'ai ja- 
mais été page. Je viens ici prendre l'habit et solliciter une 
commanderie ; ayant laissé mon valet malade à Ségovie, j'ai 
besoin de quelqu'un pour me servir. 

càramanchel. Vous commencez jeune à solliciter; vous 
obtiendrez quand vous serez vieux. 

dona juana. J'aime ton humeur. 

càramanchel. Aucun de mes maîtres n'a jamais possédé 
ni poëte ni chapon; vous me paraissez être de cette dernière 
espèce; donc gardez-moi pour valet, car je me mets à votre 
discrétion; j'espère en tirer plus d'avantages qu'en vous ser- 
vant à forfait, et je vous serai très-fidèle. 

dona juana. Gomment te nomme- t-on ? 

càramanchel. Càramanchel. 

dona juana. Je t'aime pour ta bonne mine et ton air in- 
telligent. 

càramanchel. Et vous, comment vous nommez-vous? 

dona juana. Don Gil. 

càramanchel. Don Gil de quoi? 

dona juana. Don Gil! pas davantage. 

càramanchel. Jusqu'à votre nom qui n'est qu'un demi- 
nom d'homme; pourtant, si on y regarde de près , les mous- 
taches sont en germe sur le visage comme dans le pré- 
nom. 

dona juana. Pour le moment mon nom doit demeurer se- 
cret! Connais-tu ici une hôtellerie propre et convenable? 

.càramanchel. Je vous en enseignerai une des plus fraî- 
ches et des plus élégantes de Madrid. 

dona juana. Y a-t«il une hôtesse? 



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382 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

CARAMANCHBL. Et jeune. 

dora juana. De bonne humeur? 

garamanchbl. Elle rit toujours. 

dona juana. Quelle rue ? 

caramanchel. Des Urosas. 

dona juana, à part. Allons me faire indiquer la demeure de 
don Pedro. Madrid, prends ce nouvel étranger sous ta pro- 
tection ! 

caramanchel. Qu'il est gentil ce petit jeune homme à la 
voix flûtée ! 

dona juana. Ne viens-tu pas, Caramanchel ? 

caramanchel. Me voici, seigneur don Gilitot 

(Ils sortent.) 

' SCÈNE III 

Une salle dans là maison de don Pedro. 
DON PEDRO, lisait une lettre, DON MARTIN, OSORIO. 

don pbdro , tuant : c Je dis, pour conclure, que don Martin, 
s'il était aussi sensé qu'il est jeune , aurait rendu ma vieil- 
lesse heureuse en changeant en parenté l'amitié qui me lie 
à vous. Il a engagé sa parole à une dame de cette ville, la- 
quelle est jeune et belle, mais pauvre, et vous savez ce que 
dans notre temps promettent les beautés sans fortune. Cette 
affaire a produit ce que produisent ordinairement les choses 
de cette sorte, le repentir et les poursuites judiciaires de la 
dame. Jugez vous-même le chagrin de celui qui perd votre 
1 alliance avec ses avantages de noblesse et de fortune, et une 
femme aussi distinguée que dona Inès. Pourtant, puisque 
mon mauvais sort me prive d'un tel bonheur, je suis tout 



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DON GIL ALIX CHAUSSES VERTES. 383 

compensé en vous envoyant le seigneur don Gil d'Àlboraoz, 
porteur dé cette lettre, jeuno homme à marier et désireux 
d'une alliance comme la vôtre. Sa naissance, sa bonne con- 
duite, son âge et sa fortune (car il héritera bientôt de dix mille 
ducats derente),peuventvousfaireoublier la faveur que vous 
me destiniez, et à moi me laisser des regrets. La grâce que 
vous lui accorderez je la recevrai au nom de don Martin, qui 
vous baise les mains. Donnez-moi de bonnes et fréquentes 
nouvelles de votre santé et de votre contentement. Que le 
ciel augmente, etc. Valladolid, juin, etc. Signé, don Andrès 
de Guzman. » (a don Martin.) Soyez, seigneur, mille fois le bien- 
venu; remplissez de joie cette maison qui est vôtre, et ve- 
nez confirmer ce que je viens de lire relativement à votre 
mérite. Doiïa Inès aurait été heureuse si, pour illustrer 
notre sang, l'alliance projetée avait réjoui mes derniers 
jours. II y a nombre d'années que nous entretenons une 
réciproque amitié devenue une affection réelle ( on ou- 
blie peu dans ses derniers jours les sentiments de ses jeunes 
années). Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, et 
à cause de cela j'aurais voulu, sur la fin de notre carrière, 
échangeant nos gages , unir nos biens comme nos cœurs. 
Mais puisque don Martin , par son étourderie, rend ce ma- 
riage impossible , et puisque vous êtes venu pour le rem- 
placer, seigneur don Gil , je me tiens pour satisfait. Je ne dis 
pas que mon Inès gagne à cet échange de mari (ce compli- 
ment serait en quelque sorte une offense pour mon ami) , 
mais croyez bien que je le pense si je ne le dis pas. 

don martin. Vous commencez, en prenant le pas sur moi 
par votre gracieuseté, seigneur don Pedro; craignant de ne 
pouvoir m'acquitter, même en paroles ( les paroles ont leur 
prix quand elles viennent d'un cœur honnête), je me tais en 
vous remerciant , vous qui triomphez de moi en actions 
comme en paroles, et je montre ainsi que je ne m'appartiens 



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384 THEATRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

plus, mais que je suis tout à vous. J'ai des parents à la 
cour, et parmi eux beaucoup de gens de qualité qui pour- 
ront vous dire qut je suis ,si vous désirez le savoir; le sort 
me fut en cela favorable; et pourtant, si vous prenez des 
informations, ce Sera du temps perdu pour notre amitié. 
Mon père, du reste (qui voulait à Valladolid me donner une 
femme plus au goût de son âge qu'à mon propre goût), 
m'attend d'un moment à l'autre, et s'il apprend qu'en dépit 
de lui je me marie ici, il le prendra si mal, que s'il ne 
meurt pas, il s'opposera au bonheur que vous pouvez me 
donner en me gardant le secret. 

don pedro. Je ne prise pas si peu le crédit et l'opinion de 
mon ami, que sa signature ne me suffise pas, sans chercher 
des témoins qui me garantissent votre mérite. Nous avons 
négocié l'affaire, et fussiez-vous le plus pauvre des gen- 
tilshommes, que je vous donnerais mon Inès sur la recom- 
mandation de don Andrès. 

don martin, bas, à osono. La ruse a réussi. 

osorio, d« même, à don Martin. Pressez le mariage avant que dona 
Juana vienne y mettre obstacle. 

don martin, Je mènerai promptement l'affaire à bien. 

don pbdro. Je ne veux pas, don Gil, annoncer brusque- 
ment la nouvelle à dona Inès, et sans la' préparer prudem- 
ment, à cause de la frayeur que donne d'ordinaire un plaisir 
que Ton n'attend pas.. Si vous désirez la voir, elle ira ce 
soir au jardin du Duc, où elle est invitée, et, sans qu'elle sa- 
che qui vous êtes, vous lui ferez la cour. 

don martin. ma bien-aimée! que le soleil s'éloigne, 
car voici un autre soleil : qu'il arrête sa marche, qu'il rende 
sa lumière immobile pour que tes yeux jouissent d'une lu- 
mière éternelle ! 

don pedro. Si vous n'avez pas retenu un logis, et si ma 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 385 

maison est digne d'un hôte aussi distingué, vous me ferez la 
grâce d'en disposer. 

don martin. On aperçoit d'ici/m'a-t-on assuré, la maison 
d'un de mçs cousins; j'aurais été heureux si j'avais pu rester 
dans votre logis, où résident mes affections les plus chères. 

don pedro. Je vous attends au jardin. 

don martin. Que le ciel vous garde t 

(Ils sortent.) 



SCÈNE IV 
DOSA INÈS, DON JUAN, pm. DON PEDRO. 

dora inès. Si vous soupçonnez toujours, nous ne finirons 
pas aujourd'hui ! 

don juan. Vous êtes bien pressée de rompre ? 

dora inès. Vous êtes aujourd'hui^ étrange et insuppor- 
table! 

don juan. Le chagrin ne peut-il produire cet effet? N'al- 
lez-vous pas aujourd'hui (et vous y tenez beaucoup) au jar- 
din du Duc? 

do^a inès. Si, ma cousine m'y a invitée.... 

don juan. Quand on ne veut pas faire les èhoses, on 
trouve facilement des prétextes. 

DofiA inès. Quel déplaisir puis-je vous causer en y al- 
lant? 

don juan. La crainte qui më poursuit ne me présage qu'un 
triste accident auquel mon amour ne saurait remédier. En- 
fin, êtes-vous déterminée à aller à ce jardin? 

dona inès. Venez-y aussi, et vous verrez que vous avez 
tort de douter de ma constance. 

22 



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i 

886 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

don juan. Puisque vous commandez à toutes mes volon- 
tés , il faut bien que je vous obéisse. 

DoffA inès. La jalousie et les scrupules oot une même ori- 
gine, et un homme qui veut tout savoir semble douter, don 

Juan, dtt Cœur le plUS SCrUpuleUX. (Don Pedro revient et s'arrête au 

fond pour écouter.) Vous seul, vous serez mon époux. Venez là- 
bas ce soir. 

(Entre don Pedro.) 

don «pedro, à part. Son époux! qu'est-ce que cela veut 
dire? 
don juân. Je sors en tremblant. Adieu! 
dosa inès. Que le ciel vous conserve pour moi! 

(Don Juan s'éloigne.) 

SCÈNE V 
DON PEDRO, DOSA INÈS. 

don pedro. Inès! 

dona inès. Seigneur! faut-il prendre ma mante? Ma cou- 
sine doit m'attendre? 

don pedro. Je m'élonne que déjà tu promettes ta main. 
Ai-je donc perdu beaucoup de temps pour te marier? Es-tu 
si vieille que tu te croies en droit de préparer ma mort en 
prenant de tels engagements? Que faisait ici don Juan ? 

dona inès. Ne vous fâchez pas, ce ne serait pas juste. En 
engageant ma parole, j'ai cru aller au-devant de vos sou- 
haits. Don Juan peut prétendre à s'allier à vous, puisque 
vous savez qu'il est un parti digne de notre famille. 

don pedro. J'ai à t'offrlr un parti plus avantageux. Ne te 
bâte pas tant; je ne comptais point te révéler sitôt mqs pro- 
jets; mais tu es si impatiente dans les désirs (je ne dis pas 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 187 

cela pour f offenser) , que je veux t'y faire renoncer en 
changeant tes résolutions. Il vient d'arriver ici un cava- 
lier de bon air, très-riche et très-bien né; il est de Val- 
ladolid. Avant de l'agréer tu le verras, il héritera de dix 
mille ducats de rente, et il en attend davantage;' je garde 
donc pour mon compte la parole que tu as donnée à don 
Juan. 

dona inès. Les bons partis manquent-ils à Madrid pour 
vous tant hâter? Madrid n'est-il pas une mer, et Valladôlid 
ûû ruisseau de cette mer? Déîaisserez-vous pour un ruis- 
seau les richesses de 'l'Océan? Est-il -convenable que vous 
entraviez mon inclination , et lorsque l'amour s'est emparé 
, de mon cœur, pouvez- vous m'offris une main que je ne con- 
nais pas ? Si l'avidité, qui est la funeste passion de la vieil- 
lesse, vous a vaincu, sachez que c'est un vice honteux. Com- 
ment appelez- vous cet homme ? * 

don pedro. Don Gil. 

dona. inès. Don Gil ? Un mari de chanson î Gil ! bon Dieu ! 
ne prononcez pas ce nom ; donnez-lui une houlette et une 
casaque de peau de bête. 

don juan. Ne regarde pas au nom quantji l'homme est 
noble et riche. Tu Je verras, qt je suis sûr qu'avant demain 
tu seras folle de lui. * 

dona inès. Je n'y manquerai pas. 

don pedro. Ta cousine t'attend à la porte dans la voi- 
ture. 

dona inès, à part. Je n'irai pas à cette promenade avec le 
plaisir que je me promettais. (Haut.) Donnez-moi une mante. 

don pedro. Il doit se trouver au jardin. 

dona iNÈjs, à part. On veut me marier avec ce don Gil? 
Suis-je un enfant ? hélas! 

(Ui sortent.) 



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888 THÉÂTRE DE -TIRSO DE MOLINA. 

SCÈfrE VI 
Le jardin du Duc. 
DON A JUAN A, en eoslume d' 



J'ai sa que don Pedro amenait ici sa fille dona Inès, et c'est 
ici que mon ingrat, don Martin compte la voir. J'ai eu du 
bonheur en découvrant si vite la jnaison, les amours et l'in- 
trigue dont je saurai rompre les fils. Destinée ! ma douleur 
peut te soumettre. J'ai déjà trouvé dans la maison de mon 
ennemie quelqu'un qui m'avise de tout, et l'argent a pro- 
duit tous ces miracles. 



SCÈNE VII 
DONA JUANA, CARAMANCHEL. 

caramanchel. On m'a dit que -mon maître hermaphrodite 
m'attendait ici. Vive Dieu! je crois que c'est quelque familier 
qui, sous l'habit d'un gentilhomme, est venu pour m'éviter 
un jugement, et s'il en est ainsi, j'échappe au Saint-Office. 

dona juana. Caramanchel ! 

caramanchel. Seigneur bienvenu, l'êtes-vous bien ou 
mal à cette promenade? 

dona juana. Je viens y voir une dame que j'attends avec 
impatience. 

caramanchel. Vous l'aimez? 

dona juana. Je l'adoro. 

caramanchel. A merveille. Cela ne vous portera pas au 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 389 

moins grand dommage ; car au jeu d'amour, malgré votre 
impatience, vous ne ferez pas, comme au jeu de cartes , en 
réunissant tous les poils de votre barbe, trois figures V (oa 
entend de ia musique an dehors.) Mai s quel est ce bruit d'instruments? 

dona juana. Sans doute ceux qui accompagnent ma dame, 
l'ange invité dans ce paradis. Tiens-toi à l'écart, et tu verras 
des merveilles. 

cabamanchel, à pan. Est-il rien de pareil? un chapon 
amoureux î v 

SCÈNE VIII 

Les Mêmes, un peu à l'écart, DON JUAN, DONA INÈS, 
DOSA CLARA, Musiciens avec des guitares. 

les musiciens, ehanunt : c Peupliers de la prairie, fontaines 
du Duc, réveillez ma maîtresse afin qu'elle m'écoute , et 
dites-lui de comparer à ses dédains et à ses grâces mon 
amour et mes peines; et puisque vos ruisseaux jaillissent et 
bouillonnent, réveillez ma maîtresse afin qu'elle m'é- 
coute. » 

dona clara. Beau jardin ! 

dona juana. Ces treilles ^ui bordent les peupliers et qui ' 
laissent échapper comme des joyaux les grappes des raisins, 
gracieusement suspendues au milieu de leur feuillage, nous 
donneront un ombrage plus épais. 

don juan. Enfin vous avez voulu venir à ce jardin. 

do$a inès. Pour vous donner un démenti, seigneur, et 
une preuve de ma constance. 

1 . Le texte dit « nunca hareis chilindron mas capidillo. » Chi- 
lindron est une tierce formée du valet, du cheyal et du roi. Capidillo 
est une autre combinaison de cartes. 

22. 



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390 THÉÂTRE DE T1RSO Dp MOLINA. 

dona inès, à cammtnchei. N'est-ce pas une belle personne? 

caramanchel. L'argent n'est pas plus beau, quoique pour- 
tant je préfère votre beauté à la sienne. 

dona juana. Je meurs d'amour pour cette femme, et je 
veur lui parler. 

caramanchel. Voqs le pouvez bien. 

DONA JUANA, saluant dona Inès et came qui l'accompagnent. Je bftîse l6S 

mains de Vos Grâces et vous demande la permission pour 
un étranger de prendre place au milieu d'une si charmante 
réunion. 

dona glara. Elle le serait moins si vous y manquiez. 

dona ines. De quel pays est Votre Grâce? 

dona juana. Je naquis à Valladolid. 

dona inès. Don Juan, faites place à ce gentilhomme. 

don juan. Je suis courtois envers lui, puisque je le place 
auprès de moi. (a part. ) J'éprouve un mouvement de ja- 
lousie. 

dona ines, i part. Quelle tournure fine et élégante I quel 
joli visage i 

dona glara, i part. Hélas I Regarde'-Ml Inès? Ouil que je 
lui porte envie ! 

dona inès. Vous êtes doncdeValladolid? Vous y connaissez 
peut-être un certain don Gil, votre compatriote, qui vient 
d'arriver à Madrid? 

dona juana. Don Gil de quoi ? 

dona inè$. Quesais-je?Peut-il y avoir deux don Gil dans 
l'uni veps? 

dona juana. Ce nom est-il donc si commun? 

dona inès. Qui croirait qu'un don pût accompagner un 
Gil? 

caramanchel. C'est un nom honorable et que j'achèterais 
de mon argent. Sans cela.... 



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DON GIL ÀllX CHAUSSES VERTES. 391 

dona juana. Tais-toi, rustre! 

caramanghel. Gil est mon maître; c'esj la chanterelle et 
le bourdon de tout nom; il y en a mille qui Unissent en Gil, 
et nous avons à Valladolid la porte de Teresa Gil. 

dona juana. pt moi, l'on m'appelle aussi. don Gil, à votre 
service. 

don juan. Vous, don Gil ? 

dona juana. Si le nom que je signe ne vous plaît pas , je 
le changerai dès aujourd'hui. Je ne veux me nommer don 
Gil que si cela peut être de votre goût. 

don juan. Il importe peu à ces dames qu'on vous appelle 
Gil ou Bertrand. Vous êtes un jeune homme bien élevé al 
non un rustre. 

- dona juana. Pardonnez-moi si je* vous ai offensé, mais pour 
le bon plaisir d'une dame.... 

dona inès. Modérez-vous, don Juan I 

don juan. S'il se nomme don Gil, qu'est-ce qu'il veut 
dire? 

dona inès, à part. C'est sans doute celui qui vient pour 
m'épouser. Il ne me déplaît pas; sa figure est charmante. 

dona juana. Je regrette de vous avoir causé un déplaisir. « 

don juan. Et moi à vous, si par hasard je me suis ou- 
blié. • 

dona clara. Que la musique vous réconcilie) 

(Ton» se lèvent.) 

dona inès, à dona juan». Allons seigneur, il faut danser. 

don juan, à part. Ce don Gil me donne à penser ; mais, quoi 
qu'il en soit, dona Inès sera à moi, et s'il y a rivalité ou al- 
tercation, arrive que pourra l 

dona inès, à don Juan. Vous ne venez pfe? 

don juan. Je ne danse point. 

dona inès. El le seigneur don Gil ? 

dona juana. Je ne veux pas chagriner ce gentilhomme» 



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oogle i 



392 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

don juan. Ma mauvaise humeur est passée. Dansez. 

dona inès. Dansez avec moi. 

don juan, i part. Voilà où conduit la politesse ! 

dona clara, à part. Ce jeune homme est un ange. Je le suis 
comme son ombre. Je veux danser avec dona Inès. 

dona inès, à paru J'aime vraiment ce don Gil; c'est un vrai 
bijou. 

(Les dames dansent avec doua Juana.) 

les musiciens, chantant : « La je une enfant va au moulin de 
l'Amour pour moudre ses espérances; plaise à Dieu qu'elle 
en revienne en paix. Sous la meule de la jalousie, l'Amour 
moud son grain; t)n en tamise la farine et on eu fait du pain 
blanc. Ses pensées sont une rivière; les unes viennent, les 
autres vont; à peine a-t- elle touché ses rives, qu'elle en- " 
tend ainsi chanter: « Les eaux bouillonnent quand elles 
voient passer ma bien-aimée; elles chantent, elles sautent, 
elles bouent, elles courent entre des coquilles de corail; les 
petits oiseaux désertent leurs nids , et sur les branches du 
myrte ils volent, ils se croisent, ils sautillent, ils becquètent 
la citronnelle et la fleur de l'oranger. Les bœufs du soupçon 
.vont tarissant la rivière; là où il prend racine il y a peu d'es- 
pérances; et voyant que faute d'eau le moulin ne va pjus, 
la belle enfant qui commence a aimer le supplie de cette fa- 
çon : t Petit moulin, pourquoi ne mouds-tu pas? pourquoi 
les bœufs boivent-ils mon eau? Elle aperçoit l'Amour plein 
de farine qui moud la liberté des âmes qu'il tourmente, et 
elle lui chante ceci : Vous êtes meunier, Amour, et vous êtes 
un fâcheux * ! — Oui, je le suis, retire-toi, ou je t'enfari- 
nerai. » . ** 

(On finit de danset.) 



1. Il y a ici un jeu de mots sur molinero (meunier) et moledor 
(fâcheux), et en même temps celui qui moud. 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. S93 

dona inès, bM à dona Juan». Don Gil plein de gentillesse, à 
chaque tour et à chaque reprise mon cœur a fait mille bonds 
vers vous. Je sais que vous venez pour m'épouser. Pardon- 
nez-moi si j'ai eu l'ingratitude de vous refuser avant de vous 
avoir vu : je suis folle de vous. 

poNA glara, à part. Ce don Gil m'a vraiment fait tourner la 
tête. 

dona juana, !>•« à dona inèi. Ce n'est pas seulement en pa- 
roles que je veux vous payer ce que je vous dois, mais ce 
jeune homme vous regarde et me lance des coups d'oeil 
soupçonneux. Je me retire. 

DOftA inès. Est-ce par jalousie? 

dona juana. Non. # % 

dona inès. Connaissez-vous notre maison? 

dona juana. Très-bien. 

dona inès. Vous viendrez m'y faire visite, puisque vous 
êtes mon fiancé? 

dona juana. J'irai au moins cette nuit rôder autour de 
votre logis. 

dona inès. Je veillerai toute cette nuit à la fenêtre. 

DONA JUANA. Adieu. 

dona clara, à part. Il s'en va, hélas ! 
dona inès. N'y manquez pas! 
dona juana. Je m'en garderai bien! 

SCÈNE IX 

' Les Mêmes, moins DO$A JUANA et CARAMANCHEL. 

dôna inès. Don Juan, quelle est cette mélancolie? 

don juan. C'est pour désenchanter mon cœur, pour le gué- 
rir et lui faire haïr votre inconstance. Ah! Inès! je sais en- 
fin à quoi m'en tenir) 



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894 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

dona mfes. Voici mon père, finissez, et pour l'avenir ou- 
bliez vos soucis. 
don juan. Je m'en vais cruelle, mais vous me le payerez. 

(Il sort.) 

dona inès, i part. Ah t tu conspires contre moi, Clara! Mais 
je préfère un pied de don Gil à la main d'un roi. 

. SCÈNE X 
Les Mêmes, DON MARTIN, DON PEDRO. 

don pedro. Inès ! 

dona inès. Mon père chéri, don Gil n'est pas un homme : 
c'est la grâce, l'esprit, la gentillesse, le bon goût que l'a- 
mour garde dans son ciel. Je l'ai vu; je l'aime déjà; déjà je 
l'adore, et tout retard sera une souffrance pour mon cœur. 

don pedro, à dm Martin. Don Gil, quand mon Inès vous 
a-t-elledonc vu? 

don martin. Si ce n'est en sortant de chez .vous pour ve- 
nir à ce jardin, je ne.sais vraiment pas quand. 

don pedro. Il suffit. Ça été un miracle produit par votre 
gracieuse présence; vous avez bien fait vos affaires, appro- 
chez et présentez-lui vos compliments. 

don martin. Senora, je ne sais où trouver des mérites, 
des actions, des paroles, pour remercier le sort qui me fait 
un si grand présent. Est-il possible 1|ue vous ayez pris cette 
bonne opinion de moi rien qu'en me voyant passer dans la 
rue? Est-il possible que vous acceptiez mes hommages, cher 
objet de mon amour? Donnez-moi... 

dona inès. Qu'est-ce donc? Êtes-vous fou? Moi, éprise de 
vous? Moi, votre femme? Quand vous ai -je jamais vu de 
ma vie? Conçoit-on une telle prétention? 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. S95 

don pedro, à part, à ta âne. Ma fille, vous perdez l'esprit t 
don martin. Ciel t qu'est-ce que cela veut dire? • 
don pedro. Ne disais-tu pas à l'instant que tu avais vu 
don Gil? 
dona mes. Sans doute. 
don pedro. Ne louais-tu pas son bon air? 
dona inès. Je dis encore que c'est un ange. 
don pedro. N'offrais-tu pas de l'épouser? 

DOSA INÈS, avec impatience. Que COnClueZ-VOUS de là? VOUS H10 

faites sortir de mon caractère! 
don pedro. Que don Gil est là, devant toi. 
dona inès. Lequel? # 

don pedro. Celui-là même dont tu faisais l'éloge, 
don martin. Je suis don Gil, chère Inès. 
dona inès. Vous, don Git? 

. DON MARTIN. Moi. 

dona inès. Quelle folie! 

don pedro. Sur ma vie, c'est lui-même. 

dona inès. Don Gil avec toute cette barbe? Le don Gil que 
j'aime est un petit bijou de don Gil! 

don pedro. Elle est sans doute devenue folle ! 

don martin. Yalladolid est ma patrie. 

dona inès. Mon don Gil est aussi de cette ville. 

don pedro. Tu te trompes, ma ûlle. 

don martin. Dans tout Yalladolid, Inès de mon âme, il 
n'y a pas d'autre don Gil que moi. 

don pedro. Quel est son signalement? Regarde. 

dona inès. Un visage pur comme de l'or, des paroles de 
sucre, des chausses vertes. Il sort d'ici tout à l'heure. 

don pedro. Il se nomme don Gil de quoi 



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396 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

dora inès. Je le nomme don Gil aux chausses vertes, et 
cela suffit. 

. don pedro. Elle a perdu la tête! Qu'est-ce que cela veut 
dire, dona Clara? 
■ dosa clara. Cela veut dire que j'aime don Gil I 

dona inès. Toi ? 

dona clara. Oui, et en rentrant à la maison je demande- 
rai à mon père la permission de l'épouser. 

dona inès. Auparavant je te tuerai i 

don martin. Y a-t-ii vraiment un tel don Gil? 

don pedro. Tes caprices m'obligeront à... 

dona inès. Don GiL sera mon mari. 

don martin. Je suis don Gil, mon Inès, et je serai le mari 
que vous cherchez. 

dona inès. J'ai dit don Gil aux chausses vertes. 

bon pedro. Vit-on jamais un tel amour pour des chausses ? 

don martin. Je m'habille ^demain tout de vert, si cette 
couleur vous plaît tant. 

DON PEDRO, à sa fille. Viens, folle! 

tooftA inès. Ah! don Gil de mon âme! 



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DEUXIÈME JOURNÉE 



SCÈNE PREMIÈRE 

Une salle dans la maison de dona Juana. 

QUINTANA, DONA JUANA, têiue » f«.u*. 

quintàna. Je ne sais à qui vous comparer; vous êtes un 
Pedro de Urde malas 1 . Avez- vous donc aussi su prendre les 
femmes dans vos filets? 

dona juana. C'est ce qui vient de m'arriver. Dona Inès 
est folle de moi; don Martin va cherchant ce don Gil son ri- 
val en amour et par le nom; mais je fuis sa présence avec 
tant de précaution qu'il en perd la tête : il me croit un sor- 
cier ou un lutin. Le vieillard est à bout de patience parce 
que son Inès repousse ses supplications et n'a pas de goût 
pour don Martin. L'amour que je lui inspire est tel, que ne 
me voyant pas, elle est prête à oublier toute retenue; et, 
comme elle ne reçoit pas de mes nouvelles, il ne vient pas 
chez elle un page, un valet ni un Visiteur qu'elle ne le prie 
en pleurant de me chercher. 

quintàna. Si vous vous perdez, elle vous fera peut-êtfe 
réclamer à son de trompe. 

dona juana. A ceux qui me cherchent, elle donne .pour 

1» Voir la comédie de ce nom. Théâtre de Michel Cervantes. 

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398 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

signalement mes chausses vertes. Un certain don Juan, qui - 
lui fait la cour, furieux de ses dédains, est aussi en quête de 
moi pour me tuer. 

quintana. Madame, prenez garde, vous courez de terri- 
bles risques; procédez avec prudence, ou vous êtes perdue. 

do$a juana. Je triompherai de tout. Une cousine de mon 
Inès, dona Clara, m'aime aussi à tel point qu'elle a persuadé 
à sa mère, si elle veut la conserver vivante, de me la donner 
pour femme. 

quintana. Vous serez un mari peu commun. 

dona juana. C'est pour cela qu'elle fait rechercher presque 
publiquement dans les hôtelleries et les auberges, et sans se 
lasser, un don Gil aux chausses vertes, natif de Valladolid. 

quintana. Bon signalement pour Madrid. 

dona juana. Le valet dont je t'ai parlé et que j'ai rçpcon- 
tré sur le pont au moment de notre séparation, s'afflige aussi 
de ne pas me revoir, il court après moi depuis hier; je ne 
puis m'empêcher de rire en le voyant d'ici aller et venir, me 
cherchant dans cette rue, comme une aiguille, tandis que 
dona Inès lui affirme que je suis séquestré par quelque sor- 
cière, et qu'il me croit peut-être mis à mort par don Juan. 

quintana. Il traduira don Juan en justice. 

dona juana. Il se pourrait bien; car il est fidèle, très- 
déyoué, d'un bon paturel, et il m'aime beaucoup. 

quintana. Il se nomme? 

dona juana. Garamanchel. 

quintana. Très-bien. Mais pourquoi, maintenant, avez- 
vous repris vos vêlements de femme? 

dona juana. C'est une nouvelle ruse contre don Martin. 
J'ai loué hier celte maison meublée. 

quintana. Quoique cela doive coûter cher, on trouve en- 
core à Madrid des gens qui vous cèdent une maison aussi 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 399 

richement ornée; ce que je demande, c'est pourquoi vous 
l'avez louée. 

dona juana. Écoute, et tu sauras ce que je médite. Dona 
Inès, 1* belle de don Martin, laquelle est amoureuse de 
moi, demeure là dans la maison mitoyenne. Je l'ai vue ce 
matin, et, en nous félicitant sur ce nouveau voisinage, nous 
avons lié ensemble une grande amitié parce que, selon ce 
qu'elle m'a affirmé, elle aime un galant dont je suis le por- 
trait vivant et parce que ma présence la console un peu de 
l'absence de son ingrat. En qualité de voisine, je pourrai sa- 
voir ce que fait don Martin chez elle, et, comme je suis là, 
je déjouerai facilement toutes les trames que l'on pourra 
ourdir contre moi. 

quintana. Vous êtes le portrait vivant de k} ruse. 

dona juana. £t je serai mon propre sauveur. 

quintana. Enfin vous avez deux maisons? 

dona juana. Avec un écuyer et un laquais. 

quintana. Et l'argent ? 

dona juana. J'ai des bijoux que je pourrai vendre ou en- 



quintana. Et quand vous n'en aurez plus? 

dona juana. Dona Inès y suppléera; qui ne donne pas 
n'aime pas. 

quintana. De mon temps on ne donnait pas. Mais je re- 
tourne à Vallécas pour attendre la fin de cette intrigue. 

dona juana. Dis plutôt la fin de mes exploits. 

quintana. Je gagerais qu'aujourd'hui vous vous travesti- 
rez vingt fois en homme et en femme. 

dona juana. Autant de fois que je le jugerai nécessaire pour 
mon salut. Mais sais-tu ce que j'ai imaginé de faire avant 
que tu ne me quittes? Muni d'une lettre feinte, tu auras l'air 
d'accourir de Yalladolid à la pQursuite 4e mon amapt. 



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400 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

quint ana. Et dans quel but ? 

dona juana. Don Martin soupçonne que c'est moi qui con- 
trarie son amour; que je suis venue de mon pays sur sa 
trace et que je suis le don Gil supposé. Pour lui ôter cette 
idée de l'esprit, il sera bon de simuler une lettre que je se- 
rai censée lui écrire de Valladolid et dans laquelle je lui re- 
tracerai ma passion et mon désespoir. Tu lui diras que tu 
m'as laissée enfermée dans un couvent et que Ton croit que 
je deviendrai mère; tu lui adresseras mille reproches de ma 
part; tu lui diras que si mon père connaissait mon malheur, 
ce serait le chagrin de sa vieillesse et qu'il me tuerait; avec 
cela je lui embrouille les idées, et, me croyant à Valladolid, 
il ne pensera pas que je suis don Gil. 

quintana. Je me mets en route. 

dona juana. Et moi je vais écrire ma lettre. 

quintana. Venez, vous me la remettrez. 

dona juana. J'attends une visite. 

quintana. Une visite? 

dona juana. De dona Inès. 

(Ils sortent; entrent don Juan et dofia Inès.) 

SCÈNE II 

DONA INÈS, enveloppée dans sa mante, DON JUAN. 

dona inès. Don Juan, où il n'y a pas d'amour c'est folie de 
chercher de la jalousie. 

don Juan. Où il n'y a pas d'amour? 

dona inès. La beauté de l'univers est d'autant plus grande 
que la nature en est plus variée ; c'est pourquoi je veux 
changer afin d'être plus belle. 

don juan. Si la femme la plus inconstante est la plus belle, 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 401 

vous êtes la plus belle des femmes, parce que tous êtes la 
plus inconstante. Vous me dédaignez pour un jeune homme 
imberbe, pour un enfant, Inès, même avant de savoir qui 
il est ! • 

dona inès. Excusez la légèreté de mes paroles et songez, 
don Juan, que je suis dans une maison étrangère. 

don juan. Inconstante ! Vous ne serez pas à votre amant, 
car je vais tuer votre don Gil. 

dona inès. Lequel? 

don juan. Ce jeune garçon, ingrate, pour qui vous vous 
perdez. 

dona inès. Don Gil aux chausses* vertes n'est pas celui 
qui cause votre désappointement. Comme Dieu nous a créés, 
je vous jure que je ne l'ai pas vu l'autre soir. Le don Gil en 
faveur est un autre don Gil. 

don juan. Il y en a donc deux? 

dona inès. Oui, don Juan, le petit Gil, ou celui qui feint 
de se nommer ainsi, s'est moqué de nous tous. Celui qui 
vous a mis hors de la maison de mon père est un don Gil 
très-barbu que j'ai en horreur; pourtant mon père veut 
m'unir à lui, et pour lui plaire je dois faire violence à mon 
inclination. Si vous voulez tuer cet autre don Gil, il a le 
surnom d'Albornoz; quoiqu'on le dise très-brave, comme 
vous m'aimez et que vous avez du courage, vous aurez mé- 
rité de moi une técompense. 

don juan. Il se nomme don Gil d'Albornoz? 

dona inès. Ainsi le dit la renommée, et il habite la maison 
du comte notre voisin. 

don juan. Si près? 

dona inès. Il a voulu se rapprocher de moi. 

don juan. Et vous l'abhorrez ? 

DONA INÈS. Oui. 



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402 THÉÂTRE DE T1RSO DE MOLINA. 

don juan. Si sa mort peut me rendre votre amour, j'en 
fais le vœu solennel, mon front méritera le laurier que vous 
lui promettez. 

(Il sort.) 

dona inès, Mnie. Dieu le veuille ! De cette façon j'assurerai 
la vie du don Gil que j'aime follement, et l'autre disparu, je 
resterai libre, et mon père renoncera à son odieux mariage 
et à sa maudite avarice. 



SCÈNE III 

DONA INÈS, DONA JUANA, en costume de femme, 

VALD1VIESO. 

dona juana. Ohî senora dona Inès ! vous chez moi ? Je sens 
tout le prix de cette visite. Vraiment, je me disposais de 
mon côté à aller vous voir. Hélas ! n'y a-t-il personne pour 
prendre la mante de dona Inès? 

VALDIVIESO, à part, à dona Jnana. Qu'y a-t-il ? Quelles duègnes OU 

quelles filles de service avez-vous donc ? Ne suis-je pas votre 
seule dame d'honneur? 

DoftA juana. Esperancilla et Véga ne sont donc pas là ? 
Jésus! quelle calamité qu'un déménagement! Tout est sens 
dessus dessous ! Otez à la senora cette man^, Valdivieso ! 

(Valdivieso ôte la mante d'Inès et sort.) 

dona mes. Dona Elvire, j'admire votre visage et vôtre 
tournure. Votre grâce m'enchante. 

dona juana. Merci de vos éloges, quoiqu'ils s'adressent à 
un autre; je sais que vous me trouvez de votre goût, parce 
que je ressemble à quelqu'un qui vous plaît. Je serai comme 
la vieille loi, je trouverai grâce par là vertu de la nouvelle. 

dona inès. Vous êtes bien jeune, presqu'une enfant. Je 



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DON G1L AUX CHAUSSES VERTES. 40S 

ne pais nier que je tous aime, parce que vous ressemblez à 
on homme que j'adore, mais vous mérites d'êtfe aimée pour 
vous-même. 

dona jtANA. Il y a quelqu'un qui ne m'aime pas, quoiqu'il 
m'ait aimée autrefois. 

dona iNès. Maudit soit-il! Qui donc ose vous donner des 
chagrins î 

dona juana. Vous m© faites venir les larmes aux yeux, 
dona Inès; changeons de conversation, afin d'oublier ma 
triste histoire. 

dona inès. Si la confidence enlève la tristesse, et si vous 
vous fiez à mon amitié, contez-moi vos malheurs, puisque je 
vous ai confié les miens. 

dona juana. Non, par vos yeux! Les amours des autres 
ennuient. 

dona inès. Parlez, amie ! 

dona juana. Enfin vous l'exigez? Écoutez-moi donc et re- 
tenez vos larmes, A Burgos, noble tête de Gastille, don Ro- 
drigue de Gisneros me donna le jour, et avec le jour tous ses 
malheurs. Je vins au monde pour aimer! Quelle disgrâce! 
Encore enfant, j'aimai don Miguel de Ribera, aussi aimable 
que perfide. Il répondit d'abord à mes sentiments; mais 
l'amour est un banquier qui s'annonce fastueusement et qui 
ne tarde pas à faire banqueroute. Notre liaison suivit là 
marche accoutumée. Je payai comptant, me fiant à ses pro- 
messes. Il jura de m'épouser. Qu'elle est coupable la femme 
qui se laisse duper par des paroles, quand elle en voit tant 
qu'on oublie 1 II partit pour Yalladolid (l'ennui le gagnait); 
mes parents étaient absents, je le sus et je le suivis. Il me 
trompa en simulant une maladie (et vous savez, dona Inès, 
que l'amour malade meurt bientôt). Un cousin de don Miguel 
lui prêtait sa maison et sa table; il était jeune et beau, riche, 



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404 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

discret et courtois. Il se nommait don Gil d'Albornoz y Co- 
ronel, ami d'an don Martin de Gozman; mais il était peu 
loyal. Il arriva que l'on écrivit de cette capitale à don Martin 
et à son père don Andrès (je crois que la lettre était de votre 
père), lai offrant la main d'une belle personne appelée dona 
Inès; sans doute ce devait être vous. Don Martin avait fait 
une promesse de mariage à une certaine dona Juana; n'osant 
manquer à sa promesse, il offrit à don Gil le mariage pro- 
jeté pour lui; la richesse de votre dot lui mit des ailes aux 
pieds. Le vieillard lui confia des lettres de recommandation 
et il voulut partir avec lui pour Madrid. Don Gil commu- 
niqua son projet et ses lettres à son ami don Miguel, mon 
ingrat amant, élevant jusqu'au ciel la fortune, la beauté et 
la position de sa prétendue; c'était mettre le feu au désir et 
incendier la cupidité. Don Miguel devint amoureux de vous 
par ouï-dire; j'attribuai cela au pouvoir de votre dot, car 
l'amour est un marchand, et oubliant l'amitié de don Gil, ses 
obligations et sa dette envers lui, il lui vola ses lettres et 
son nom, et il vint ici il y a un mois à peine se donnant pour 
don Gil ; il sollicita votre main. Moi, le suivant comme son 
ombre, j'arrivai sur ses pas, semant par les chemins mes 
plaintes qui produisirent pour moi les désillusions, apanage 
de l'amour. Don Gil, apprenant son offense, se mit aussi à sa 
poursuite; nous nous rencontrâmes et cheminâmes en- 
semble pendant neuf ou dix jours jusqu'à ce que nous fus- 
sions arrivés dans cette ville, où j'attends la sentence de 
mon amour que vous, son juge, vous devez prononcer. 
Gomme je voyageais avec don Gil et que l'occasion est amie 
des nouveautés (comme enfin il suffit d'être femme), notre 
ressemblance merveilleuse nous enflamma tous deux, lui se 
voyant toujours en moi et moi me reconnaissant en lui. Il 
devint si sérieusement amoureux... 
dona inès. De qui ? • 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 405 

dora juana. De moi. 

dora inès. Don Gil d'Albornoz? 

dora juànà. Gelai à qui je ressemble par le visage et par 
la tournure, comme si le même pinceau avait tracé ces deux 
copies originales si extraordinaires. 

dona inès. Don Gil aux chausses vertes? 

dora juana. Aussi printanières que lui, qui est l'avril de 
la beauté et l'Aranjuez de la grâce. 

dona inès. Vos éloges prouvent assez que vous l'aimez. 

dona juana. Je l'aimerais bien, amie, si je n'avais bien 
aimé celui qui ne voulut pas m'aimer. Je suis mariée quoi- 
que inconstante, je suis fidèle quoique femme; je suis noble 
et résolue; ayez de la force et non de la jalousie. Dédaignant 
don Gil et voyant que don Miguel avait déjà obtenu, en 
dépit de vous, la promesse de votre père, je louai cetie mai- 
son, où j'attendrai la fin de toutes les disgrâces dont je vous 
ai fait le récit. 

dora inès. Ainsi don Miguel de Ribera serait le don Gil 
supposé, et vous prétendez que c'est votre fiancé que je vais 
épouser? 

dona juana. Sans doute. 

dora inès. Ainsi le vrai don Gil serait celui qui porte des 
chausses vertes ? Hélas ! qu'ai-je à prétendre s'il vous aime, 
• chère Elvire ? Il ne songera pas même à moi : deux yeux ne 
lui suffiront pas pour pleurer votre dédain. 

dora juana. De même que vous refusez don Miguel, je 
dédaignerai don GH. 

dona inès. Don Miguel 1 Un homme marié peut-il devenir 
moa époux? Gela n'est pas possible. 

dora juana. Venez, je vais écrire à don Gil en votre pré- 
sence un billet qui contiendra son congé. Mon écuyer le 
portera. 



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406 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

dona inès. Ah! chère Elvire, je serai votre esclave! 

dona juana, i part. Elle est tombée follement dans le piège. 
Je suis homme, je sois femme; ici don Gil, là dona Elvire. 
Puisque j'aime, que ne serai-je pas ? 

(Elles sortent.) 

SCÈNE IV 

Une rue. 
DON MARTIN, QUINTANA. 

don martin. Eh quoi ! tu Pas laissée dans un couvent, 
Quintana? 

quintana. Au couvent de San-Quirce, soupirant et pleu- 
rant, croyant qu'elle va devenir mère. Vous consommerez 
l'opprobre de sa famille si vous n'allez pas la consoler à ce 
monastère. 

don martin. Je jurerais, Quintana, qu'elle est venue de 
Valladolid à Madrid pour me persécuter ! 

quintana. Non pas. Vous avez tort de n'avoir pas d'elle 
une meilleure opinion. 

don martin. N'a-t-elle pu me suivre sous un déguise- 
ment? 

quintana. Erreur ! À cette heure elle récite pour votre 
salut, au milieu de ses compagnes, les Psaumes de la péni- 
tence. Cette lettre ne vous démontre-t-elle pas que je vous 
ai dit la vérité? 

don martin. Assurément, Quintana. Les plaintes qu'elle 
contient ont beaucoup de pouvoir sur moi. Je suis venu à 
Madrid pour solliciter avec l'agrément du roi, et je suis 
parti sans prendre congé d'elle, pour éviter tout retard. 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 407 

Mais puisque j'apprends que sa vie est en danger et qu'elle 
doit me donner un gage de notre union, tout retard serait 
un crime. Je partirai sans fauté cette semaine, que j'aie 
conclu ou non l'affaire qui m'a conduit ici. 

quintana. Et moi je prends la poste demain et je vais 
annoncer sans retard à dona Juana cette bonne nouvelle. 

don Martin. Tu feras bien. Aujourd'hui, pendant que tu 
visiteras la ville,, j'écrirai-. Où es-tu. logé? Je ne te prends 
pas avec moi, parce que cela pourrait nuire à une affaire 
commencée que tu connaîtras plus tard. 

quintana. Je suis logé tout contre l'hôtellerie de Parédès. 

don martin. Bien. 

quintana. Demain vous pourrez me donner votre lettre 
dans l'antichambre. 

don martin. A merveille, (a part.) Je n'ai pas voulu qu'il 
allât où je passe pour don Gil, de peur qu'il ne détruisit 
l'édifice que j'ai construit. 

quintana, à part. Je retourne à mon œuvre. 

don martin. Adieu t 

quintana, à part. Ciel t comment débrouiller une affaire 
aussi compliquée? 

(Il sort.) 

don martin. Je vais être père ! Dona Juana va mettre au 
monde un enfant t Cela ne suffit-il pas ? C'est ainsi que je la 
paye par mon inconstance. Ayant un fils, le dessein que j'ai 
formé est honteux et indigne d'un gentilhomme. Coupons 
court à tout cela en retournant dans mon pays. 



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408 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINÀ. 

SCÈNE V 

DON MARTIN, DON JUAN. 

don juan. Seigneur don Gil d'Àlbornoz, si comme en 
court le bruit votre poitrine renferme un cœur vaillant, et 
si vous savez tenir une épée, au moment où vous allez 
commettre une vilaine action en épousant une femme contre 
son gré, moi qui suis partie intéressée dans l'affaire, je 
désire sortir avec vous de la ville, et que sur le pont ou en 
rase campagne vous me prouviez que vous avez autant de 
courage que d'amour.' 

don martin. Laissez là une colère inutile et ne m'obligez 
pas à la calmer; j'ai plus de sang-froid que vous et je ne 
me bats point sans motif. Si vous aimez quand moi je viens 
pour me marier, et puisque la nature a mis dans la main de 
la dame un oui et un non, et que vous présumez qu'elle vous 
aime, soumettons-nous à son choix; si elle me donne le 
non et à vous le oui, je n'ai pas besoin de me battre avec 
vous. 

don juan. Elle m'a dit que son père l'y oblige; je l'aime 
et je ne puis la laisser marier par force; c'est pourquoi ou 
nous devons nous égorger, ou vous allez abandonner votre 
prétention en renonçant à cette union. 

don martin. Dona Inès dit qu'elle doit obéir à son père et 
elle consent à être ma femme. 

don juan. Elle préfère à son inclination la volonté caduque 
de son père. 

don martin. Ne serait-ce pas une folie que de perdre cette 
occasion? Si j'obtiens ce que je sollicite, n'est-ce pas une 
lourde imprudence de remettre au hasard ce dont je suis 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 409 

assuré? Il serait bon, par Dieu! qu'après vous l'avoir rendue 
si je ne vous ôte pas la vie, vous me Potassiez, vous, et que 
je perdisse une si charmante femme, et qu'après l'avoir 
épousée elle restât fille ! Non, seigneur, que je possède la 
belle dona Inès, et dans un mois d'ici nous pourrons nous 
battre. 

don juan. Ou vous faites de moi peu de cas, ou vous man- 
quez de courage; mais je saurai vous rejoindre quelque part 
où je n'aie pas à craindre la confiance qu'on vous accorde 
ici. 

(Il sort.) 

SCÈNE VI 

DON MARTIN, seul. 

J'ai bien fait d'opposer mon calme à sa folle irritation. Si 
dona Inès est décidée et si elle répugne à m'épouser, dona 
Juana m'accordera mon pardon, je reviendrai à elle et je re- 
tournerai à Valladolid; la fortune et la beauté de dona Inès 
excusent ma faute. 

SCÈNE VII 

DON MARTIN, OSORIO. 

* * 

osorio. Grâce à Dieu, je vous rencontre l 
don martin. Osorio, sois le bienvenu ! Y a-t-il des let- 
tres? 
osorio. Il en est arrivé. 
don martin. De mon père ? 



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410 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

osorio. A la poste, à la moitié de la liste, au n° 112, j'ai 
trouvé ce pli pour vous. 

(Il le lai donne.) 

don martin. Il contiendra une lettre de change à vue. 

osorio. Sans nul doute. 

don mabtin. L'adresse dit : « A don Gil d'Albornoz, » 

osorio. On vous connaît sous ce nom. 

don martin. Cette lettre en renferme une autre : « A mon 
fils don Martin. » Et une autre encore : « A Augustin Solier 
de Gamargo, marchand. > 

osorio. Vive cet Augustin, s'il nous donne de l'argent! 

don martin. Gela, Osorio, est une chose certaine. 

osorio. Où demeure-t-il ? 

don martin. A la porte de Guadalajara. 

osorio. Je veux l'embrasser pour ce qui me concerne, car 
je n'avais plus un sou. 

don martin. J'ouvre d'abord ma lettre. 

osorio. Bien. 

don martin. Elle contient ceci : « Mon fils, je serai inquiet 
jusqu'à ce que je sache la fin de votre affaire, dont les com- 
mencements, ainsi que vous m'en avez avisé, promettaient 
un bon succès. Pour que vous l'obteniez, je vous envoie 
cette lettre de change de mille écus et cette lettre pour Au- 
gustin Solier, mon correspondant. Je dis dans ma lettre que 
cette somme est pour don Gil d*Albornoz,un de mes parents. 
N'allez pas vous-mÇme toucher cet argent parce .qu'on vous 
connaît; envoyez Osorio en disant qu'ilest le majordome du- 
dit don Gil. Dona Juana'de Solis est absente depuis le jour 
de votre départ. Si l'on est inquiet chez elle je ne le suis pas 
moins, craignant qu'elle ne vous ait suivi et qu'elle ne fasse 
manquer notre affaire. Pressez votre succès et avisez-moi 
de votre mariage, afin que je me mette en route et que ces 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 411 

intrigues finissent. Que Dieu vous conservé comme je le dé- 
sire. Valladolid, août, etc. Votre père. » 

osorio. Avez-vous remarqué ceci : Dofia Jtianà n'est pas 
chez elle... 

don martin. Oui; je sais où elle est cachée. Quintana vient 
d'arriver avec une lettre d'elle, où elle m'apprend qu'elle 
est au couvent de San-Quirce et près de devenir mère. Elle 
s'est enfuie sans prévenir son père; jalouse de mon départ, 
elle n'en eut pas le temps, et c'est là le motif du chagrin et 
de l'inquiétude de mon père. Je lui ferai prendre patience 
en lui écrivant, et quand je serai le mari de dofia Inès, dans 
le cas où elle se désolerait, je lui conseillerai de se faire 
religieuse. 

osorio. Si elle est à San-Quirce, elle a déjà fait plus de la 
moitié du chemin. 



SCÈNE VIII 
Les Mêmes, AGUILAR. 

aguilar. Vous êtes le seigneur don Gil? 

don martin. Je suis votre ami, Aguilar. 

aguilar. Don Pedro vous envoie chercher, et je vous donne 
la bonne nouvelle qu'il veut vous marier aujourd'hui même 
avec sa belle héritière, malgré ses pleurs. 

don martin. Je voudrais pouvoir vous donner le Potose 
pour étrennes. Acceptez cette chaîne, quoiqu'elle ait peu de 
prix, en souvenir de votre débiteur, (u *eut mettra •«» lettres a». 

m poche et les laisse tomber i terre.) Partons ; et tOÎ, OSOHO, tU iras 

toucher cet argent; si c'est aujourd'hui mon jour de mariage 
je dépenserai tout en parures pour ma femme. 



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412 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

osorio. C'est peu pour sa beauté, (bm à don Martin.) Tout, se 
prépare bien. 

don martin, à part, à osano. J'en perds la tête i Ah ! ma belle 
dofia Inès t 

(Ils sortent.) 

SCÈNE IX 

DONA JUANA, habillée en homme, CARAMANCHEL. 

cARAMANGHEL. Je n'ai qu'un instant à rester avec yous, 
seigneur don Gii l'invisible; c'est une chose terrible de vous 
voir ainsi disparaître devant ses yeux. 

DOftA juana. Si tu me perds. 

caramanghel. J'ai harassé un crieur public en lui faisant 
crier ceci : « Celui qui aurait trouvé un don Gil avec des 
chausses vertes, perdu depuis hier, n'a qu'à le dire; il aura 
sa récompense. » Voyez quel souci pour un homme qui n'a 
pas le sou. J'ai payé un réal de messes aux âmes en votre 
notn et deux autres réaux à saint Antoine, l'intercesseur 
pour les objets perdus. Je ne veux pas être tenté davantage; 
je soupçonne que vous êtes un farfadet ou un familier, et je 
crains l'inquisition. Payez-moi, et adieu ! 

dona juana. J'ai été tout ce temps caché dans une maison 
qui a été mon ciel, puisque j'y ai trouvé la plus belle femme 
de Madrid. 

caramanchél. Est-ce une plaisanterie? Une femme? Vous? 

DONA JUANA. Moi. 

caramanchél. Est-ce que vous avez des dents pour la 
manger? ou serait-ce par hasard dona Inès, la grande dame 
du jardin qui se meurt d'amour pour les chausses vertes? 
C'est elle? 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 413 

dona juana. Pour le moins; c'en est une autre plus belle 
qui demeure tout près de sa maison. 

garamanghel. Est -elle légère? 

dona juana. Et habile. 

garamanghel. Elle donne? 

dona juana. Ce qu'elle possède. 

garamanghel. Et elle reçoit? 

dona juana. Ce qu'on lui donne. 

caramanchel. Enfin elle va vers l'argent, cet aimant de la 
femme. On la nomme...? 

dona juana. Elvire. Viens; tu me porteras une lettre. 

garamanghel. En voici un paquet pour vous. 

(Il ramasse les lettres que don Martin a laissé tomber à terre dans 
la scène précédente.) 

dona juana. Pour moi, Caramanchel? 

garamanghel. L'enveloppe ouverte dit: « A don Gil d'Al- 
bornoz. » 

dona juana. Montre 1 Ahl ciel! 

caramanchel. Votre voix et votre visage sont troublés. 

dona juana. Deux de ces lettres sont fermées et l'autre 
est ouverte. 

caramanchel. Voyez pour qui elles sont. 

dona juana. Heureux indice d'un bonheur certain. « A 
don Pedro de Mendoza y Velastégui. » C'est le père de dona 
Inès. 

garamanghel. Quelque galant de la belle vous choisit 
pour médiateur auprès du père, afin que vous l'établissiez. 

dona juana. Il a bien trouvé son intermédiaire ! 

garamanghel. Lisez cette autre adresse. 

dona juana. « A Augustin Solier de Camargo, marchand.» 

garamanghel. Ah! je le connais, c'est un Biscayenqui 
possède plus de richesses que le quartier de la porte de Gua- 
dalajara. 



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414 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. - 

dona juana. C'est d'un bon présage. Ce billet ouvert est 
pour moi. 

GARAMANGHEL. LiSCZ-fc. 

dona juana, à part. Il n'y a pas à douter que ce ne soit la 
lettre de don Andrès pour don Martin. 

• (Elle lit tout bu.) 

caramanghel. Il y a donc ici des yoleurs de lettres? 
Grave délit! Mais si l'on sait les nouvelles même sans payer 
le port, tout le monde voudra en avoir. C'est quelqu'un qui 
aura ouvert ces lettres par erreur et qui les aura perdues. 

dona juana, à p«rt. Je suis heureuse et je tire bon augure 
de ce que ces papiers sont tombés entre mes mains. Je 
ne crains plus de mauvaise aventure. 

caramanghel. De qui sont ces lettres? 

dona juana. D'un de mes oncles de Ségovie. 

caramanghel. Accepte-t-il Inès comme votre fiancée? 

dona juana. Tu as deviné son intention. Il m'expédie une 
lettre de change de mille écus pour payer les présents. 

càramanchel. J'ai été prophète. Et c'est Augustin Solier 
qui est chargé de la payer? 

dona juana. Cette lettre lui dit de m'en remettre à vue le 
montant. 

caramanghel. Touchez l'argent, et je ne vous quitterai de 
ma vie. 

dona juana, à parti Je vais à la recherche de Quintana. 
Quelle heureuse matinée ! Sur quel bon pied je me suis levée 
ce matin! Ma vengeance médite de nouvelles ruses. Quintana 
touchera aujourd'hui la lettre de change, et nous verrons 
bientôt le succès couronner mes exploits. 
• caramanghel. Si une autre fois vous me perdez, je m'in- 
troduis dans vos chausses vertes. 

dona juana. On saura aujourd'hui quel est don Gil t 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. «5 

SCÈNE X 

Une salle dans la maison de don Pedro. 
DOfiA INÈS, DON PEDRO. 

dona inès. Je dis, seigneur, qu'on vous a trompé, et que le 
faux don Gil que vous m'offrez n'est pas don Gil et qu'il ne 
s'est jamais nommé ainsi. 

don pedro. Pourquoi, Inès, me dis-tu des mensonges? 
Don Andrès ne m'a-t-il pas écrit en faveur de ce gentil- 
homme ? N'as-tu pas dit toi-même qu'il est ce don Gil que tu 
détestes? 

dona inès. Don Miguel de Gisneros est son nom; il est 
fiancé à une certaine dona Elvire; sa patrie est Burgos. 
Pour vous étonner davantage, dona Elvire elle-même m'a 
tout raconté; elle vient à sa recherche, et elle est tout le 
portrait de ce même don Giî. Elle habitela maison mitoyenne 
de la nôtre. Vous pouvez lui parler et vous informer de 
toute cette intrigue, qui est des plus compliquées. 

don pedro. Songe, Inès, qu'on a pu te tromper, qu'enfin . 
cette signature ne peut être fausse; l'art n'imité pas à ce 
point la nature. 

dona inès. Si vous ajoutez tant de foi à cette lettre, songez 
que don Gil (le vrai, celui que j'aime) est un élégant et jeune 
cavalier, portant avec grâce un vêtement vert dont je le vis 
habillé au jardin du Duc, le premier jour où je lui donnai le 
surnom de don Gil aux chausses vertes, et que l'autre, allé- 
-ché par ma dot, a été poussé par don Andrès à ce mariage et 
s'est présenté sous ses auspices avec cette lettte qui vous a 
si bien ttompé. Don Miguel était son ami; et quand il apprit 
dé sa bouché, au mohient dé son dépiart, quelles étaient ma 



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416 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

fortune et ma qualité, l'intérêt l'enflamma et lui fit oublier 
l'amitié, et qu'il était fiancé à dona Elvire (qu'il avait aimée 
si longtemps). Et profitant de ce que don Gil était logé chez 
lui, il lui vola ses lettres, prit la poste et arriva dans cette 
ville sous un déguisement. Il le devança dans le chemin, 
se donna pour don Gil, vous remit ce message et cou- 
vrit ainsi sa ruse. Le vrai don Gil arriva bientôt; c'est celui 
que je vis au jardin et qui fit tant d'impression sur moi. 
Il n'osa démasquer une telle imposture, voyant qu'elle avait 
si bien réussi, jusqu'au jour où dona Elvire me vint voir; 
elle m'apprit ce troc embrouillé et les impostures de ce 
don Gil supposé qui fonde ses espérances sur le sable. Dona 
Elvire, seigneur, a levé tous mes doutes» Vous ne voudrez 
pas me faire épouser un homme déjà marié et qui s'est con- 
duit de la sorte. 

don pedro. Vit-on jamais une pareille fourberie ! 

dona inès. N'oubliez pas cette leçon 1 

don pedro. Inès, ne verrai-je. pas don ce Gil, celui qui 
porte des chausses vertes? 

dona inès. Dona Elvire doit l'envoyer ce soir même pour 
me voir et me parler. 

don pedro. Pourquoi tarde-t-ii? 

dona inès. Il fait encore jour. Mais n'est-ce pas lui que 
j'aperçois? Ciel! sa présence fait renaître mon espoir! 

SCÈNE XI 

Les Mêmes, DONA JUANA, Têtue en homme. 

dona juana. Je viens, sefiora, m'excuser de mon retard 
et vous demander pardon non du changement de mes senti- 
ments à votre égard, mais de mon absence. Tous ces jours 



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DON G!L AUX CHAUSSES VERTES. * 417 

j'ai été occupé par les soucis où m'a plongé un traître qui, 
pour s'emparer de votre amour, a usurpé jusqu'à mon nom, 
et cela bien malgré moi, car depuis le jour où je tous ai 
vue, j'ai aliéné ma liberté. 

dona inès. Je sais qu'il n'en, est pas ainsi ; pourtant, que 
cela soit ou non la vérité, voici mon père, seigneur don Gil, 
qui désirait vous voir; persuadez-le, afin qu'il ne croie pas 
que cette confusion d'événements trahit un cœur déloyal. 

nos a juana. Je suis heureux, seigneur, de tous avoir ren- 
contré ici, et j'aurais regretté de ne pas vous avoir montré 
les lettres que j'ai reçues aujourd'hui de don Andrès de 
Guzman, lesquelles dissiperont les chimères de celui qui a 
voulu ruiner mes espérances avec des signatures dérobées. 
Si ces lignes me donnent foi et crédit auprès de vous et si 
ces papiers me servent de caution, n'accueillez pas les fausses 
excuses de ce don Miguel et gardez-vous de ses trahisons. 

(Don Pedro jette les yeux sur les lettres.) 

don pedro. Je suis satisfait de vos paroles et de ce qu'af- 
firme votre cœur généreux. Ce message et cette signature 
furent la cause de l'affront que je vous ai fait (si c est moi qui 
en suis l'auteur), et actuellement je constate avec plaisir 
votre identité. Si ces lettres sont de don Andrès... (u ie* regards 
une seconde fois.) Laissez-les-moi parcourir. 

(Il lit tout bas.) 
DONA INÈS, à part, à dont Juana. Que COmpteZ-VOUS faire? 

dona juana. Vous qui tenez les clefs de ma volonté, ré- 
pondez pour moi. 

dona inès. Depuis hier vous recherchez beaucoup notre 
voisinage. 

dona juana. Depuis hier! Depuis que je vous connais mon 
cœur vous voit partout et soupire en votre absence. 

dona inès. En mon' absence? 

DONA JUANA. Pourquoi HOÛ? 



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418 THÉÂTRE DR TIRSO DE MOLINÀ. 

. dona inès. Dites plutôt en l'absence de dona Elvire. 

DON PEDRO, après avoir la la lettre. Don Andrès m'engage 6tt- 

core cette fois à conclure votre mariage, et me vante votre 
naissance et votre fortune. Ce don Miguel de Cisnero* est un 
joli fourbe! Je suis heureux de vous connaître; vous serez 
le maître de cette maison. 

dona inès. Suis-je digne d'être votre fille? Je vous baise 
les mains mille fois. 

dox pedro. Venez dans mes bras, je vous donne ma 
011e. 

dora inès. Je remercie le ciel de mon bonheur 1 

DORA JUANA, embrassant dona Inès. D6 Cette SOrtO VOUS U'aUreZ 

plus de jalousie contre la voisine. 

dona inès. Je renonce aux soupçons; votre amour m'a 
convertie. 

dosa juana. Je m'acquitte ainsi envers vous. 

SCÈNE XII 
Ces Mêmes, QUINTANA. 

quintana. Don Gil, mon maître, est-il ici? 

dona juana, bas à Quintana. Quintana, as-tu l'argent de la 
lettre de change? 

quintana. Oui, en or pur et bien trébuchant. 

dona juana, à inôs. Je viendrai ici vers la nuit; pne cir- 
constance forcée m'oblige à m'éloigner de votre beauté. 

don pedro. Gela ne retardera pas, j'espère, le mariage; 
car il y aurait péril. 

dora juana. Cette nuit, je suis résolu à conclure cette 
union. 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 419 

don pidro. Mon Inès sera votre femme. 
dona juana. Vous m'avez redonné du courage. Je reviens 
aussitôt. 
quintana. Subtile imagination t 
dona juana, bu à Quinuna. Je n'en ferai rien. 
quintana. Allons, Juana, Elvire, don Gilt 
dona juana. Je suis en effet don fiil, Elvire et Juana. — 

(Opfia Juioa sort, luivie 4e Quintana.) 

SCÈNE XIII 
DON PEDRO; DONA INÈS, P ..i. DON MARTIN et OSORIO. 

don pedro. Quel aimable garçon que ce don Gilt II m'a 
plu infiniment. Que l'autre fourbe se présente maintenant, je 
te promets qu'il verra l'effet de ses impostures 1 

don martin, à Osono, au fond du théâtre Où ces lettres ont-elles 
pu se perdre? Si tu le sais, réponds! 

osorio. Puis-je le savoir? Ne les avez-vous pas Ities aux 
environs de la maison du comte? 

don MARTIN. As-tu bien regardé depuis là-bas jusqu'ici? 

osorio. Il n'est pas un seul point que je n'aie visité. 

don martin. Vit-on jamais un homme plus malheureux? 
mes lettres et mon argent perdus 1 

osorio. Supposez que vous l'avez joué au lieu d'acheter 
des parures et des bijoux. 

don martin. Tu n'as peut-être pas bien regardé? 

osorio. Avec toute l'attention possible. 

don martin. Eh bien, retourne sur tes pas; il peut se faire 
que tu les retrouves. 

osorio. Joli espoir l 



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420 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

don martin. Non. Va plutôt chez le marchand pour qu'il 
n'accepte pas les lettres de change. 

osorio. Gela vaut mieux. 

don martin. Un homme comme moi, perdre un paquet de 
lettres! 

osorio. Voici votre prétendue. 

don martin. Elle va m'accabler de ses dédains. 

osorio. Faites des vœux pour que le marchand n'ait pas 
payé! 

(Il sort.) 
DON MARTIN, avançant rers don Pedro. Oh! Seigneur. (A part.) DÎS- 

simulons mon ennui. 

don pedro. Est-ce une action digne d'un gentilhomme, 
don Miguel, de me tromper sous un nom supposé? Est-il 
bien de vous donner pour don Gii d'Albornoz quand vous 
êtes don Miguel, et, avec mille ruses, de chercher, après 
avoir dérobé des papiers, à voler à votre ami son nom, son 
honneur et sa femme? 

DON MARTIN. Que ditOS-VOUS? 

don pedro. Ce que je dis? Prenez garde que je ne vous 
punisse de vos intrigues comme vous le méritez. Si vous 
vous nommez don Miguel de Gisneros, pourquoi changez- 
vous votre nom ? 

don martin. Moi ! je ne puis vous comprendre. 

don pedro. Gomme vous dissimulez bien! 

don martin. Moi, don Miguel? 

don pedro. Nous savons que vous êtes de Burgos. 

don martin. C'est un grand mensonge! 

dona ires. Belles défaites! Tenez vos serments à doua El- 
vire, ou nous dirons à la justice quel fourbe vous êtes. 

don martin. Vous m'avez trouvé dans un moment de 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 421 

bonne humeur, quand j'ai perdu ma raison et mon argent. 
Quel est l'auteur d'une si aimable plaisanterie? 

don pkdro. Apprenez, seigneur don Miguel, que le véri- 
table don Gil sort d'ici, et qu'il a gagné dans mon estime 
tout ce qu'a perdu votre crédit. 

don màrtin. Quel est ce don Gil maudit? 

don pedro. Don Gil le vert. 

dona inès. Celui qui a toute mon affection. 

don pedro. Retournez à Burgos pendant qu'il va ge ma- 
rier, et cessez de feindre cet étonnement. 

don martin. Que le diable soit avec vous, amen! au moyen 
de don Gil ou du premier sorcier venu... Écoutez-moi... 

dona inès, à «on père. Ne répondez plus, seigneur; nous le 
ferons punir comme le roi des fourbes ! 

(Dofta Inès et don Pedro sortent.) 

SCÈNE XIV 
DON MARTIN, P uu OSORIO. 

don martin. Quel est ce chaos! Ce don Gil invisible me 
poursuit sans relâche, et j'ai beau le chercher, je ne puis ja- 
mais l'atteindre... Je suis si furieux, que, pour me trouver 
en face de lui, je donnerais tout ce que je possède. Moi, de 
Burgos ! moi, don Miguel I 

osorio, entrant. Nous avons bien réussi I 

don martin. As-tu parlé au marchand? 

osorio. Il aurait mieux valu que non I Un don Gil, ou un 
démon, a pris tout l'argent. Ce doit être un enchanteur. 

don martin. Don Gil? 

osorio. D'Albornoz, c'est ainsi qu'il a signé sa quittance, 
que Solier m'a montrée. 

24 



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m THÉATBE D£ TIRSO DJS MOLIW*. 

don h ahtin. Ce don fîil sera ma raine t 

osorio. Solier dit qull est tout vêtu de vert, renseigne- 
ment qui pourra vous aider à recouvrer ce qu'il voua a en- 
levé» 

don martin. Ce don Gil me fera perdre l'esprit! Rien ne 
m'empêchera de croire que quelque démon a pris cette 
forme pour m'obliger à me perdre, et que c'est lui qui m'a 
volé les papiers qu'il a remis au marchand) 

osobio. Il emploiera toutes les ruses : un adroit ennemi a 
mille tours dans son sac. 

don martin. Jésus t que le diable emporte ce don Gil I 



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TROISIÈME JOURNÉE 



SCÈNE PREMIÈRE 

Une dalle dans la maison de don Martin. 
DON MARTIN, QUINTANA. 

don martin. Ne m'en dites pas davantage. Il me suffit, et 
c'est trop pour mon malheur, Quintana, si dona Juana est 
morte; juste vengeance que le ciel a tiré de ma cruauté, de 
mon ingratitude et de mon oubli. C'est moi qui l'ai tuée et 
non sa maladie! 

quintana. Permettez que je vous raconte les détails de sa 
mort. 

don martin. Le mal vole avec des pieds de plume; le bien 
marche avec des pieds de plomb. - 

quintana. J'arrivai, très-satisfait, porteur de votre mes- 
sage, qui ne m'a pas donné le succès que j'en attendais. Le 
couvent fut dans la joie, dona Juana parut à la grille; je 
lai dis que dans peu de jours vous seriez auprès d'elle et 
que ses soupçons n'étaient pas fondés} elle lut trois fois 
votre lettre, et, comme elle allait détacher quelque joyau 
pour me récompenser de l'heureuse nouvelle (beaucoup de 
bruit pour peu d'effet), on vint lui annoncer l'arrivée de son 
père prêt à changer son bonheur en deuil en vengeant son 
honneur. Il y eut choc entre la joie et là dofciletir, entre l'es- 



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484 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

pérance et la crainte, et comme elle était en état de gros- 
sesse, le coup fut si soudain, qu'elle mit au monde aussitôt 
une naine informe, et elle, au premier cri du petit monstre, 
s'écria : « Adieu, don Mar.... » et la dernière syllabe de votre 
nom expirant sur ses lèvres, elle trépassa comme un petit 
oiseau. 

don martin. N'achève pas. 

quintana. Cela me serait impossible quand je le voudrais, 
parce que, dans un si grand chagrin, j'ai l'âme sur les lè- 
vres et qu'un soupir la ferait envoler. 

don. martin.' Maintenant qu'il n'y a plus de ressource, 
oses-tu, crainte téméraire, chasser l'oubli de mon cœur et 
t'emparer de lui? Est-ce le temps des pleurs et des sou- 
pirs? 

quintana, à part. J'ignore où doit aboutir une si grande 
somme de mensonges. 

don martin. N'est-il pas possible que ce soit l'innocent 
esprit de dona Juana qui, voulant me punir de mon amour 
pour Inès et de mon ingratitude, ait pris la figure de ce don Gil 
pour combattre mes projets? car cette persécution qui m'at- 
teint en tout lieu ne peut être qu'une chose surnaturelle. Le 
chercher dans chaque rue et dans chaque maison, et n'arri- 
ver jamais à le découvrir, le voir prendre mon nom, tout 
n'est-il pas une preuve que c'est son âme qui demande ven- 
geance ? 

quintana, à part. Voilà qui est bon. Il croit que dona Juana 
est une âme en peine, rien de mieux; mais il en faut tirer 
profit, et je dois donner dans son extravagance. (Haut.) J'avais 
cru jusqu'ici ce que j'entendais raconter depuis le jour 
où mourut ma maîtresse, que c'était un rêve qui vous pour- 
suivait; mais depuis que je sais de votre bouche que l'âme 
de dona Juana ne vous laisse pas de trêve, ce qui se passe à 
• Valladolid ne m'étonne pas. 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 4*5 

don martin. Et que dit-oa ià-bas? 

quintàna. Je crains de vous scandaliser. Pourtant il n'est 
personne dans la maison de mon maître qui ose dormir seul, 
excepté moi, depuis le jour où trépassa la pauvre femme, 
parce qu'elle leur apparaît sous un costume d'homme, disant 
qu'elle souffre sous cet habit de don Gil, parce que vous- 
même, caché sous ce nom, vous ayez causé ses malheurs. 
Son père la vit une nuit vêtue en homme et tout habillée de 
vert, prétendant qu'elle était à votre recherche; et quoique 
le bon vieux ait fait dire cent messes pour elle, on affirme 
qu'elle n'a pas cessé ses apparitions. 

don martin. Je suis la cause de ses plaintes. 

quintàna. Est-il donc vrai, seigneur, qu'on vous appelle ici 
don Gil? 

don martin. Monoubli et mon ingratitude ont voulu, ami, 
que je me nommasse ainsi. Je vins dans cette ville' pour me 
marier, et faisant injure à sa beauté, enviant les richesses 
d'une certaine dona Inès qui vient elle-même de me punir 
de ma cruauté, je me transformai en don Gil; Ta varice et la 
cupidité de mon père, Quintàna, sont coupables de ces mal- 
heurs. 

quintàna. Puisque vous ne doutez pas que ce ne soit l'âme 
de dona Juana qui répande la terreur dans Valladolid et qui 
ourdisse les trames qui vous épouvantent à Madrid, com- 
ment pensez- vous à épouser dona Inès? 

don martin. Si dona Juana n'est plus, et puisqu'un père 
avare m'a ordonné d'accomplir cette triste union, ne pas la 
conclure serait en quelque sorte une honte pour moi. 

quintàna. Gomment en sortirez- vous, si une âme du pur- 
gatoire fait la cour à dona Inès et vous enlève l'espoir de ce 
mariage? 
don martin. Les messes et les prières adoucissent les 

24. 



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m THEATRE DE TIRSO DE MOLINA, 

âmes, et elles finissent par les apaiser. Allons, pour cette 
circonstance, j'en ferai dire mille au Carmen et à la Vic- 
toria. 

ôuintaha, à pari. Ces messes, don Gil, te porteront vivant 
dans la gloire éternelle. 

(Ils sortent.) 

SCÈNE II 

Dans la maison de don Pedro* 
DOfiA INËS, CARAMANCHEL. 

dona inès. Où est votre maître? 

caramanchel. Le sais-je, moi, quand je mettrais des lu- 
nettes et quand je le regarderais avec plus d'yeux qu'un 
paonl Est-ce un ciron, pour qu'on le perde ainsi de vue? 
J'ai beau le chercher et l'appeler, il ne me répond pas et se 
donne du bon temps dans ses chausses vertes; je l'ai vu ici 
il n'y a pas deux credo, et quoique je l'eusse là devant moi, 
il m'a passé entre les doigts comme la monnaie de Valence) 
mais cela ne l'empêche pas, le niais, d'aller chez une de vos 
voisines qui l'attrape dans ses filets. 

dona inès. Don Gil aime notre voisine? 

caramanchel. Une certaine dona Elvire, depuis que je le 
sers, lui lance de telles œillades qu'il se meurt pour elle. 

dona inès. Vous savez cela, vous? 

oaramanchbl. Je sais au moins que, la nuit dernière, il 
Ta passée dans ses bras* 

dona inès. La nuit dernière? 

caramanchel. Et tant d'autres, ne vous en déplaise; car, 
quoiqu'il soit imberbe, le don Gil est vert par ses œuvres 
comme par son nom. 



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DON GIL AUX CHAUSSE9 VERTES. «7 

dona inès. Vous êtes un grand hâbleur et tous mentet. 
Cette dame a une bonne renommée et elle est très-ver- 
tueuse. 

càramànchêl. Vrai ou faux, ce que je sais, je le sais par 
Ini-môme et par ce papier que je porte à doua Elvire. (n 
nonm m pa P i«.) Sa maison est fermée, et en attendant qu'il y 
rentre page, écuyer ou fille de chambre (elles savent tontes 
ce qui se passe) et que je puisse remettre mon message, je 
suis entré chez vous pour voir si je n'y trouverais pas mon 
maître. 

dona inès. Ce message est de don GilT 

OARAMANCHEL. OUÏ. 

dona inès. Ce doit être un billet doux. 

CARAMANCHEL. Tâchez de lire par là. (il entre-b&ille la lettre.) 

Moi qui ai toujours péché par la curiosité, j'ai lu ce que j'ai 
pu. (u«uit.) N'y a-t-il pas là : Inès.,, je vais... plaisir... à con- 
tre-cœur... Ne lisez-vous pas là : J'attends avec impatience, et 
plus bas : Ce soir... amour... à dona... Et par ici : Tout à 
vous... Et puis : Le ciel vous garde... Voyez, quel creuset que 
ce petit papier. Tout cela, ce sont des morceaux d'argent. 
Jugez de la pièce par l'échantillon. 

dona inès, loi arrachant la lettre. Au moins je connaîtrai la per- 
fidie d'un traître et d'un ingrat ! 

caramanchel. Arrêtez ! Rendez-moi ce papier.; don Gil me 
cherchera querelle. 

dona inès. Impur messager, je vais appeler et te faire 
donner mille coups de pied. 

caramanchel. Un âne en donne deux et non pas mille. 

dona inès, usant. « Je n'ai nulle joie et nul plaisir, si ce n'est 
auprès de vous; je vais à contre-cœur chez Inès. J'attends 
avec impatience le moment où je pourrai vous témoigner 
mon amour, et quoique ce soir je doive me rendre chez dona 



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428 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

Inès, ne soyez pas jalouse, je suis tout à vous; vous qui 
êtes mon seul maître, que le ciel vous garde 1 » Quelle 
agréable lettre! Elle ressemble à celui qui l'a écrite, si in- 
fâme qu'il fait regretter don Miguel. Il va chez Inès à con- 
tre-cœur! Juste ciel 1 n'est-ce pas révoltant? Je suis un repas 
que Ton goûte à contre- cœur, et dona Elvire un lutin qui 
provoque l'appétit? 

caramanchel. Le miel n'est pas fait pour la bouche de... 
et cœtera. 

dona inès. La colère qui me possède est telle, que si le 
perfide était là, il verrait qui je suis 1 

un valet, entrant. Ma maîtresse, dona Clara, vient vous 
rendre visite. 

dona inès. C'est aussi une conquête de cet amant que je 
hais. Je promettrai ma main à don Juan, s'il le tue. (a cara- 
manchei.) Portez votre lettre à cette femme, objet de sa préfé- 
rence, quoiqu'elle ne soit pas aussi chaste que Lucrèce; pour 
un homme aussi déloyal, un mets qui a été servi sur une 
autre table suffit. 

(Elle sort.) 

caramanchel. Malepeste! le piment qu'emporte dona Inès, 
un Anglais ne l'avalerait pasl Que j'ai mal fait de lui mon- 
trer ce papier! J'ai manqué de prudence; mais je me suis 
purgé à son service; pour les gens de ma condition, un se- 
cret est une dose de rhubarbe. 

SCÈNE III 

QUINTANA, DONA JUANA, en costume d'homme. 

quintana. Il fera dire des messes pour vous, pensant que 
vous êtes une âme en peine. 
dona juana. Suis-je doùc autre chose? 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 429 

quintana. Mais il n'abandonne pas ses prétentions snr 
dona Inès. 

dona juana. Hélas! j'ai écrit à mon père que je meurs de 
la main de don Martin ; je lui dis que, pour me punir du 
crime d'être son épouse et de l'aimer toujours, il m'a donné 
un coup de poignard et m'a abandonnée dans la ville d'Al- 
corcon ! ; que c'est son amour pour dona Inès qui l'a porté à 
se défaire de moi. J'ajoute qu'il se fait passer pour don Gil 
d'Albornoz pour cacher sa faute; que tout cela est le juste 
châtiment d'une fille désobéissante qui, au prix de son hon- 
neur et malgré les ordres d'un père absent de sa patrie et 
de sa maison, a causé tous ses chagrins ; mais que cependant, 
si je mérite encore quelque pitié, il doit, après ma mort, 
venger mon honneur perdu. 

quintana. Pourquoi toute cette complication? 

dona juana. Pour que mon père parte de Valladolid et 
vienne à Madrid demander raison de ma mort à don Martin. 
Mon devoir, Quintana, est de poursuivre, si je le puis, mon 
séducteur par tous les moyens, afin que mon adresse ou la 
crainte me le ramène. 

quintana. Dieu me garde de vous avoir pour ennemie! 

dona juana. C'est ainsi qu'une femme doit se venger. 

quintana. Je vais lui raconter d'autres incidents sur votre 
mort. 

(Il sort.) 



1. AlcorcoD, ancienne ville à deux lieues de Madrid, aujourd'hui 
hameau. 



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4M THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA, 

SCÈNE IV 
DOfiA JUANA, DOSA CLARA. 

doAa clara. Seigneur don Gil, il aurait été juste (en 
homme bien élevé) de me consacrer un jour, que dis-je, un 
jour? une heure, un-instant. J'ai une maison comme doua 
Inès; le ciel m'a aussi donné du bien, ei je sais aimer comme 
elle. 

dona juana. Vous m'aimeriez? 

dona clara. Pourquoi non? 

dona juana. Si j'avais su mon bonheur, croyez, belle 
dofia Clara, que, pour me l'assurer, je l'aurais disputé à tous. 
Mais comme je connais le peu que je vaux, je n'ose me ha- 
sarder, car je suis un peu provincial. Par le ciel ! le jour où 
je vous vis au jardin, mon cœur, nouvelle salamandre, fut 
à vous, et vous emportâtes un lambeau de mon âme. Mais 
j'ignore où vous habitez, quels galants soupirent pour vous, 
et quels sont les hommages que vous daignez admettre. 

dona clara. Vraiment? Eh bien, apprenez que j'habite à 
la grillé de Saint-Louis ', que mes soupirants sont au nombre 
de mille; mais que celui qui me parait le plus aimable est 
vert comme l'espérance, et qu'il se nomme don Gil. 

dona juana. Que je vous baise les mains (a porte à 8 « 8 le™ ia 
main de dona clara) pour compléter cettefaveur inestimable ! 

1. Rue de Madrid, près de la Puerta del Sol. 



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DON GIL MJX CHAUSSES VERTES. 4SI 

SCÈNE V 
Les Mêmes, DOSA INÈS, an fond du théit*. 

dona inès, à eiie-méme. Mon père m'a fait appeler, et j'ai dû 
laisser seule un instant ma cousine... Mais que vois-je? Ciel! 
ce perfide, cet ingrat don Gilt lui dont je suis jalouse et qui 
est tout le portrait de ma rivale! Il a baisé la main de ma 
cousine. N'est-il pas incroyable qu'un homme si jeune ait 
tant d'audace ! Comme il provoque ma colère t Je veux écou- 
ter d'ici ce qui se passe entre eux deux. 

dona clara. Enfin vous mourez d'amour pour moi! JBon 
mensonge ! 

dora juan±. Pour Dieu ! ne me traitez pas de la sorte. De- 
puis le jour où je vous aperçus, belle dona Clara, dans ce 
jardin qui s'ouvrit pour mon bonheur, je n'ai pas vu une 
claire matinée ni une nuit tranquille et sûre; car en l'ab- 
sence de la lumière de votre beauté, qui est le soleil de mon 
amour, tout est nuit pesante et obscure. 

dona clara. Vous ne le prouvez pas en visitant dona 
Inès, qui vous plaît et vous intéresse seule. 

dona juana. Moi, amoureux de dona Inès? 

dona clara. Sans doute. 

dona juana. Vive Dieu! c'est une femme froide et laide. 

dona inès, à part. Comme il me traite ! 

dona juana, à part. Si dona Inès m'entendait ! 

dona inès, à part. Et dona Clara le croirait? 

dona clara. Mais si vous n'aimez pas ma cousine, pour- 
quoi êtes-vous toujours ici? 

dona juana. C'est un hommage que vous rend celui à qui 
vous avez ravi la liberté et qui ne peut vivre loin de vos 



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432 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

yeux; comme j'ignorais votre demeure et que votre souvenir 
brûlait toujours en moi, je venais ici de temps en temps, es- 
pérant vous y rencontrer quelquefois. 

dona claba. C'est une manière délicate d'excuser votre . 
amour. 

dona juana. L'excuser? 

dona clara. Vous n'aviez qu'à vous informer de ma maison 
à dona Inès. 

dona juana. C'eût été lui donner de la jalousie. 

dona clara. Je ne veux pas aller au fond de la vérité; je 
confesse que je vous aime et que vos froideurs m'ôtent le 
repos et le Sommeil; si vous m'aimez réellement, offrez-moi 
votre main. 

dona juana. Prenez-la comme celle d'un époux, et pour 
reconnaître la faveur que vous me faites, je baise la vôtre. 

dona inès, à pan. Et je souffre cela ! 

dona clara. Ma cousine m'attend. Adieu 1 venez me voir 
aujourd'hui. 

dona juana. Je- viendrai. 

DOfiA clara. Pour causer à notre aise de ce mariage. 

(Elle sort.) 

dona juana. Puisque j'emploie la séduction, j'espère que 
tout finira bien. Allons parler à dona Inès. 

SCÈNE VI 
DONA JUANA, DONA INÈS. 

doka inès. Fourbe, imposteur, aussi inconstant qu'une 
plume au vent et qu'un liège sur la mer, ne te suffit-il pas 
d'avoir trompé dona Elvire, indifférente à la considération 
du monde, faut-il nous envelopper aussi, dona Clara et moi, 



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DON G1L AUX CHAUSSES VERTES. 433 

dans tes mensonges? Ta abuses trois femmes avec un 
amour simulé? Ce bel exploit finira donc par trois mariages, 
et tu seras le sultan de l'Espagne? Contente-toi, ingrat, infi- 
dèle, de dona Elvire (reliefs du festin de don Miguel). Quand 
tu lui écrivais ce billet que j'ai lu avec douleur, tu t'empa- 
rais d'un fruit qu'un autre avait entamé, d'un vêlement 
qu'un autre avait déchiré. 

dona jûana. Que dites- vous, mon bien? 

dosa inès. Ton bien? Dona Elvire qui te reçoit la nuit 
dans ses bras, te répondra pour moi. Que la foudre vous 
extermine 1 Amen! 

dosa juana, i pan. Caramanchel lui a montré la lettre que 
je m'écrivais à moi-même, et je m'en applaudis. Qu'elle 
éprouve à son tour le mal qu'elle m'a fait souffrir. (Haut.) 
Vous, jalouse d'Elvire? Songez à ce que vous dites 1 

dona ines. La défaite est bien trouvée. Dites cela à 
dona Clara, puisqu'elle se contente de votre amour, de votre 
promesse et de votre foi. 

dona jdana. Tout ceci vous a donc chagrinée? Vous nous 
avez vus? Mais ce n'était qu'une plaisanterie pour vous 
tourmenter; vous avez donné dans le piège. Parlez-moi, 
tournez vers moi ces soleils; allons, leur lumière est ma 
vie. 

dona inès. Vous avez dit : « Vive Dieul dona Inès est 
froide et laide. » 

dona juana; Croyez-vous que je l'aurais dit si ce n'eût été 
pour me moquer de dona Clara? 

dona inès. Si j'ai tant de défauts, don Miguel m'aime, et 
en l'épousant je punirai dona Elvire. Don Miguel est d'hon- 
nête maison, et son bon sens enfin lui a suffisamment 
prouvé qu'il avait tort d'aimer une femme si méprisable et 
si volage. J'épouserai don Miguel, je vais le dire à mon père. 
S'il y consent comme moi, je l'épouse aujourd'hui. 



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434 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

dona juana, à part. Gela ya très-mal! (iuut.) Avec de pareils 
moyens ne frappez-vons pas sur une ombre? Écoutez-moi. 

dona inès. Si j'appelle, un laquais vous jettera en bas de 
cet escalier. 

dona juana. Pour Dieu l Quelque cruelle que vous soyez, 
vous devez écouter ma justification et la preuve de ma 
fidélité. 

dosa inès. Personne n'osera-t-il donc tuer cet infâme ? 
Ahl ce sera don Miguel! 

dona juana. Il est ici? 

dona inès. Vas-tu combiner une nouvelle intrigue? Il est 
ici, tu meurs de peur, (pariant trèi-bant.) Cet homme est don Gil, 
celui qui trompe trois femmes à la fois. Don Miguel, ven- 
■ gez-moi de lui; je vous épouse. 

dona juana. Écoutez 1 

dona inès. Meure ce cruel don Gil t (Appelant.) Don Miguel ! 
- dora juana. Je suis Elvire, laissez là ce don Miguel. 

dona inès. Qui? Vous? Dona Elvire? 

dona juana. Ne me reconnaissez-vous pas à la figure et à 
la voix ? 

dona inès. Vous n'êtes pas don Gil d'Àlbomoz? 

dona juana. Non, ne criez pas. 

dona inès. Est-il une situation pareille ? Vous, dona Elvire? 
Autre mensonge l vous êtes don Gil. 

dona juana. Ses habits et sa ressemblance ont causé tout 
le dommage. Si vous ne me croyez pas, je vous donnerai 
des preuves. 

dona inès. Mais quel but avait ce mensonge? 

dona juana. Vive Dieu ! je regrette de n'être pas don Gil, 
car nous voici toutes deux embarquées dans un joli chemin ! 

dona ines. Enfin, dois-je vous croire ? Je ne vis jamais 
plus grande ressemblance. 

dona juana. J'ai pris ce déguisement pour vous éprou- 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 435 

ver et pour voir si vous aimiez don Miguel; c'est ainsi qu'un 
pénible soupçon m'a donné de la jalousie contre vous. Pen- 
sant que tous aimiez don Miguel, je m'écrivis à moi-même 
la lettre que ce valet vous a montrée, croyant qu'elle était 
de don Gil; je lui dis de vous la remettre par un moyen dé- 
tourné, et d'observer si vous montriez de la jalousie, et si 
vous cherchiez à m'enlever don Miguel. 

dona inès. Étrange habileté) 

dona juana. Qui m'a réussi. 

dona inès. C'est vous qui avez écrit la lettre? 

dona juana. Et j'ai pris le costume de don Gil, qui est 
toujours amoureux de vous et plein de jalousie 

dona inès. Don Gil amoureux et jaloux de moi? 

dona juana. Gomme il a su mon aventure avec don Mi- 
guel, il ne songe pas à la maîtresse d'un autre. 

dona inès. Je suis confuse et je doute encore. 

dona juana. C'était bien imaginé. 

dona inès. Sans doute; mais je ne puis croire que vous 
soyez une femme. 

dona juana. Comment vous persuader? 

dona inès. Nous agirons ainsi : vous pouvez reprendre les 
vêlements de votre sexe; nous verrons comment vous les 
portez. Venez, je vous donnerai l'un des miens; sous ce tra- 
vestissement, je vois toujours en vous un homme et non ma 
voisine. Dona Clara est sans doute partie? 

dona juana. Elle sera bien étonnée. 

dona inès, à pan. Quelle femme-homme! Le son de sa voix, 
son air et son visage me disent pourtant que c'est don Gilt 

(Elles sortent. 



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436 THEATRE DE TIRSO DE MOLINÀ. 

SCÈNE VII 
DON JUAN, CARAMANCHEL. 

don juan. Vous êtes au service de don Gil d'AIbornpz ? 

CARAMANCHEL. Je sers uu maître que je ne puis rencontrer 
depuis quinze jours que je mange son pain. Je l'ai aperçu 
deux ou trois fois depuis ce temps. Voyez quels bons rap- 
ports nous avons ensemble! Dira-t-on qu'il a d'autres pages 
et laquais que moi? Moi seul et un vêtement vert d'où il a 
tiré son surnom (ses chausses sont le berceau de sa famille) 
nous constituons tout ce qu'il possède, au moins à ce que 
j'en sais. Il est vrai qu'il m'a payé comptant jusqu'à ce jour 
ma nourriture et mes gages en me donnant cent réaux; mais 
j'aimerais mieux servir un maître qui m'administrerait à 
chaque instant un « Holà, Gara manchelt nettoyez -moi ces 
souliers; savez- vous comment a dormi dona Grimalda? allez 
chez le marquis lui emprunter pour moi son cheval alezan ; 
demandez à Valdès quelle comédie on joue demain » et au- 
tres choses qui occupent un laquais. Enfin j'ai un maître qui 
ressemble au mulet de Vamba, qui ne dort, ne mange ni ne 
boit, et qui pourtant marche toujours. 

don juan. Ton maître doit être amoureux? 

caramanchel. Très-amoureux. 

don juan. De dona Inès, la maîtresse du logis ? 

caramanchel. Elle l'aime de tout son cœur, mais c'est 
peine perdue, car il y a ici un ange mitoyen. Quoique je ne 
l'aie pas vue, la belle est, d'après le dire de mon maître, aussi 
jolie que moi, et cela suffit. 

don juan. Tu trouves ? 

caramanchel. Je tiens cela de race. Je lui porte cette 



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DÛN G1L AUX CHAUSSES VERTES. 437 

lettre, mais ils sympathisent tellement tous les deux que ja- 
mais on ne trouve chez elle dona Elvire ou dona Urraca, ni 
personne qui puisse vous répondre. Voilà qu'il se fait tard, 
onze heures de la nuit; il n'est pas probable qu'une main 
charitable vienne me débarrasser de ma lettre. 

don juan. Et tu crois que dona Inès répond à Pamour de 
donGil? 

cabamanchel. Si bien qu'en ouvrant ce message et con- 
naissant par lui ce qu'il écrit à Elvire, elle a donné des 
signes de folie. 

don juan. Et moi je meurs de jalousie. v Vive Dieu! dût- il 
m'en coûter ma vie et ma fortune, j'arracherai Inès à tous 
les don Gil qui me poursuivent ! 

caramanchel. Brave Achille ! 

don juan. J'exterminerai, si je le puis, tous les don Gil I 

(Il sort.) 

SCÈNE VIII 

DOfiA JUANA, en costume de femme, DONA INÈS, 

CARAMANCHEL. 

dona inès. Je suis déjà, pour mon malheur, victime de 
ma folle imagination ; je souhaiterais que vous fussiez don 
Gil, et votre stratagème me plairait fort. Dona Elvire, je ne 
vis jamais pareille ressemblance; mon cœur ravi retrouve 
en vous tous ses traits. 

dona juana. Je sais qu'il doit venir cette nuit se prome- 
ner sous vos fenêtres et qu'il vous adore. 

dona inès. Ah t Dona Elvire, voici l'heure. 

caramanchel, à part. J'ai entendu nommer dona Elvire. 
C'est sans donte celle qui est là près de dona Inès. C'est le 



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438 THÉÂTRE DE TIBSO DE MOL1NA. 

diable qui l'amène ici, car étant avec dona Inès, j'aurai de 
la peine à lui remettre le billet que lui a écrit don Gil, et que 
dona Inès a déjà lu. Frère Caramanchel, tu sens les coups 
de bâton 1 

dona inès. Holà l que cherchez- vous ici? 

caramanchel. Ètes-vous dofla Elvire? 

DONA JUANA. Oui. 

caramanchel. Jésus ! que Tois-je? Don Gil vêtu d'une 
basquine et d'une coiffe de femme! Je ne porte plus votre 
havre-sac t Gil le jour, Gilette la nuit! ô mon mignon 1 si- 
lence ! 

dona juana. Que dites-vous ? Avez-vous perdu l'esprit? 

caramanchel. Ce que je dis ? Je dis que vous êtes don 
Gil, aussi vrai que Dieu a fait cette lampe. 

dona juana. Moi, don Gil? 

caramanchel. J'en fais serment. 

dona inès. Pensiez- vous que je serais la seule qui se trom- 
perait à cette ressemblance? 

caramanchel. On donne des coups de fouet en Espagne 
pour moins que cela. Quel est cet homme-femme? La honte 
de son lignage? 

dona inès. Cette dame est dona Elvire. 

caramanchel. Mon maître ou ma maîtresse ! je demande 
mon congé; faisons nos comptes. Je ne veux pas d'un maître 
portant la robe et les chausses, homme et femme tout à la 
fois, qui voudrait que je fusse laquais et servante. Plus de 
maître hermaphrodite ; on n'est pas en même temps chair et 
poisson. Dépêchons la visite et adieu. 

dona juana. De quoi vous étonnez- vous? Pensez- vons 
que votre maître ait tort de m'aimer parce que je lui res- 
semble? Parlez, dona Inès ! 



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DON GiL.AUX CHAUSSES VERTES: 439 

dona inès. On dit d'ordinaire que la ressemblance est une 
cause de l'amour. 

caramanchel. Oui, mais autant que cela, non, pardieut 
Vous me la donnez belle, seiïora! 

dona juana. Et si avant une heure don Gil vient ici, et 
que vous nous voyiez tous deux l'un près de l'autre, que di- 
rez- vous? 

caramanchel. Que j'ai parlé par la bouche d'une oie. 

dona juan a. Il viendra et vous lui parlerez humblement 
à lui-môme, connaissant la vérité. 

caramanchel. Avant uneheure? 

dona juana. A votre grande stupéfaction. 

garamanghel. Alors je me tais. 

dona juana. Descendez dans la rue, et toutes deux nous 
nous mettrons au balcon pour le voir. 

GARAMANGHEL. Je descends dans la me. (il gliise sa lettre à «ona 

juana.) Il m'a remis ceci pour vous; mais j'ai refusé l'ambas- 
sade pour dona Inès. 

dona juana. C'est mon amie. 

garamanghel, & part. Don Gil est, quoi qu'il en dise, le 
comte Partinuplès. 

(Ils sortent.) - 

SCÈNE IX 

Une rue. — Il fait nuit. 

DON JUAN, en manteau. 

J'arrive pour exterminer ces don Gil, qui, par de lâches 
moyens, veulent ruiner mes espérances. Ils sont deux. Nul 
doute que l'un des deux ne vienne rôder sous le balcon de sa 
maîtresse. Ou ils me tueront, ou il n'en restera pas un! 



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440 THEATRE DE TiRSO DE MOLINA. 

SCÈNE X 
DON JUAN, CARAMANGHEL, P u» DOfiA INÈS 

«t DON A JUANA, en costume du femme à la fenêtre. 

caramanchel, àpart. Je viens attendre don Gil, qui rôde sans 
doute dans les rues voisines. Pardieu! quand je le verrais, 
non deux fois mais mille, je ne le croirais pas. 

dona mes, au balcon. Comme il fait chaud ! 

dona juana. Le temps et l'amour ravissent les sens! 

dona ines. Si mon don Gil paraissait ! 

dona juAhA. En doutez-vous? (a part.) Vaidivieso va venir 
me chercher, et je pourrai, sous mon costume d'homme, 
jouer en bas le rôle de don Gil. 

don juan. Je recueille le prix de mes peines. Si la voix ne 
me trompe pas, c'est ma chère Inès qui est là au balcon. 

dona inès. J'entends quelqu'un. Si c'était notre don Gil 
d'Albornoz ? 

dona juana. Parlez-lui et vérifiez votre doute. 

caramanchel. Un rôdeur est là. Si c'était mon don Gil en- 
chanté ? 

don juan, à pan. Allons, ma langue, déliez-vous et parlez. 
(Haut.) Hé 1 là-haut ! 

dona inès. Etes-vous don Gil ? 

DON JUAN, le visage caché dans ion manteau. Je SUiS don Gil; en VOUS 

voyant, je vois le printemps, qui peut tempérer l'ardeur qui 
me dévore. 

dona inès. C'est me dire, dans un style délicat, que je suis 
de glace. 

caramanchel, à part. Ce don Gil-là est bien lourd ; le mien 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 441 

parle dans an meilleur diapason, si toutefois il n'a pas 
changé depuis hier. 

don juan. Le ciel me découvre mon bonheur. 

dona inès. Enfin, dans le même instant, Je vous brûle et je 
vous glace. 

don juan. L'amour brûle, la jalousie glace. 

dona juana, à pan. C'est sans doute don Martin. C'est vai- 
nement, ingrat, que tu m'évites! 

dona inès, à part. On dirait que ce n'est pas lui. (Haut.) Étes- 
vous don Gil aux chausses vertes? 

don juan. Yous ne m'avez pas reconnu ? 

caramanchel, i part. Ni moi, pardieul 

DOflA inès. Comme j'ai deux prétendants... 

don juan. Lequel préférez- vous? 

dona inès. Vous, quoique vos paroles me fassent douter 
encore. 

don juan. Je parle bas et caché dans mon manteau, parce 
que c'est ici un lieu de passage. 

SCÈNE XI 

Les Mêmes, DON MARTIN, avec un *êume„i «n, OSORIO. 

don martin, à part, & osorio. Osorio, que dona Juana, morte 
comme on l'assure, soit celle qui me persécute et qui désire, 
selon l'avis de Quintana, que je n'épouse pas dona Inès, ou 
bien qu'un autre amant déguisé ait usurpé mon nom pour 
voir s'il est aimé, tout cela me bouleverse la raison. Dona 
Inès peut-elle l'aimer parce qu'il est mieux tourné que 
moi? 

osorio. Non, certainement. 



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442 THKATUE DE TïRSO DE MOL1NA. 

don martin. Parce qu'il est plus sensé? Ta connais ma 
réputation à Valladolid. Parce qu'il est plus noble? J'ai dans 
mes veines le sang des Guzman. Parce qu'il est plus riche? 
J'ai huit mille ducats de rente, et d'ailleurs, parmi les gens 
bien nés, c'est une honte de n'apprécier que le vil intérêt. 
Est-ce seulement parce qu'il est arrivé ici avec un vêtement 
vert? Il m'a élé facile d'en faire autant. 

osorio. Quelle folie ! 

don martin. Que dis-tu? 
. osorio. Que cela n'a pas le sens commun ? 

don martin. Quoi qu'if en soit, je veux être comme lui et 
que Ton m'appelle don Gil aux chausses vertes. Retourne à 
la maison; je veux aller parler à don Pedro. 

osorio. Je vous attends là-bas. 

(Il 8ort.) 



SCÈNE XII 

Les Mêmes, moins OSORIO. 

dona inès, à don Juan. Don Gil, discret et lier, vous aimez 
peu et je vous aime beaucoup. . 

don martin, à pan. Comment, don Gil? C'est là sans doute 
mon rival. Si c'était dona Juana? La pensée que c'est son 
âme en peine change mon courage en crainte. Je n'ai pas 
envie de me mêler des affaires de l'autre monde. 

dona inès, toujours à don Juan. Il me semble qu'il y a ici quel- 
qu'un. 

don juan. 1 Je vais reconnaître qui cela est. 

dona inès. Pourquoi ? 

don juan. Ne voyez-vous pas, mou lues, qu'un homme 



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DON GIL AUX CHAUSSfcS VERTES. 44» 

nous regarde et qu'il s'arrête. Je lui dirai de passer son che- 
min. Attendez-moi pendant ce temps. Hé ! cavalier ! 

don martin. Qui va là? 

don juan. Passez votre chemin. 

don martin. Pourquoi, si j'ai ici ma maîtresse? 

don jdan, i part. C'est le don Gil qu'Inès abhorre; je l'a 
reconnu à la voix. 

garamanchbl. Gomme un alguasil viendrait bien à propos, ~ 
et comme il perd un beau duel! 

don juan, i don Martin. Don Gil le blanc ou le vert, voici en- 
fin l'heure tant désirée par moi et toujours évitée par vous! 

don martin, à pan. Celui qui m'a ainsi reconnu caché dans 
mon manteau n'est pas un êtfe humain; c'est l'âme de dona - 
Juana. 

don juan. Montrez votre amour, don Gil ; ce sont les 
cœurs vils qui tremblent quand ils sont amoureux. 

caramanchel. Cet autre s'appelle aussi don Gil? Les deux 
font la paire. Mais ce n'est pas mon petit don Gil qui parle- 
rait ainsi. 

don martin, répée à la main. Allons, don Gil, dégainez! 

caramanchel. Ils sont deux, ou je perd s la cervelle. 

dona inès. Un autre don Gil est venu? 

dona juana. Ce doit être don Miguel. 

dona inès. Vous avez raison, ce doit être lui. 

dona juana. Tant de gens se nomment comme moi ! (a P r 
Je ne reconnais pas ce dernier venu. 

don juan. Tirez donc votre épée, ou je serai impoli. 

don martin. Je ne tire pas répée contre les morts ni con- - 
tre les âmes; je me bats quand le corps et Pâme sont unis. 

don juan. Vous voulez dire que je suis mort de la crainte 
que vous m'inspirez? 



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f 



4U THEATRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

don martin. Si vous jouissez de la vue de Dieu, comme 
j'en suis certain, ou si vous faites votre salut, dona Juana, 
que cherchez-vous Si vous êtes en peine, s'il faut des messes 
pour vous délivrer, Je confesse mon ingratitude, et plût à 
Dieu que mon amour pût vous ressusciter l il vous payerait 
les fautes de mon peu v de bon sens. 

don juan. Qui? moi dona Juana? moi mort? moi une âme 
en peine? 

dona juana, k pan. Joli incident t bonne plaisanterie! x 

caramanchel. mes chères âmes, sainte Suzanne, sainte 
Pélagie, sainte Hélène! 

dona inès. Qu'est-ce que cela, dona Elvire? 

dona juana. Quelque fou ! Écoutez et regardez ! 

caramanchel. Des âmes errantes la nuit et en peine, je 
tombe en pâmoison ! 

don juan. Tirez l'épée, don Gil, ou je ferai quelque mal- 
heur! 

caramanchel. Oh ! si Ton pouvait s'envoler en fumée ou 
s'échapper par une cheminée ! 

don martin. Ame innocente, par cet ardent amour que tu 
éprouvas pour moi et dont j'ai gardé le souvenir, c'est assez 
me punir! Si pour m'effrayer tu as pris un corps appa- 
rent; si en te donnant à Madrid pour don Gil tu veux me 
déshonorer; si sous ce nom et sous ce déguisement tu parais 
aussi à Valladolid, trouvant ta vengeance insuffisante; par 
l'enfant mal venu que tu as mis au monde, n'augmente pas 
mes insomnies ! Ame! cesse de me persécuter! Je n'ai jamais 
entendu dire qu'il y eût de la jalousie dans l'autre monde. 
Enfin, quelque figure que tu prennes, sois vivante ou sois 
morte, ou moi-même je mourrai, ou j'épouserai dona Inès. 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES 445 

SCÈNE XIII 

Les Mêmes, moin» DON MARTIN. 

don juan. Vive le ciel ! il s'en est allé, esquivant la pro- 
position par le plus nouveau subterfuge qu'on ait jamais vu ! 

caràmanchel. Caràmanchel laquais d'une âme en peine ! _ 
Gela manquait. C'est donc pour cette raison que je ne le 
trouvais pas quand je le cherchais ! Jésus mille fois ! 

dona juana, à dona inè.. Amie, j'ai une affaire urgente; Val- 
divieso m'attend en bas. Poursuivez votre entretien, puisque 
don Gil est là. 

dona. inès. Attendez, une de mes servantes vous accom- 
pagnera. 

dona juana. Pourquoi, puisque je suis à deux pas de 
chez moi? 

dona inès. Prenez au moins un manteau. 

dona juana. Merci, dona Inès, je partirai sans manteau et 
sans joie. 

(Elle dif parait du balcon.) 

don juan. Je retourne à mbn poste, pour voir si le petit 
don Gil rôde aussi de ce côté. 

dona inès, à don Ju*n. Votre hardiesse, don Gil, a failli vous 
coûter cher. 

don juan. L'amour qui manque d'audace n'est pas de l'a- 
mour, c'est un déshonneur. Écoutez, j'entends quelqu'un. 



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446 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

SCÈNE XIV 

LES MÈMKS, DONA CLARA, velue en homme et en «ostume vert. 

dona clara.. Ma jalousie pour don Gil me donne le cou- 
rage de venir ici sous ce travestissement, malgré la frayeur 
que j'éprouve. Je joue donc le rôle d'un amoureux, pour 
voir si celui que j'aime rôde autour du balcon de dona Inès 
et me trompe. Il va me répondre lui-même. 

don juan. Attention, je saurai qui est celui-là! 

(Il s'éloigne du balcon, et dona Clara s'en approche.) 

dona clara. Il y a quelqu'un à la fenêtre; glissons-nous 
jusque-là, et si par* hasard dona Inès y attend don Gil, je 
me ferai' passer pour lui, afin de vérifier mes soupçons ja- 
loux. (Appelant.) Eh ! vous qui êtes sur ce balcon! Si un don Gil 
qui vous adore peut obtenir la grâce de vous parler, belle 
senora, je suis don Gil aux chausses vertes comme mon 
espérance ! 

caramanchel. Un autre Gil entre dans la danse. Dieu fait 
pleuvoir aujourd'hui des don Gil. 

dona inès, à part. Celui-ci est le don Gil que j'aime, je le 
reconnais à sa voix flûtée. J'ai sans doute été trompée par 
don Juan, qui est celui à qui j'ai parlé jusqu'à ce moment. 

don juan. Celui-ci est le don Gil idolâtré: 

dona inës. Hélas ! j'ai peur que cet audacieux don Juan 
ne me le tue. 

DON JUAN, s'approcbant da dona Clara. Je me félicite, seigneur don 

Gil, que vous soyez venu dans cette rue pour recevoir la 
récompense que vous méritez. 

dona clara. Qui êtes-vôus, vous qui me faites de si belles 
promesses? 



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DUN GIL AUX CHAISSKS VERTES. 447 

don juan. Gelai qui va vous tuer. 

don a glara. Hetuer? 

don juan. Oui, et je me nomme don Gil, quoique vous 
ayez inventé que l'on m'appelle don Miguel. J'aime dona Inès 
et je prétends à sa main. 

dona clara, à p«t. Maudite soit la rencontre! Dona Clara, 
il y va de la vie! 

SCÈNE XV 
Les Mêmes, DONA JUANA, en costume d'homme, QUINTANA. 

dona juana. Je veux voir ce que devient cette intrigue; et 
si dona Inès est encore au balcon, je lui parlerai. 

quintana. Votre père arrive en ce moment à Madrid. 

dona juana. Quintana, persuadé que don Martin m'a tué 
à Alcorcon, il vient demander justice. 

quintana. Tenez-le pour certain. 

dona juana. Il y a du monde dans la rue. 

quintana. Attendez, je saurai qui. 

DONA* CLARA, à don Juan. VOUS êtes don Gil ? 

don juan. Et dona Inès est ma dame. 
dona clara. Bonne invention. 
dona juana. Eh ! cavaliers, livrez-moi passage! 
don juan. Qui êtes-vous 1 
dona juana. Don Gil. 

caramanchel. En voilà quatre; nous irons à mille. Cette 
rue est endiablée. 
don juan. Il y a déjà ici deux don Gil. 
dona juana. Avec moi, cela fera trois. 
dosa inès. Ciel ! où est celui que j'aime? 



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448 THEATRE DE TIRSO DE MOLINA. 

don jcan. Je suis don Gil aux chausses vertes. 

dona glara, à part. Ma frayeur s'est changée en jalousie. 
Sans doute, il m'a trompée; je veux me venger de lui. (s'a- 
dreuaataux autres.) Je suis le seul don Gil aux chausses vertes. 

quint ana. Vous perdez votre nom; il a enfanté trois don 
Gil pour vous jeter la cape. 

dona juana. C'est moi qui suis don Gil, le vert ou le 
gris. 

dona inès. Quelle chose étrange ! 

don juan. Je garde ce passage; allez- vous-en tous, ou je 
vous tue! 

DOUA juana. Voilà un piquant aplomb, par ma foi! 

quintana, iirani son épée. Je mettrai votre courage à Té- 
preuve. 

(Ils en tiennent aux mains; Qointana blesse don Jnan.) 

don juan. Ciel l je suis mort ! 

dona juana. Pourquoi tant de présomption ! Va dire à dona 
Inès que c'est don Gil aux chausses vertes qui t'a frappé. 

(Don Juan, dona Juana et Qointana sortent.) 

dona clara. Je pars désespérée par la jalousie. Mais il 
m'a donné sa foi et sa promesse; il faudra qu'il accomplisse 
ce qu'il a juré. 

(Elle sort.) 

dona inès. Don Gil m'a vengée de don Juan; je l'aimerai 
encore plus. 

(Elle se retire du balcon.) 

caramanchel. Je marche sur les don Gil. Quatre ont rôdé 
autour de ce balcon; c'est l'âme amoureuse qui m'a pris à 
ses gages, qui a, du fond du purgatoire, appelé à son aide 
cette gilerie. Mais voici le jour qui paraît; je m'en vais 
épouvanté. Jésus ! Jésus ! j'ai servi une âme en peine l 

(21 s'éloigne.) 



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DON G1L AUX CHAUSSES VERTES. 449 

SCÈNE XVI 
DON MARTIN, *êiu de wr t. 

Rues de Madrid, images de la confuse Babel, toujours 
foulées par le mensonge : flatteuses pour le riche, sévères 
aux pauvres, maisons de la méchanceté habitées par le vice, 
pourquoi le ciel ne cesse-t-il de mettre sur mon chemin un 
don Gil pour mon malheur? Arbres de cette promenade 
dans les bras desquels le vent agite les feuilles endormies, 
et qui verriez finir mes angoisses si des lacets pendaient de 
vos branchés; aimables ruisseaux dont ces champs reçoivent 
les baisers qui humectent leurs sables roses, puisque vous 
savez parler, que vos ondes répètent que je trouve toujours 
sur mon chemin un don Gil pour mon malheur 1 Quel crime 
ai-je commis pour que je rencontre un ennemi jusque dans 
mon ombre? Quel est ce châtiment invisible qui m'épou- 
vante? Pourquoi don Gil fait-il évanouir mes projets? Par 
quel hasard prend- il le même nom que moi? Pourquoi est-- 
il toujours sur mes pas? Est-ce afin que je dise qu'il se 
trouve sur mon chemin un don Gil pour mon malheur? Si je 
demande la main de doua Inès, il la demande comme moi et 
il me l'ôte; si l'on m'écrit, c'est lui qui reçoit mes lettres, et 
il s'en sert pour en venir à ses fins; si on me doit de l'ar- 
gent, j'apprends en arrivant que c'est lui qui l'a touché! En- 
fin, je ne sais plus où je vais ni ce que je fais, parce qu'il se 
trouve toujours sur mon chemin un don Gil pour mon mal- 
heur l 



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450 THÉÂTRE DE TIRSO DE MOL1NA. 

SCÈNE XVII 
DON MARTIN, DON DIEGO, QÛINTANA, on Alguasil. 

quintana, à l'aigouii. Voici le faux don Gil que l'on connaît 
dans son pays pour être don Martin de Guzman, celui qui a 
tué dona Juan a, ma maîtresse. 

don diego. Oh t qui pourra teindre dans son sang détesté 
mes cheveux blancs ! Celui qui est noble n'outrage pas ! Sei- 
gneur, emparez-vous de lui ! 

l'alguasil. Rendez- moi vos armes! 

DON MARTIN. Moi ? 

l'alguasil. Oui. 

DON MARTIN. A qui ? 

l'alguasil. A la justice. 

don martin. Quel est ce nouveau dédale? Quel crime ai-je 
commis? 

(Il rend son épée et sa dague.) 

don diego. L'ignores-tu, traître? Toi qui as tué ta mal- 
heureuse femme! 

don martin. Quelle femme? Je lui promis le mariage et 
je partis pour cette ville; on dit qu'elle portait un enfant 
dans son sein; si elle est morte dans le couvent de San- 
Quirce, est-ce ma faute ? Vous, Quintana, ne savez-vous pas 
la vérité? 

quintana. La vérité est que vous avez poignardé votre 
innocente épouse, qu'elle est enterrée à Alcorcon, deman- 
dant au ciel contre vous une juste vengeance, comme autre- 
fois Abel. 

don martin. Que dis-tu, traître? 

l'alguasil. Qu'est-ce que cela? 



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DON G1L AUX CHAUSSES VERTES. 451 

don martin. Si l'on ne m'avait pris ma dague, je te perce- 
rais le cœur et te couperais la langue. 

don Diego. Qu'importe que tu nies, si cette lettre affirme 
ton crime! 

(Il loi présente on papier.) 

don martin. Une lettre de dona Juana 1 

(Il la Ut tout bas.) 

don diego. Vois ce qu'elle contient. 

don martin. Jésus! Moi, je l'ai tuée à Alcorcon? moi, je 
suis allé à Alcorcon? 

don diego. Il suffit. Laisse la les excuses! 

l'alguasil. Vous vous expliquerez en prison. 

don martin. Si elle était à San-Quirce, comme le dit cette 
autre lettre de sa main et signée d'elle, dites, comment ai-je 
pu lui donner la mort à Alcorcon? 

don diego. Parce que tu portes des lettres fausses comme 
tu portes un faux nom. 

SCÈNE XVIII 
Les Mêmes, DON ANTONIO, GELIO. 

don antonio. Voici don Gil, vous le reconnaissez à son 
costume vert. 

gélio. Oui, et ces hommes l'appellent du nom de don Gil. 
(s'atmcant mi don Martin.) Seigneur don Gil, nous venons vous 
sommer de tenir la promesse que vous avez faite à notre 
cousine dona Clara, que vous avez abusée. 

don diego. C'est sans doute pour cette femme qu'il a tué 
son épouse? 

don martin. Rondez-moi mes armes, je mettrai un terme 
à cette existence, puisque mes malheurs n'y suffisent pas. 



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45* THÉÂTRE DE TIRSO DE MOLINA. 

don antonio. Dona Clara ne réclame pas votre mort, car 
elle tous aime et veut vous épouser. 

don mabtin. Quelle dona Clara? Il ne s'agit pas de moi. 

don antonio. L'excuse est bonne! Vous n'êtes pas don Gil? 

don martin. On me nomme ainsi à Madrid, mais je ne suis 
pas don Gil aux chausses vertes. 

don antonio. N'êtes-vous pas vêtu ainsi ? 

célio. Il faut mourir ou tenir la parole que vous avez 
donnée! 

don diego. Le bourreau lui ôtera la vie avant un mois, 
sur un écharaud, en place publique. 

célio. Comment? 

l'alguasil. Il a tué sa femme. 

célio. Ah! traître! 

don martin. Oh! si la mort dont on me menace pouvait 
venir mettre un à mes maux ! 

SCÈNE XIX 
Lbs Mêmes, FABIO, DÉCIO. 

fabio. Voilà celui qui a frappé don Juan dans la querelle 
de tout à l'heure. Un âlguasil est avec lui. 

décio. L'affaire est grave; seigneur âlguasil, mettez ce 
gentilhomme en prison. 

Doft martin. Encore cette disgrâce 1 

l'alguasil. Je l'y conduis; mais pourquoi me dites- vous 
de l'arrêter? 

fabio. Il a blessé don Juan de Tolède cette nuit, près de la 
maison de don Pedro de Mendoza. 

don martin. J'ai blessé don Juan, moi ? 



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DON GIL AUX CHAUSSES VERTES. 45S 

quint an a. Prenez garde qu'il De s'échappe ! 

don Martin. Quel don Juan? De quelle maison, de quel 
coup d'épée parlez- vous ? Quelle est cette persécution? C'est 
Tâme en peine de dona Juana qui cause toute cette con- 
fusion. 

don diego. Enfin vous l'avez tuée? 

l'alguasil. Allons! en prison! 

quintana. Attendez, voici deux dames qui descendent de 
carrosse et qui viennent à propos pour éclaircir ces ténè- 
bres. 

SCÈNE XX 
Les Mêmes, DONA JUANA, e» homme, DON PEDRO, DONA 

INÈS, DONA CLARA, en femme, DON JUAN, le bm en écharpe. 
DONA JUANA, >e jetant dans les bras de don Diego. Mon Cher pèrel *. 

don pedbo. Qu'est cela? qui êtes- vous? 
DOfiA juana. Dona Juana, votre fille! 
don pedro. Tu vis encore? 

DOffA JUANA. Je Vis. 

don diego. Ce n'est donc pas toi qui as écrit cette lettre? - 
dona juana. J'ai agi ainsi pour vous amener à Madrid, où 
se trouvait don Martin, sous le nom de don Gil. Il voulait 
épouser dona Inès, à qui 'j'ai conté mon histoire, et qui 
vient ici pour terminer toutes nos disgrâces. C'est moi qui 
suis le don Gil supposé, mis en renom par ses chausses 
vertes, et redouté comme une âme en peine, (a don Martin.) 
Pour tout concilier, donnez-moi votre main. 

don martin. Chère dona Juana, je baise la vôtre, et suis 
heureux de voir par vous cesser toutes mes persécutions. 
J'ai vu la mort de près. Quintana a été contre moi. 



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.454 THEATRE DK TIRSO DE MOL1NA. 

dona juana. Il a détendu mon honneur. 

don mabtin, & don Diego. Pardonnez à mon ingratitude, sei- 
gneur! 

don diego. L'ennemi qui cherchait votre mort vous presse 
dans les bras d'un père. 

don pedro. Gela nous tire d'affaire et éclaircit le mystère 
de don Gii, d'Ëlvire et de Juana. La blessure de don Juan 
n'est rien. 

don juan. Je suis demeuré vivant pour voir dona Inès 
me récompenser. 

dona inès. Vous êtes le maître de mon cœur et de ma 
maison. 

don pedro. Don Antonio épousera la belle dona Clara. 

dona glaaa. Don Gil aux chausses vertes m'a trompée 
comme tout le monde. 

don antonio. Il a concouru à mon bonheur, puisque vous 
récompensez mon amour. 

don diego. Don Martin, vous êtes mon fils. 

don Martin. Je n'attends plus que mon père pour le ma- 
riage. 

SCÈNE XXI 

LES MÊMES, GARAMANGHEL, relu d'image* de uini*, atec une multitude 
de petites bougie* allumée* sur son chapeau, nn chaudron pendu au eon et un gou- 
pillon à la main. 

caramanghel. Priez pour l'âme de mon maître, qui est en 
peine dans ses chausses. 

dona juana. Caramanchel, es-tu fou? 

garamanchel. Je vous ai conjuré par toutes les plaies de 
l'hôpital. Retirez-vous î 



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DON GIL AUX CHAUSES VERTES. 455 

dona juana. Niais ! je suis ton don Gil bien vivant/ corps 
et âme. Ne vois-tu pas que je vis avec tout le monde et que 
je ne fais peur à personne? 

caramanchbl. Enfin, êtes- vous homme ou femme? 

dona juana. Je suis femme. 

caramanchbl. Cela aurait suffi pour embrouiller trente 
univers ! 

SCÈNE XXII 
Les Mêmes, OSORIO. 

osorio. Don Martin, votre père est arrivé. 

don pbdro. Et il n'est pas descendu chez moi ? 

osorio ; Il vous y attend. 

don pedro. Allons, et nous ferons à la fois les trois ma- 
riages. 

dona juana. Pour mettre fin à l'histoire de don Gil aux 
chausses vertes. 



fin. 



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NOTE 



Un registre manuscrit des archives de l'État contient le 
document suivant relatif aux appointements que recevaient 
les acteurs espagnols qui jouaient à Paris sous te règne de 
Louis XIV, lesquels appointements leur étaient payés par 
M. d'Aligre, conseiller de Sa Majesté et trésorier des Menus- 
Plaisirs. 

« A Simon Aguado, un des comédiens de la troupe espagnole en- 
tretenue par Sa Majesté, tant pour luy que pour ses compagnons, 
savoir, 1,500 livres pour leur entretenement pendant le mois de jan- 
vier 1663, cy 1,500 livres. 

» 810 livres pour neuj comédies qu'ils ont repré- 
sentées devant sa dite Majesté, cy 810 — 

» Et 630 livres pour le louage de leur logement 
pendant ledict moys, cy. . . . . 630 — 

» Total pour le mois de janvier 1663. .. . 2,940 livres. 

» Février (9 représentations) 2,940 — 

» Mars (entretien et logement) 2,130 — 

On n'a pas joné à cause du carême. 

» Avril (6 représentations) 2,670 — 

» May (4 représentations) 2,490 — 

» Juin (7 représentations) 2,760 — 

» Juillet (9 représentations) 2,940 — 

» Aoust (8 représentations) 2,850 — 

>» Septembre (8 représentations; 2,850 — 

» Octobre (6 représentations) 2,670 — 

» Novembre (2 représentations) 2,310 — 

» Décembre (5 représentations) 2,580 — 

» Total pour Tannée 1663 32,130 livres. » 

Ainsi l'entretien, pendant une année, dune troupe com- 
plète, ne revenait au roi Louis XIV qu'à la modique somme 
de 32,130 livres. Un seul acteur de quelque renom coûte- 
terait aujourd'ui plus que cette somme, et s'il chantait, il 
coûterait plus du double. 



20 



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TABLE 



Introduction 1 

Le Séducteur de Séville et le convive de pierre. (El Burlador 

de Sevilia y convidado de piedra.) 37 

La Sagesse d'une femme. (La Prudencia eh la muger.) 113 

La Paysanne de Vallécas. (La Villana de Vallécas.) 195 

Le Damné pour manque de foi. (El Condenado por desconfiado. ) 297 

Don Gil aux chausses vertes. (Don Gil de las calzas verdes.).. 373 



£ftris. I, 




inds-Augustltis, 5* 

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